XX

— Ma foi, je crois que, oui, je crois que je l'ai vu ici, dit François Château en passant en revue les quatre photographies que lui avait apportées Adamsberg. Vous pouvez ôter votre casquette à présent, lieutenant, ajouta-t-il en souriant.

— Il s'appelle Angelino Gonzalez, dit Veyrenc en s'exécutant et en secouant sa chevelure.

— Vous, lieutenant, ce n'est pas à l'Assemblée révolutionnaire que vous auriez dû jouer, continua Château en souriant toujours. Mais au Sénat romain. Un véritable buste antique, vous y auriez été parfait. Mais pardon, je m'égare, je vous cherche un rôle. Angelino Gonzalez ? Je ne connais pas leurs noms, je vous l'ai dit.

— Mais vous les observez, dit Adamsberg.

— Il nous faut bien savoir quel genre de gens fréquente ici, n'est-ce pas. Après les séances — vous êtes partis trop tôt hier — un buffet est servi dans une salle annexe. Payant, mais presque tous y viennent. C'est le moment, non seulement de se restaurer et de boire, mais de discuter à tout-va. J'y suis parfois, j'y participe, je saisis les conversations. Je peux presque assurer que soixante-quinze pour cent de nos membres sont des historiens professionnels, ce qui ne les empêche pas de s'enflammer, je vous l'ai conté. Quinze autres pour cent sont des historiens amateurs, de toutes professions, des curieux, des assoiffés de connaissance. Comme, pardon, on pourrait trouver parmi nous un policier tel que le commandant Danglard, n'est-ce pas. Les dix pour cent restants sont divers, des professions libérales, des fonctionnaires, des psychologues et psychiatres, des industriels, des éducateurs, des professeurs, des gens de théâtre aussi. Je compte quelques artistes, mais je note un faible lien entre le goût pour l'Histoire et la pratique de l'art. Depuis quelque douze ans, on peut dire que je les connais tous. Et tous, quels qu'ils soient, sont séduits par la représentation en costumes, la fidélité des textes, l'atmosphère d'époque et, je crois pouvoir le dire, le fait de porter habit. Cela rehausse.

— J'ai remarqué, dit Danglard.

— Vous voyez. Sans compter le fait de jouer un rôle, même muet. Ici, commandant, chacun existe, chaque voix compte. On vote aux assemblées. On participe à la création des idées et des lois. En bref, on prend de l'importance.

— Et les « occasionnels » ? demanda Adamsberg.

— Je ne les néglige surtout pas. C'est parmi eux qu'on pourrait trouver des « infiltrés », des « espions », des adversaires. Ceux-là, sans payer la cotisation annuelle — qui est chère, imaginez le seul prix des costumes et de leur blanchissage —, ont droit à trois séances par an en payant à la soirée, comme on le fait au théâtre. On ne peut pas s'en passer : tous nos membres fixes ont débuté comme « occasionnels ». Mais d'autres demeurent résolument visiteurs. C'était le cas — évidemment — d'Henri Masfauré, mais aussi d'Alice Gauthier et de votre troisième homme, celui au nom de peintre.

— Jean Breuguel.

— C'est cela.

— Si vous ne demandez pas de nom ni de papier d'identité, comment pouvez-vous savoir que vos « occasionnels » ne viennent que trois fois ? demanda Veyrenc. Ou pour vos membres fixes, comment être certain qu'un autre ne prend pas leur place ?

— Nous demandons un pseudonyme et nous photographions la paume de l'une des mains. À l'accueil, nous comparons le dessin des lignes de la main avec notre cliché. C'est sûr et très rapide, et cela n'a rien d'une empreinte.

— Bien conçu, dit Veyrenc.

— Pas si mal ma foi, dit Château avec satisfaction. Les autres pensaient au verso de la carte d'identité, mais c'est trop d'information. Vous remonteriez aisément à la personne.

