XXXVII

Brestir était au poste, et Adamsberg lui tendit les cinq cents couronnes promises. Cette fois, il n'y avait plus dans son regard bleu l'indifférence ironique du matin, mais ce respect dû aux crétins téméraires que l'on ne reverra plus.

— Ici, dit Brestir, le démarreur, ici, la manette de vitesse. Vous serez vent debout, ça souffle plein ouest.

Et sous ce vent qui forcissait, la température affichée était de − 5 degrés, mais le froid ressenti atteignait bien quelque − 12 degrés. Les trois flics étaient engoncés dans leurs vêtements, Adamsberg moins que les autres, qui avait enfilé sous son anorak son vieux gilet de laine de mouton des Pyrénées, feutré par tant de lavages qu'il s'était durci comme une carapace. Il examina le ciel, au plus loin, d'un bleu limpide qui faisait fermer les yeux.

— En mer, ne barrez pas droit devant vous, ordonna Brestir. Les vagues frontales choqueront trop le bateau, vous risquez un sale coup et surtout, ça arrange pas le moteur. Tirez des bords. Qui pilote ?

— Moi, dit Veyrenc.

— Ça ira, dit Brestir, après avoir examiné la silhouette compacte et le visage dense du lieutenant. Équilibrez bien la charge, placez la femme au milieu, conseilla-t-il sans embarras. Qu'elle ne se penche ni d'un côté, ni de l'autre.

Almar traduisit avec gêne, Veyrenc lança le moteur et quitta le petit port en virant vers le sud. Les pêcheurs avaient cessé pour un instant leurs activités, petit groupe d'hommes observant leur départ avec fatalisme. Seul Rögnvar leva un bras pour les saluer.

— Tu l'as bien en main ? cria Adamsberg depuis la proue, pour se faire entendre de Veyrenc dans le sifflement du vent glacé.

— Bon bateau, cria Veyrenc à son tour, stable et souple.

— Vire au nord.

De bord en bord, le bateau zigzaguait en se rapprochant de l'île aux oreilles blanches.

— Tu es certain que tu ne sais pas piéger un phoque ? demanda Adamsberg en criant toujours, serrant sa capuche sur ses oreilles pour les protéger du vent qui les paralysait.

— Jamais fait, dit Veyrenc en souriant, aussi tranquille que s'il conduisait sa voiture vers la brigade.

Il y avait en Louis Veyrenc quelque chose d'immuable, et Adamsberg l'éprouva plus vivement en cet instant. Les réunions de bureau sont peu propices à ressentir l'immuable.

— Vire au sud.

— C'est le moment de s'intéresser à la chasse au phoque ? demanda Retancourt.

— Le moment ou jamais, lieutenant. Vire au nord, accoste en douceur. Ce n'est pas du sable, c'est des galets noirs.

— Je n'ai pas l'intention d'éventrer le bateau, dit Veyrenc en approchant délicatement de la petite plage en ligne parallèle.


Le canot fut halé sur la grève rocheuse, Retancourt en ayant à elle seule soulevé l'avant. Adamsberg demanda une cigarette à Veyrenc — ayant laissé les siennes en dépôt funèbre à Rögnvar —, ôta ses gants et s'abrita derrière la coque pour l'allumer, difficilement.

— Foutaises, dit Retancourt, dont seuls le nez fin et les yeux clairs émergeaient de sa capuche jaune vif.

— Faut obéir à Rögnvar, dit Adamsberg.

— De toute façon, la créature t'attend, observa Veyrenc, que tu fumes ou non.

— Ce n'est pas une raison pour l'indisposer avec notre odeur. Fume, Louis. Question de courtoisie, dirait Danglard. Je fais donc les premiers pas sur la plage. Je pense que le lieu de rendez-vous est à la pierre tiède.

Adamsberg tendit le bras vers la plate-forme où se dressaient encore les restes des baraquements de bois.

— Elle ne peut être que là, dit-il, sur la hauteur. De l'autre côté, c'est la falaise à pic.

