XXXII

Le week-end n'avait pas apaisé l'humeur de Danglard, qui se taisait à l'arrière de la voiture, tandis que, ce lundi soir, ils se rendaient à la séance hebdomadaire de l'Assemblée nationale de la Convention, séances couplées du 11 et 16 germinal, et arrestation de Danton.

Adamsberg avait passé ces deux jours à boucler son sac pour l'Islande. Il disposait de couvertures de survie, de broches à glace, ancres à neige et passe-crevasse, en bon montagnard qu'il était, ayant escaladé les pics des Pyrénées où la température pouvait chuter à − 10 degrés. Il avait consulté la météo en cette fin d'avril, 9 degrés à Reykjavik — décidément imprononçable —, mais − 5 degrés à Akureyri, avec vent, nappes de brume dérivantes et possibles chutes de neige. Il avait recruté un interprète auprès de l'ambassade, un type nommé Almar Engilbjarturson. Très bien, on l'appellerait Almar.

La voiture se traînait dans les embouteillages de la gare Saint-Lazare. L'anxiété eut raison du mutisme de Danglard.

— On va être en retard, on va manquer la séance.

— On y sera, on aura même tout notre temps pour enfiler nos costumes.

La perspective d'endosser son habit violet et d'arborer son jabot de fine dentelle détendit légèrement le commandant.

— Dites, Danglard, vous ne m'avez pas raconté la « tant douloureuse mort de Robespierre ».

S'attendant, bien sûr, à ce que le récit fût plus long qu'espéré. En dépit de ses résolutions de silence, Danglard fut incapable de résister à cette question.

— Il a été arrêté le 9 thermidor, commença-t-il en maugréant, vers 4 heures de l'après-midi. Avec son frère Augustin, avec l'archange Saint-Just et beaucoup d'autres. Après avoir été trimballé de lieu en lieu, après que l'insurrection parisienne eut échoué — je vous résume les choses — …

— Bien sûr, Danglard.

— … Robespierre est à l'Hôtel de Ville. Vers 2 heures du matin, une colonne armée force les portes, son frère Augustin se jette par la fenêtre et se fracasse une jambe. Couthon, le paralytique, est lancé dans l'escalier et quant à Robespierre, deux hypothèses : la plus certaine est qu'il se soit tiré une balle dans la bouche, ne réussissant qu'à emporter toute sa mâchoire. L'autre est qu'un gendarme nommé Merda — cela ne s'invente pas — ait tiré sur lui. Robespierre est allongé, affreusement blessé, sa mâchoire pend au bas de son visage. On le conduit sur un brancard aux Tuileries, où deux chirurgiens s'affairent auprès de lui. L'un d'eux plonge sa main dans la bouche pour en extirper les parties broyées, il en sort deux dents, des éclats d'ossements, il n'y a rien à faire, rien qu'à panser l'homme pour retenir la mandibule. C'est seulement le lendemain, vers 5 heures de l'après-midi, que tous sont conduits à la guillotine. Et quand vint le tour de Robespierre, le bourreau, Henri, le fils de notre Charles Henri Sanson, lui arracha violemment son pansement. Toute la mâchoire inférieure se détacha, un flot de sang jaillit de sa bouche, et Robespierre poussa un terrible cri. Un témoin a écrit : « Ce qu'on apercevait de ses traits était horriblement défiguré. Une pâleur livide achevait de le rendre affreux. » Il ajoute que lorsque le bourreau montra la tête au peuple, « elle n'offrit plus qu'un objet monstrueux et dégoûtant ».

— Le bourreau était-il obligé d'arracher ce pansement ?

— Non, cela ne pouvait pas gêner le passage du couperet.

— A-t-on des portraits des Sanson ?

— Au moins un, du père, Charles Henri. Gros homme, grosse tête, yeux tombants sous des sourcils sévères, très long nez, fort, bouche lippue, pendante.

— On dit qu'il aimait disséquer ses décapités, ajouta Veyrenc. Ce sera charmant de connaître son descendant ce soir.


Lebrun les accueillit au vestiaire, quasiment bras ouverts, perruqué de gris, le cou serré dans un bouillonnement de dentelles émergeant d'un habit rouge sombre. Il était assis, canne en main, sur un siège Louis XVI fixé sur une caisse munie de deux grandes roues de bois. Paralytique.

