XXII

Zerk n'était pas encore un bon cuisinier mais il progressait. Son gigot était à point, et les haricots en conserve acceptables. Danglard servit du vin largement et Adamsberg se donna le temps du dîner avant d'aborder de nouveau l'affaire. Ses adjoints l'avaient compris et faisaient allègrement basculer la conversation d'un sujet à l'autre, ce qui ravissait Zerk, qui n'était guère plus doué que son père pour les joutes verbales. Ce qui reposait également Adamsberg du conglomérat d'algues qui, pour l'heure, ne perdait rien de sa densité ni de sa noirceur.

Ils se regroupèrent avec leurs cafés autour de la cheminée fumante, Danglard occupant sa place coutumière, à gauche. Adamsberg à droite, pieds sur un chenet, Veyrenc au centre.

— Votre impression ? demanda Adamsberg.

— Il semblait sincère, dit Danglard.

— Autant qu'au cours de notre déjeuner quai de la Tournelle, dit Veyrenc, sceptique, tandis qu'il nous cachait qu'il tenait le rôle de Robespierre. Ce qu'il n'était d'ailleurs pas obligé de nous révéler.

— Il y a peut-être un troisième bouchon au fond de la bouteille, dit Adamsberg.

— Il existe des bouteilles à neuf bouchons, cela s'est vu, dit Danglard en se versant un nouveau verre.

— Pas pour vous, commandant.

— Les bouchons ne m'effraient pas, en effet. Ils sautent dans mes mains comme des bestioles apprivoisées.

Zerk avait trop bu, il dormait sur la table, le front sur les bras.

— Il prétend tirer les ficelles du personnage, dit Adamsberg, le jouer à la tribune et donc se jouer de lui. Mais quand il était Robespierre ce soir, quand il s'est mis en rage face à moi, quand ces mots lui ont échappé, « traître », « hypocrite infâme », « bâtard et fils du peuple », il ne me semblait pas alors que le petit Château était aux commandes. Comme si, une fois en habit — il en portait un bleu, celui qu'Il avait revêtu le jour de la fête de Dieu…

— De l'Être suprême, corrigea Danglard.

— Comme si, continua Adamsberg, le petit Château devenait alors perméable, poreux, absorbant le personnage sans rien en maîtriser. Robespierre entre en lui comme il veut et, à ces moments, il n'y a plus de François Château. Plus rien. Contrairement à ce qu'il a tenté de me faire croire. Là encore, il m'a menti. Et pourtant il souffrait. Et son sourire faisait mal.

Ce sourire fait mal, récita Danglard. La passion qui visiblement a bu tout son sang et séché ses os, laisse substituer la vie nerveuse, comme d'un chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme ou peut-être d'un reptile qui se raidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux. L'impression toutefois, qu'on ne s'y trompe pas, n'est point de haine ; ce qu'on éprouve, c'est une pitié douloureuse, mêlée de terreur.

— C'est une description de Lui ?

— Oui.

— Où as-tu pêché l'idée de rechercher les prénoms de sa famille ? demanda Veyrenc.

— Pour que Château soit autant pétri de l'homme, j'ai supposé une éventuelle filiation. À ce moment, je ne savais pas que Robespierre n'avait pas eu d'enfant.

— Aucune descendance, réassura Danglard. Les femmes et tout ce qui se rapportait à la sexualité le terrifiaient. C'est sur cette base qu'il a fondé sa notion récurrente de « vice », sans en avoir conscience bien sûr. Il a perdu sa mère à six ans, et cette mère, allant de grossesse en grossesse, n'a guère eu le temps de voir l'enfant Maximilien avant de mourir en couches. Après son décès, le père modèle, le bon avocat d'Arras, a déserté la maison puis définitivement disparu, abandonnant ses quatre enfants. À six ans, Maximilien devenait chef de famille, sans avoir reçu une once d'amour. L'enfant se figea, dit-on, et on ne le vit plus jamais jouer ni rire.

— Est-ce que cela ne correspond pas assez bien à Château ? dit Veyrenc.

— Plutôt bien, même.

— À l'état nu, dit Adamsberg, je veux dire, quand Château quitte l'enveloppe de Robespierre, il paraît plutôt asexué.

— Si Robespierre n'avait pas croisé la Révolution, dit Danglard, il eût peut-être, petit avocat à Arras, ressemblé en effet à notre Château. Talentueux et pétrifié, exalté et bâillonné. Sans jamais pouvoir approcher une femme. Et pourtant, Dieu sait si elles l'aimèrent follement. Mais non, pas de descendance. Pas un des quatre enfants Robespierre n'a porté fruit. Peut-être Maximilien a-t-il dérogé quelques fois, ou même une seule fois, avant de devenir Robespierre. On en doute beaucoup.

Danglard s'interrompit, songeur, puis sourcils froncés, comme un animal hésitant, soudain insatisfait et sur le qui-vive.

— Nom de Dieu, dit-il. Château ! Non, ne dites rien, cela va m'échapper.

Le commandant appuya son verre sur ses lèvres, fermant à moitié les yeux.

— J'y suis, dit-il. C'est cette histoire de rumeur. Et je l'avais tout à fait oubliée. Elle a manqué me filer entre les doigts comme les chats du jardin.

— Allez-y commandant, dit Adamsberg, tirant une cigarette de son paquet personnel.