À mesure qu'ils traversaient l'assez longue plage, vent debout, les galets faisaient place à de la roche plate, qui s'élevait ensuite sur une pente de quelque vingt-cinq mètres jusqu'aux baraquements. La neige et la glace persistantes par plaques rendaient l'ascension difficile. Retancourt seule atteignit la plate-forme sans avoir accéléré son rythme cardiaque.

— Vrai, dit Adamsberg en soufflant, qu'ils ont arraché les trois quarts du vieux bâtiment pour le brûler. On cherche la stèle. On ne se sépare pas.

— On se sépare, dit Retancourt. Inutile de gâcher du temps. Ça ne fait pas plus de cent mètres de long sur quarante de large. On sera toujours en vue.

— Comme vous voudrez, lieutenant.


Quelques minutes plus tard, Veyrenc, planté près de l'oreille gauche du renard, leur fit un signe du bras. La stèle, à vrai dire partie de la roche, n'était guère plus grande qu'un lit d'enfant, mais lissée, patinée par l'usure des doigts, et couverte d'inscriptions gravées.

— C'est moi l'invité, c'est moi qui commence, dit Adamsberg en s'agenouillant, ôtant son gant et posant sa paume sur la surface noire et un peu brillante. C'est tiède, constata-t-il.

— On a bien fait de venir, dit Retancourt. On le savait déjà.

— C'est écrit en quoi ? À ton avis, Louis ?

— En vieux norrois. Ce sont des runes. Tu veux que je les recopie pour Danglard ?

— Pourquoi pas ? dit Adamsberg. Cela ferait un aimable cadeau de retour. Une respectueuse offrande.

— Pas question, coupa Retancourt, qui scrutait l'horizon vers l'ouest. On ne perd pas de temps, insista-t-elle.

— Très bien, dit Adamsberg conciliant, en se redressant. On cherche où ils ont installé leur bivouac. C'est ce que je veux voir.

— Là, dit Veyrenc en désignant la partie rocheuse de la plage en contrebas. Dans cette enclave, où la base des deux oreilles les abritait un peu du vent. Juste avant le début de la pente. C'est là que je me serais blotti.

— Très bien, dit Adamsberg. On redescend, sur le ventre, si on ne veut pas dévaler tout le raidillon. Il n'est même pas venu, ajouta-t-il d'un ton un peu déçu.

— Ne vous en faites pas, dit Retancourt, il viendra.

Les pieds dérapaient sur les roches qui s'éboulaient parfois sous leur poids, les mains glissant sur les plaques de glace transparentes.

— Quel crétin a dit, demanda Veyrenc en touchant enfin le sol de la plage, que descendre était plus facile que monter ?

— Danglard, répondit Adamsberg. Mais à propos du vin. On cherche l'emplacement de leur feu. Quatorze jours de brasier continu, ça a dû laisser des traces. On avance en ligne, comme pour une battue.

Les deux hommes marchaient lentement en scrutant la surface de la roche, tandis que Retancourt, faisant preuve de la plus parfaite mauvaise volonté, regardait de droite et de gauche sans y croire.

— Et quand on aura trouvé ce feu ? finit-elle par dire. On saura qu'ils ont fait du feu. Ce qu'on savait déjà.

— Ces trous, dit Adamsberg en s'arrêtant, c'est quoi ? Ici, là, là, et encore là, dit-il en marchant plus vite.

De petits orifices de la largeur d'un terrier de rat, réguliers, espacés les uns des autres de quelque cinquante centimètres.

— Ce sont des trous de piquet, diagnostiqua Retancourt. Regardez, ils forment deux lignes parallèles.

— Et donc, lieutenant ?

— Je pense que le gars qui ne voulait pas qu'on lui vole son poisson a installé son fumoir à harengs ici. Parce que faire du feu là-haut, dit-elle en désignant les baraquements sur la hauteur, ça n'a pas de sens. On ne fume pas des poissons dans un bâtiment de bois, à moins de foutre le feu à toute l'installation. Il s'est mis là, à l'abri du vent. Il a construit une structure légère où suspendre les bestioles.

Retancourt s'interrompit pour suivre à grands pas la ligne des orifices.

— Vingt-huit trous de piquet, dit-elle. Un petit bâtiment de quatre mètres sur deux, environ. Nous sommes bien avancés. On a découvert les vestiges d'un fumoir à poissons.