— Quels « autres » ? demanda Adamsberg.

— Mes deux cofondateurs, je vous ai parlé d'eux, le secrétaire et le trésorier, qui sont également anonymes et veillent sur ma personne.

— Des comptables eux aussi ?

Château sourit de nouveau. Une fois passées ses premières réticences, l'homme était tout compte fait agréable, et subtil.

— Ne tentez pas de savoir, commissaire. Disons que l'un et l'autre sont très férus d'Histoire.

— Férus, releva Danglard. Ce ne sont donc pas des historiens professionnels.

— Je n'ai pas dit cela, commandant. Ce sont eux qui prennent en charge l'aspect expérimental de notre travail.

— L'étude de « l'effet Robespierre ».

— Pas seulement. L'effet thérapeutique aussi. On ne l'a découvert que plus tard. Beaucoup de dépressifs, ou de timides maladifs, ou d'êtres inquiétés par la vie, se sont ici redressés. Reprenant pied dans la réalité, l'affrontant de nouveau par le biais de cette autre réalité décalée. Vous me suivez, n'est-ce pas ? Rencontrez mes associés — appelons-les Leblond et Lebrun, si vous en êtes d'accord —, ils connaissent nos membres mieux que moi, et particulièrement les étranges, les insolites. Et peut-être ces « occasionnels », fidèles mais déterminés à vouloir demeurer en marge. C'est un souci.

— Et un point obscur, dit Veyrenc. Pourquoi s'en prendre à eux, qui sont les moins représentatifs de vos assemblées ?

— Fâcheuse coïncidence peut-être, puisque la quatrième victime, Gonzalez n'est-ce pas, ne l'était pas. Mais je ne peux rien affirmer pour lui. Car, si c'est l'homme auquel je pense, il portait toujours perruque et habit. Il m'est donc bien difficile de l'identifier d'après cette photo d'un mort. Néanmoins il avait un long nez, des yeux las et des lèvres denses, je ne pense pas faire erreur.

— Une seconde, dit Adamsberg en se levant. Vous avez du papier ?

— Bien sûr, dit Château un peu étonné, en lui tendant une feuille.

Adamsberg choisit une photo de Gonzalez et en tira un dessin rapide et précis.

— Joli, dit Château. Vous ne devez pas avoir trop de goût pour l'Histoire, n'est-ce pas ?

— Je n'ai pas de mémoire de l'écrit, je ne retiens que ce que je vois. À présent, observez bien.

À traits sûrs et légers, Adamsberg ajouta au visage de Gonzalez une perruque, un foulard enroulé autour du cou, un col dressé, un savant nœud de tissu en jabot.

— Et maintenant ? demanda-t-il en tendant le dessin à Château.

Le président hocha la tête, puis frotta sa calvitie, impressionné.

— Bien sûr, dit-il, je le connais. Je le vois même parfaitement à présent.

— Un occasionnel ?

— Non. Un amateur de sensations fortes. Il vient souvent, pour les grandes séances. Ce Gonzalez se portait toujours volontaire sur les listes de rôles. Il a fait un excellent Hébert, insultant, grossier comme un porc — c'est lui qui rédigeait Le Père Duchesne, vous savez.

— Pas du tout, dit Adamsberg.

— Pardon, se reprit Château en rosissant. Je ne voulais pas vous offenser.

— En rien.

— Je voulais dire « foutre ceci », « foutre cela », tous les cinq mots, dans la bouche d'Hébert. Gonzalez s'en est donné à cœur joie, ce furent de belles séances. « Que les crapauds du Marais aillent éternuer dans le sac ! » Robespierre était affreusement choqué, comme chaque fois qu'Hébert invectivait dans sa langue si triviale.

— Éternuer dans le sac ? demanda Adamsberg.

