XXXVIII

Dans la salle de l'auberge, Gunnlaugur les installa d'office près du plus gros radiateur tandis que sa femme Eggrún disposait de petits verres devant chacun. Almar les y attendait en tournant en rond comme un taureau prisonnier, et fit connaître toute son émotion en agitant ses bras en tous sens.

La table était longue, bordée de deux bancs, et les Islandais s'étaient regroupés sans un mot autour du groupe des étrangers. Veyrenc avait demandé un tabouret pour y allonger son pied, devenu bleu, comme la jambe de Rögnvar. Eggrún emplit les petits verres et Adamsberg y trempa un doigt, qu'il goûta.

— Du brennívin ? dit-il.

— C'est obligé, dit Eggrún. Comme on dit, mieux vaut la mort noire que la mort blanche. Des fois.

— On ne serait peut-être pas morts, dit Adamsberg en faisant le tour de ces regards bleus qui les examinaient comme d'improbables rescapés. La brume aurait pu durer dix minutes.

— Dix minutes ou un mois, dit Gunnlaugur.

— Elle va durer deux semaines, diagnostiqua Brestir. Le vent vient de tomber d'un coup.

Brume qui cernait à présent toutes les fenêtres de l'auberge. Elle allait stagner sur Grimsey plus longtemps encore, durant près de trois semaines. Adamsberg hocha la tête et avala son verre de brennívin, qui lui fit monter les larmes aux yeux.

— C'est bien, apprécia Eggrún. Faut boire ça, ordonna-t-elle à Veyrenc et Retancourt, qui s'exécutèrent.

Le silence revint, et Adamsberg comprit que tous attendaient leur récit. Cela leur était dû. Un étranger n'avait nul droit d'emporter un secret venu de l'île du Renard.

— Tu l'as vu ? demanda Rögnvar.

En tant qu'estropié par l'afturganga, chacun considérait comme légitime que Rögnvar ouvrît la conversation.

— Vu, non, dit Adamsberg. J'ai été le saluer sur la pierre tiède, mais sans m'asseoir dessus, exposa-t-il prudemment.

— Salué comment ?

— J'ai posé ma main sur elle. Comme cela, dit-il en appliquant sa paume sur la table en bois.

Ce qui lui rappela brusquement les photographies des paumes des mains qui se pratiquaient à l'assemblée Robespierre.

— Ça va, apprécia Rögnvar. Et il a fait quoi ?

— Une offrande.

— Montre, ordonna Rögnvar.

Adamsberg alla chercher les sachets dans son anorak, espérant que les îliens n'allaient pas les conserver comme butin national. Après tout, c'était à lui que l'afturganga les avait donnés. Et il les avait payés cher. Il les déposa sur la table avec réticence.

— Ouvre, dit Rögnvar.

— Ce n'est pas très propre.

— L'afturganga n'offre pas des diamants. Ouvre.

Adamsberg déposa sur la table le contenu des six sachets, en six petits dépôts séparés. Entre-temps, Retancourt s'était endormie d'un coup, assise, sans vaciller sur le banc. Almar la regardait, stupéfait.

— Elle est capable de dormir debout aussi, contre un arbre, sans tomber, expliqua Adamsberg. Elle en a besoin.

— Bien sûr, dit Rögnvar. C'est elle, hein ?

— Elle quoi ?

— Qui vous a tiré de la mort ?

— Oui, dit Veyrenc.

— C'est à cause de sa force, dit Rögnvar, je te l'avais dit. Elle a pu tenir la brume de l'afturganga à distance avant qu'elle ne vous mange.

— Ça ne la gêne pas pour dormir, quand on parle ? demanda Eggrún, un peu soucieuse.

— Pas du tout, répondit Rögnvar à la place d'Adamsberg, qui triait doucement du bout du doigt ses six petits tas de terre noire.

Il n'y avait pas que le sachet numéro 1 qui renfermait un petit caillou blanc. Mais le 3 et le 6 également. En tout, cinq cailloux blancs. « Le petit Poucet », aurait dit Mordent.

— Et c'est quoi ? demanda Brestir.