— Comment a-t-il percé ses trous dans une roche pareille ?

— Comme tout le monde, dit Retancourt en haussant les épaules. Il a amorcé à la barre à mine et glissé une petite baguette de dynamite.

— Ah bien, dit Veyrenc. Alors c'est là que le groupe s'est installé. Si le pêcheur avait estimé cet emplacement optimal, les autres aussi. Instinct animal.

— Et il n'y a pas de traces de feu, dit Retancourt. Pas de plaques de roche plus rouges ou noires. En dix ans, la glace a tout rongé. Fin du voyage.

Retancourt avait raison, et Adamsberg, bras croisés, observait le sol en silence. Une surface décapée, muette, où le gel et le vent du cercle arctique avaient effacé tout vestige à la manière d'une brosse en fer.

— Dans les trous, dit Adamsberg. Dans le fond des trous.

Il déposa son sac à dos et en ôta rapidement couverture, conserves, outils, bonbonne de gaz, boussole, jusqu'à ce qu'il trouve une cuillère et des sachets plastiques. Sans s'apercevoir que Retancourt avait tourné son visage vers l'ouest, narines ouvertes, respirant profondément.

— Sors ta cuillère, Louis, aide-moi. Creuse et prélève tout ce que tu trouves, mets ça séparément dans les sachets. L'érosion ne peut pas avoir atteint le fond des trous. Et au fond, ce n'est pas gelé.

— Qu'est-ce qu'on cherche ? demanda Veyrenc en sortant sa propre cantine de son sac.

— De la graisse de phoque. Creuse.

Les trous de piquet ne faisaient pas plus de dix centimètres de profondeur, et les deux hommes en atteignirent le fond facilement. Adamsberg examina le contenu de la première cuillère. Une mélasse charbonneuse, piquetée de grains de roche noire ou rougie.

— Si ce n'est pas noir comme de la suie, dit Adamsberg, laisse tomber. C'est que leur foyer n'était pas là.

— Compris.

— Ils étaient douze, et ils n'ont sûrement pas fait un petit feu de veuve. On peut estimer que leur brasier s'étendait sur un mètre cinquante de long. Cherche sur ce trou, moi sur celui-ci.

— Fini, dit Veyrenc en se relevant, pas de charbon dans les autres creux. Leur foyer s'arrêtait ici.

— Et là, dit Adamsberg en fermant son dernier sachet. Louis…

— Oui ?

— C'est quoi, cela ? dit-il en lui tendant un petit caillou blanc.

— Retancourt n'est plus là, dit Veyrenc en se redressant. Pardon d'offenser ta déesse, mais son humeur commence à m'emmerder.

— Moi aussi, dit Adamsberg en jetant un regard néanmoins inquiet autour de lui.

— Là-haut, dit Veyrenc en désignant la plate-forme. Elle est remontée là-haut, merde. Mais qu'est-ce qu'elle fout ?

— Elle nous fuit. C'est quoi, cela ? répéta Adamsberg en tendant vers Louis le caillou blanc. Fais attention, ôte ton gant.

Adamsberg cracha plusieurs fois sur le caillou et l'essuya avec le bas de son pull avant de le déposer dans le creux de la main de Veyrenc.

Puis il s'assit et attendit en silence.

— Ce n'est pas un caillou, dit Veyrenc.

— Non. Teste avec tes dents. L'avale pas.

Veyrenc coinça l'objet entre ses deux canines et serra à plusieurs reprises.

— Solide et poreux, dit-il.

— C'est de l'os, dit Adamsberg.

Le commissaire se redressa sans un mot, replaça le petit fragment, gros comme une bille, dans le sachet, l'examinant par transparence.

— Ce n'est pas du phoque, dit-il. C'est trop petit.


Le vent leur apportait les bribes de la voix de Retancourt, qui tonitruait loin d'eux. Elle dévalait à présent la pente à une vitesse prodigieuse, sur le dos, pieds en avant, bras écartés accrochés aux aspérités, jouant parfois de la glace pour se laisser couler plus vite. Adamsberg continuait de rouler le petit os sous ses doigts à travers le plastique, tandis que Veyrenc assistait avec intérêt à la descente étonnante du lieutenant.