Il le laisserait à Zerk demain et lui en volerait d'autres. C'était celles de son fils qu'il convoitait. Mais on ne vole pas un homme endormi.

— Il existe une rumeur persistante sur un fils caché de Robespierre, expliqua Danglard, qui serait né en 1790. Il s'appelait Didier Château.

— Château ? dit Adamsberg en se redressant.

— Comme Château.

— Continuez, commandant.

— Il s'appelait même François Didier Château. François, comme François. On n'a qu'une seule « preuve » de cette ascendance, et c'est une lettre. En 1840, quand François Didier Château a alors cinquante ans, le président de la Cour d'appel de Paris, rien de moins, sollicite avec force un emploi pour lui. Lui qui n'est pourtant qu'un simple aubergiste de province. Comment l'humble François Didier Château, « bâtard et fils du peuple », a-t-il pu nouer une telle relation avec le puissant président parisien ? C'est une première énigme. Dans une lettre au préfet, ce président demande que l'on confie à l'aubergiste le relais de poste de…

Danglard frotta son front, puis se redressa et avala une gorgée de vin blanc.

— De Château-Renard, dans le Loiret, compléta-t-il d'une voix brève avec soulagement. Mieux que cela, le président de la Cour signale que son protégé est également recommandé par des personnalités telles que le juge de paix, le maire, des châtelains. Qu'avait donc cet aubergiste pour s'attirer tant de hauts défenseurs ?

— Une réputation, dit Veyrenc.

— Exactement. Car dans sa réponse, négative, le préfet… Passez-moi votre ordinateur, commissaire.

— Voici, reprit Danglard après quelques instants : … Or, le sieur Château que vous voulez bien me recommander est le fils naturel de Robespierre. Notez avec quelle assurance le préfet l'affirme, sans le moindre doute. Je reprends. Il n'est pas responsable de sa naissance, je le sais, mais malheureusement son origine a influé d'une manière fâcheuse sur ses opinions et sa conduite et il est tout ce qu'il y a de plus radical.

Danglard posa l'ordinateur au sol et croisa les bras, souriant et satisfait.

— Quoi d'autre, Danglard ? demanda Adamsberg, stupéfait, et penché vers son adjoint comme vers une lampe magique d'Aladin.

— Peu de chose, mais tout de même. Après la mort de Robespierre, la mère de François Didier s'est réfugiée à Château-Renard avec son fils de quatre ans. Des bruits circulaient-ils ? A-t-elle eu peur pour son fils ? Risquait-il sa vie ? C'est très possible. On craignait bien, quelques années plus tôt, que l'enfant du Temple ne représente une menace. Celle de la voix du sang qui s'éveille et vient clamer vengeance. Comme celles des suppliciés de la tour du Creux.

— C'est quoi, l'enfant du Temple ? demanda Adamsberg.

— Le fils de Louis XVI.

— Quoi d'autre sur le fils caché ?

— On possède une description physique de lui, quand il était dans l'armée de Napoléon. Rien de probant mais rien non plus de contradictoire avec son supposé père. J'entends par là que ce n'était pas un géant au nez aquilin et aux yeux noirs. Non, il mesurait moins d'un mètre soixante, il avait des yeux bleus et des cheveux clairs, un petit nez et une petite bouche.

— C'est vague en effet.

— Mais, seconde énigme : cinq ans après avoir échoué à devenir maître du relais de poste, notre aubergiste devient directeur des voitures publiques. Des diligences d'État ! Comme cela, dit Danglard en claquant des doigts. Hautes relations, toujours. C'est tout, je n'ai plus rien dans ma besace.

— C'est beaucoup, Danglard. L'affirmation du préfet n'est pas mince.

— Je n'y crois pas, dit Danglard. Que Robespierre ait couché avec une femme. Qui nous dit que cette Denise Patillaut — c'est le nom de la mère, cela me revient à présent —, enceinte hors mariage, ne s'est pas vantée de cette paternité illustre pour atténuer l'opprobre de sa condition de fille-mère ? Ensuite, la famille Château aura pérennisé la légende. Jusqu'à notre actuel François. S'il est bien un descendant de ce François Didier.

— Nous avons un autre élément, dit Veyrenc. Sa ressemblance inouïe avec Robespierre.

— On ne saura jamais, dit Danglard. Ni nous, ni la famille Château. Pas de comparaison ADN possible, les restes de Robespierre furent finalement dispersés dans les catacombes de Paris.

— Mais le plus important n'est pas la vérité, dit Adamsberg en calant de nouveau ses pieds sur le chenet. C'est que les Château y aient cru. Que le grand-père s'y soit accroché dur comme fer, comme ses ancêtres avant lui. Qu'ils aient maintenu la flamme, entretenu le culte. Dès lors, que croit notre François ? Qu'il est un descendant de robespierristes, comme il me l'a raconté, ou bien de Robespierre lui-même, en chair et en os ? Cela changerait bien des choses.

— Ce type ment comme un arracheur de dents, dit Veyrenc.

— S'il se pense descendant, dit Danglard, et s'il est notre tueur, pourquoi, je le répète, nous aurait-il écrit ?

— Tout comme son aïeul, dit Veyrenc. Parce que Robespierre ne tue pas en douce, comme un « hypocrite » brigand des bas-fonds. Parce qu'il exécute sur la place publique. Parce que ses morts doivent être exemplaires.

— Il y a donc bien un troisième bouchon, au fond de la bouteille, conclut Adamsberg à voix basse.

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