— Citoyen Couthon, bonsoir, lui dit Danglard, à qui le plaisir de se retrouver projeté en 1794 avait rendu sa sérénité, ou bien lui avait fait oublier le réel en quelques minutes à peine.

— Je ne lui ressemble pas vraiment, hein ? dit Lebrun, s'amusant à son tour. Allons, citoyen Danglard, dis-moi, ai-je l'air assez hardi pour être Couthon, la « seconde âme » de Robespierre ?

— Pas assez, reconnut Danglard. Mais cela fera l'affaire.

— Passez vos habits, déposez vos téléphones, vous connaissez les habitudes à présent. Je vous ai réservé les mêmes costumes que la semaine dernière, afin que le rôle vous enveloppe.

Les trois policiers réapparurent en noir, violet et bleu sombre, Veyrenc frottant ses bas blancs pour les rendre immaculés.

— Te prendrais-tu au jeu, citoyen Veyrenc ? demanda Lebrun-Couthon.

— Pourquoi pas ? dit Veyrenc en redressant sa perruque devant la glace.

— Qui est président ce soir ? demanda Danglard.

— Tallien.

— Pas un marrant, dit Veyrenc.

— Certes non, citoyen. Ce soir, vous entrez dans les rangs de la Montagne, à gauche, au haut des gradins. Mon fauteuil serait trop voyant dans la Plaine centriste et vous seriez repérés. N'oubliez pas que Robespierre lance à cette séance son accusation contre Danton. Même alarmés, même effarés, vous n'osez pas vous y opposer, vous accompagnez lâchement les applaudissements. La peur monte. Oser s'en prendre à Danton, où cela finira-t-il ? Mieux vaut néanmoins continuer de plaire à Robespierre. Telle est votre partition. Entendu ?

— Parfaitement, dit Danglard, amusé de voir Lebrun imiter les émotions des Montagnards inquiets de l'Assemblée.

Adamsberg commençait à comprendre que Lebrun était au fond un homme distrayant. Tant il est vrai que les peureux forment les contingents des drôles.

Un homme au visage émacié, aux yeux mi-clos sous des paupières anormalement longues, à la manière des grenouilles, aux lèvres sèches, fit une entrée sournoise et silencieuse.

— J'ai manqué ne pas vous reconnaître, dit Adamsberg à Leblond. C'est saisissant.

— Citoyen Fouché, le salua à son tour Danglard. Soir de réjouissance pour toi, non ? Tu observeras sans mot dire dans l'ombre.

— Pas mal fait, n'est-ce pas ? dit Leblond en s'inclinant légèrement. Mais nul ne peut réellement imiter les joues creuses de Fouché ni la fausseté de son regard de reptile.

— Vous êtes néanmoins inquiétant, dit Adamsberg.

— « Tu es inquiétant », corrigea Danglard. On ne se vouvoie pas sous la Révolution. Nous sommes égaux.

— Ah très bien.

— Pas assez inquiétant, dit Leblond-Fouché avec une moue. Rends-toi compte, citoyen commissaire, que Fouché est en réalité l'homme le plus terrible de la Révolution. Cynique absolu, habile comme le diable, fourbe et doucereux, surveillant tout un chacun, louvoyant au gré des événements, il est le serpent dans l'herbe face à l'idéaliste Robespierre emporté par sa folle pureté. Féroce et effroyablement sanguinaire. Il vient — je viens — de rentrer il y a peu de Lyon, où j'ai jugé plus expéditif de massacrer les suspects au canon. Je suis rentré sur ordre de Robespierre, furieux, qui me dit que « rien ne peut justifier les cruautés dont je me suis rendu coupable ». Tel je suis ce soir, citoyens, sur la sellette, conclut Leblond avec un fin sourire satisfait. Je feins de me coucher devant l'Incorruptible pour me faire pardonner mes excès.

Sourire qui mit Adamsberg brusquement mal à l'aise.

— Tu fus guillotiné avec Robespierre, citoyen Fouché ? demanda Adamsberg.

— Moi ? répondit Leblond en accentuant son regard perfide. Moi que nul ne peut atteindre ? J'œuvrai au contraire pour organiser sa chute, visitant à la nuit les députés, leur donnant à croire qu'ils étaient sur la prochaine liste des guillotinés. Ce qui était faux mais très efficace. Je balaierai Robespierre, il sera mort dans quatre mois. Sur ce, citoyens, il me faut aller en scène.

— Il est très bien, apprécia Lebrun en regardant disparaître son ami.