— Une expression d'époque pour « passer à la guillotine ». Gonzalez a également fait un succès avec le rôle débraillé de Marat. Il avait, ma foi, particulièrement soigné son maquillage, pour se forger des yeux tombants. Nous avons trois maquilleuses ici, précisa le petit Château en s'animant à nouveau, comme chaque fois qu'il parlait de son « concept ». Dans un tout autre registre, il a fait l'incontournable Couthon. Oui, dit-il en rendant le portrait à Adamsberg, il aimait cela. Cafés ? demanda-t-il en se levant.

Adamsberg regarda ses montres, puis la pendule accrochée à la boiserie.

— Nous prenons beaucoup de votre temps, dit-il.

— J'ai encore plus à cœur que vous de découvrir qui assassine nos sociétaires. Mon temps est à vous, dit-il dans le vrombissement de la machine à café. Quatre meurtres en trois semaines. Mais il sera terriblement ardu de cerner le tueur parmi cette foule.

— C'est-à-dire, observa Adamsberg, que nous aurions de meilleures chances si chacun disait la vérité.

Et il revit l'infernal entrelacement des algues qui l'enserrait jusque dans ses nuits. Ce qu'il avait à faire à présent lui déplaisait.

— Où donc vous faufilez-vous, commissaire, et à quel propos ? interrogea calmement le président.

— À propos de Robespierre.

— Exceptionnel, n'est-ce pas ? dit Château en déposant les tasses sur le bureau. Je ne vous l'ai pas caché. Et pourtant, le discours du 17 pluviôse est à n'en pas douter un morceau de bravoure, mais passablement ennuyeux par endroits, comme très souvent chez l'Incorruptible. Eh bien, lui, il parvient tout de même à faire passer cela.

— Comme lui.

— Lui qui ?

— Ce qu'ont dit mes adjoints en rentrant hier soir. Ils sont sortis de la séance en quasi-état de choc.

— Déjà ? dit Château en souriant, proposant du sucre à la ronde.

— « C'était Lui », ont-ils dit. Lui-même : Robespierre.

Le président jeta un regard surpris à Danglard et Veyrenc qui, eux, regardaient Adamsberg sans comprendre, embarrassés que le commissaire révèle leurs réactions de la veille.

— Ils avaient raison, reprit Adamsberg. C'était Lui. Et c'est pourquoi, bien sûr, on ne peut pas le changer.

— Où vous engagez-vous, commissaire ? demanda Château, secouant la tête. Vos adjoints eux-mêmes ne vous suivent pas, je me trompe ?

— Je peux fumer ?

— Je vous en prie, dit Château en sortant un cendrier de son tiroir.

Adamsberg extirpa une cigarette tout en attrapant d'une main un dossier qu'il posa sur le bureau. Il en sortit une aquarelle sur papier fort, qu'il tendit à Château.

— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.

— L'homme n'est pas beau, dit Château après un silence, en desserrant ses lèvres un instant refermées, mais le portrait est exquis. Vous êtes réellement doué.

— Et est-il ressemblant ? continua Adamsberg en passant le dessin à ses adjoints.

Il alluma sa cigarette, s'adossa à la chaise et, pour une des rares fois de sa vie, chercha un calme qu'il ne trouva pas.

— Très, dit Château. C'est moi.

— Sans conteste, dit Danglard, un peu médusé, et qui reposa délicatement l'aquarelle sur le bureau pour ne pas l'abîmer.

— Est-ce un cadeau, commissaire ? dit Château, sur ses gardes.

— Avec plaisir, mais plus tard. Rappelez-vous l'expérience que nous avons faite tout à l'heure avec le visage de Gonzalez, en lui ajoutant perruque et costume. Je me suis permis de choisir pour vous la tenue exacte que portait Robespierre hier soir. Habit rayé de deux teintes de brun doré ton sur ton, blanc crème du jabot de dentelle plate, blanc brillant de la perruque, cercles des lunettes et, bien sûr, visage poudré et livide.