— Les restes du campement des douze Français, il y a dix ans, dit Adamsberg.

— Non, dit Gunnlaugur. Rien ne reste, sur cette terre.

— C'était au fond des trous, expliqua Veyrenc. Des trous de piquet qui avaient servi à construire le fumoir à harengs. Ça s'est coincé là-dedans.

— L'afturganga a ses cachettes, dit Rögnvar.

Et Adamsberg n'osa pas dire qu'à son avis, les douze Français ayant campé là, ils avaient mangé là et que, tout simplement, des restes de leurs repas avaient échoué dans les trous. Comme des balles de golf.

— Et c'est ce que tu cherchais ? demanda Rögnvar.

— C'est beaucoup plus, je crois.

— Alors je comprends pas.

— Je peux les laver ? demanda Almar, sourcils froncés. Les petits bouts blancs ?

— D'accord, dit Adamsberg. Mais doucement.

— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? demanda Veyrenc.

Rögnvar avait du respect pour cet homme aux mèches de feu, venues d'un autre monde.

— Pourquoi l'afturganga a voulu vous tuer, dit-il en secouant la tête, grattant ses cheveux. Tu as dû faire une bêtise, Berg.

— J'ai curé le fond des trous à la petite cuillère, et Veyrenc aussi, dit Adamsberg en écartant les mains en signe d'ignorance. On a mis ça proprement dans des petits sachets. Avant, j'ai craché sur le petit morceau blanc, pour le nettoyer un peu.

— Et quoi d'autre ? demanda Rögnvar, insatisfait.

— Je l'ai examiné, je l'ai montré à Veyrenc, je l'ai repris, je l'ai regardé. Et pendant ce temps-là, elle, dit-il en montrant Retancourt — toujours endormie à la manière d'un pilier d'église — elle courait vers nous.

— Ah c'est cela, dit Rögnvar, tu t'es attardé.

— C'est cela, confirma Gunnlaugur.

— L'afturganga t'appelle de très loin, reprit Rögnvar, il t'offre tout cela, et toi, qu'est-ce que tu fais ? Tu t'attardes.

— Et alors ?

— Alors tu t'installes. Il te reçoit, et toi, tu en prends aussitôt à tes aises, tu te crois chez toi. En terrain conquis. Alors forcément.

— Forcément, appuya Gunnlaugur.

— Il te détruit. Il appelle sa nuée blanche et il t'avale.

— Manque de courtoisie ? demanda Adamsberg.

— On peut le dire comme ça, dit Brestir. Une offense. Nul n'habite la terre d'un afturganga plus longtemps qu'il ne le désire.


Almar avait fini de laver les morceaux blancs et les avait soigneusement reposés près de leurs petits tas de terre respectifs. Il fit signe à Adamsberg de le rejoindre au bar. Un signe sobre cette fois, sans excès de gestes.

— Qu'est-ce que tu veux ? demanda Adamsberg.

— Une bière.

— Je te l'offre.

— Prends-en une aussi.

— J'ai assez avec ce brennívin. Il me brûle encore les mâchoires.

— Tu ferais mieux d'en prendre une. Ou un café, alors. Prends un café. Bien sucré.

— Très bien, céda Adamsberg en laissant Almar passer commande à Eggrún, comprenant qu'ici, et en ces circonstances particulières, mieux valait ne pas s'opposer. Pas plus finalement, se rappela-t-il, que dans le café normand du village d'Haroncourt.

— Tu crois que c'est quoi, tes cailloux blancs ?

— Des os de macareux.

Almar avala la moitié de sa bière en commandant d'un doigt au commissaire de faire de même avec son café. Adamsberg sentit une vague de fatigue lui écraser les épaules. À la table, Veyrenc paraissait vaciller de même, et Retancourt dormait toujours. Il reposa sa tasse vide, raclant le sucre brun avec sa cuillère.

— Ce sont les petits os qui s'articulent au bas du membre, dit Almar. J'ai étudié, dans le temps. À Rennes.

— Bien, dit Adamsberg, les yeux mi-clos.

— C'est pas du macareux, dit Almar. C'est de l'homme.

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