— Tout en jaune, comme cela, on dirait un tracteur chasse-neige.

— Tu sais bien que Retancourt convertit son énergie en ce qu'elle veut, selon ce qu'exigent les circonstances, expliqua Adamsberg. Si elle a besoin d'être un tracteur chasse-neige, elle le devient, c'est tout simple.

— Tu crois qu'elle s'est assise sur la pierre tiède ? Ou qu'elle a vu l'afturganga ?

— C'est possible. Louis, ce n'est pas un os de phoque, répéta Adamsberg.

— Alors c'est de l'oiseau. Une sterne qui a crevé là.

— C'est trop gros pour une sterne.

— Alors un macareux.


Retancourt courait à présent vers eux. Adamsberg fourra les six sachets dans les poches intérieures de son anorak, juste à temps avant que Retancourt ne les saisisse chacun par un bras, sans cesser sa course.

— On file au bateau ! cria-t-elle en les tirant derrière elle.

— Merde ! protesta Veyrenc en se dégageant vivement, puis s'agenouillant pour enfourner ses affaires éparpillées dans son sac à dos.

Retancourt attrapa l'inaltérable Veyrenc par le col et le secoua violemment.

— On s'en fout de votre sac, lieutenant ! Et du vôtre aussi, commissaire. Je vous dis de courir, on court !

D'une certaine manière, les deux hommes n'eurent pas le choix, Retancourt s'étant placée derrière eux et les poussant dans le dos de toute sa puissance.

— Plus vite, nom de dieu ! Vous ne savez pas courir ?

Adamsberg prit conscience que, sous ce ciel toujours aussi bleu, l'air avait changé de consistance, apportant une odeur d'humidité. Il tourna la tête pour apercevoir, montant sur la plate-forme, une nappe blanche aussi menaçante qu'une coulée de lave, qui effaçait déjà les contours des baraquements.

— La brume, Veyrenc ! Cours !

Ils avaient à présent atteint la lisière des galets, tandis que l'ancien espace du fumoir à harengs, où gisaient leurs sacs à dos, était déjà à moitié pris. Dans sa course, Veyrenc se tordit la cheville entre les galets instables et chuta. Retancourt le releva et, passant son bras sous son épaule, reprit le trot en halant le lieutenant.

— Non, commissaire ! Pas besoin d'aide, je me charge de lui ! Foncez au bateau, lancez le moteur, nom d'un chien !

Plus trace, déjà, du fumoir aux harengs, ni de la lisière de galets. Non, la brume ne se déplaçait pas comme un cheval au galop, elle leur fonçait dessus comme un train, comme un monstre, comme un afturganga.

Adamsberg ne pouvait pas « lancer le moteur ». À lui seul, il ne pouvait pas arracher le canot hors de la grève pour le mettre à l'eau. Il jeta un regard vers le port encore clair de Grimsey. Là-bas, bien qu'il fît encore grand jour, ils avaient allumé le phare. Pour les guider. Mais dans la clarté du ciel, c'est à peine si l'on distinguait la faible lueur jaune qui clignotait. Adamsberg voyait encore à dix mètres derrière lui. Retancourt lâcha Veyrenc au sol pour l'aider à mettre le bateau à flot. Adamsberg y sauta, lança le moteur, attrapa le lieutenant que Retancourt, pieds dans l'eau, avait soulevé par la taille.

— Mets les gaz ! dit Veyrenc en tenant sa cheville à deux mains. Il nous prend !

Adamsberg mit cap sur le port et poussa le moteur. Vent arrière, pas besoin de tirer des bords, il fonçait droit vers la jetée, distançant la brume d'une quinzaine de mètres, puis de dix, puis de sept. Elle était à trois mètres de leur poupe quand ils heurtèrent un peu brutalement l'embarcadère du port, où des bras les aidèrent à prendre pied sur la terre ferme.

Brestir amarra son bateau puis, avec Gunnlaugur, les guida jusqu'à l'auberge. Derrière, Rögnvar suivait avec ses béquilles.

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