Adamsberg montra le second dessin à ses adjoints avant de le passer au président. Les trois hommes s'étaient raidis, et Adamsberg laissa tomber sans le vouloir sa cendre sur le parquet.

— Visage dénué de cette carnation rose qui est la vôtre à l'état naturel, ajouta-t-il.

C'était dit c'était fait, et Adamsberg se leva pour marcher un instant, étirant discrètement ses bras vers le bas.

— C'est Lui, dit Danglard à voix basse, tandis que Veyrenc, saisi, se contentait de fixer le portrait.

— Lui qui ? demanda doucement Adamsberg. Lui, Maximilien Robespierre, mort décapité en 1794 ? Ou bien vous, face à nous, monsieur François Château ? Robespierre revenu du territoire des ombres ? Ou François Château qui le connaît si bien, si totalement, qu'il sait accuser la crispation du sourire, cligner des yeux, maintenir son visage impassible, jouer des mouvements délicats de ses mains, imiter sa voix, se tenir en une posture rigide, le dos droit comme une planche ? Dos, dit-il en revenant vers le bureau et en se penchant vers Château, que vous tenez d'ailleurs naturellement très droit, gestes que vous avez naturellement délicats, voix que vous avez naturellement faible, yeux que vous avez naturellement pâles, sourire que vous avez naturellement crispé.


Château souffrait et sa douleur se diffusait comme un parfum toxique dans la petite pièce, touchant chacun des hommes. Dans sa détresse, et à présent que les dessins d'Adamsberg avaient dévoilé le double, on reconnaissait à présent en lui le Robespierre d'hier. Il s'était contracté sur son siège, ses lèvres s'étaient étrécies, et le rose juvénile avait quitté ses joues. Adamsberg se laissa retomber, las, sur sa chaise, comme fatigué et désolé par sa propre attaque. Il déposa son mégot éteint dans le cendrier et secoua la tête assez tristement.

— Mais vous, monsieur Château, vous savez sourire, tandis que Lui ne le pouvait pas, pour son malheur. Vous, vous n'avez pas son teint blême, vous, vous ne portez pas de lunettes, vous, vous n'avez pas de tic facial. Comme vous n'avez pas d'escarres aux jambes ni ne saignez du nez. Je me suis un peu documenté hier, comme vous le voyez.

— Alors c'est simplement, dit Château d'une voix neutre, que je suis un très bon acteur. Mais une fois de plus, commissaire, je vous félicite. Je suis moi-même un observateur avisé, mais j'étais convaincu que nul ne pourrait jamais deviner mon visage si commun derrière le sien. Vos adjoints eux-mêmes ne l'ont pas reconnu, à ce que je constate.

— Si bien que vous avez raison de vous croire en danger. Si j'ai pu voir François Château derrière Robespierre, un autre que moi a pu le faire. Nul ne pourra vous remplacer à cette tribune. Personne n'en sera capable. Avec votre mort, l'association s'éteint. Et plus que cela : vous disparu, Robespierre s'en va à son tour, il retourne une seconde fois au néant. On avait pourtant pris la précaution à l'époque de couvrir son corps de chaux pour l'anéantir plus sûrement. Mais l'âme ? Où est passée son âme ?

— Je n'adhère pas à ces histoires d'âme, commissaire, dit Château en durcissant le ton.

— Nous allons vous laisser, monsieur Château. Je me permettrai de revenir dans trois heures.

— Et pour quel motif, je vous prie ?

— Parce que vous n'êtes pas un « très bon acteur ». Vous êtes Lui, comme l'ont exprimé mes adjoints. Ou, pour le dire autrement, vous êtes un excellent acteur, car vous êtes Lui.

— Vous désertez les terres de la raison, commissaire.

— Je reviens à — Adamsberg jeta un œil à la pendule — 19 h 30. En attendant, prenez soin de vous, plus encore que vous ne l'imaginez.

Загрузка...