— Presque indisposant, dit Adamsberg.

— Mais Fouché est indisposant, dit Lebrun en scandant ses mots d'un coup de canne. Citoyen lieutenant, sois aimable de pousser mon fauteuil. Il nous faut entrer.


Adamsberg laissa les trois hommes le devancer et passa un rapide appel à la brigade avant d'abandonner son portable.

— Kernorkian ? Ajoute deux gars ce soir, j'aimerais que l'on serre de plus près le trésorier Leblond.

— Impossible commissaire. Lui et Lebrun disparaissent quasi magiquement après avoir raccompagné Robespierre.

— C'est ce que je veux dire. Explorez le réseau des caves, des toits, des cours. Cherchez s'il peut s'éclipser par une autre rue.


Il y avait du monde ce soir, pour assister à la séance des 11 et 16 germinal. La foule des députés se pressait, vêtue de noir ou de jaquettes aux couleurs miroitantes, chacun cherchant sa place dans la salle fraîche et mal éclairée. Lebrun se posta auprès d'Adamsberg et de ses hommes, glissant son fauteuil roulant entre deux bancs, tandis que Leblond-Fouché balayait l'assemblée de son regard à moitié ouvert, depuis son poste éminent dans les hauteurs de la Montagne.

— Là-haut, glissa Lebrun, dans la tribune de droite, l'homme vêtu de noir, avec un foulard rouge, à côté d'une femme qui agite un drapeau.

— Le gros ? dit Adamsberg.

— Oui, avec un chapeau de feutre rabattu sur ses yeux. C'est lui.

— Le descendant de Sanson ?

— Comment savez-vous que je ne vous désigne pas Desmoulins ?

— Parce que cet homme fait tout ce qu'il peut pour évoquer l'image d'un bourreau.

— Il joue un rôle. Tout le monde joue ici. Vous avez vu Leblond tout à l'heure, on l'aurait presque cru dangereux.

— Alors qu'il résout des équations.

— En quelque sorte. Restez discrets, je vous en prie, murmura-t-il. Couthon est reconnaissable entre tous et chacun le surveille pour se calquer sur son attitude.

— Compris.

Adamsberg alluma son micro glissé derrière l'oreille, parfaitement dissimulé sous sa perruque de longs cheveux noirs.

— Sanson présent, murmura-t-il.

— Reçu.


Robespierre descendait à présent les gradins pour monter à la tribune où le président Tallien venait de l'appeler. Comme à la séance précédente, le silence se fit, fait de vénération et d'alarme. Vrai ? Faux ? Adamsberg observait les participants, ne parvenant pas à savoir si leurs mines concentrées, adulatrices ou crispées, appartenaient au jeu ou à leur vérité d'un soir. Et il comprenait tout l'intérêt de l'étude menée par Lebrun-Leblond, sur cette frontière où l'on prend le faux pour le vrai et lâche la proie pour l'ombre. Et quelle grande ombre, que celle de ces journées affolées et sanglantes. Perte de repère absolue, qui affectait de nouveau Danglard et Veyrenc, absorbant bouche bée l'art oratoire de Robespierre, et semblant avoir tout à fait oublié leur mission. Un Robespierre très intense ce soir, en cette séance si difficile où il lui fallait convaincre les députés de mettre à mort le taureau Danton, l'image incarnée de la puissance vitale révolutionnaire. Dans un silence d'ordre quasi mystique, la voix grinçante de Robespierre parvenait ce soir à se faire entendre jusqu'aux bancs les plus éloignés.

Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si, dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français !

Applaudissements dans les rangs de la Montagne, où certains gardent cependant les poings serrés sur les genoux. La Plaine hésite, bruisse, s'emballe et s'effarouche. Adamsberg se souvient de son rôle, amorce un prudent claquement de mains, imitant ses confrères d'un soir. À ses côtés, Lebrun-Couthon frappe le sol de sa canne pour accompagner et entraîner les approbations. L'ambiance est contractée, affective, intense et trouble, palpable dans des odeurs mêlées de poudre parfumée et de sueur, condensées par le froid. Tous savent quel événement se joue ce soir mais tous le vivent dans l'anxiété, comme s'ils n'en connaissaient pas l'issue d'avance. Adamsberg lui-même, depuis les confins de son ignorance, se demande comment ce Robespierre faible et raide, telle une planche sans vie, ose s'attaquer à Danton, que l'énergie dilate en tous sens opposés ?

En quoi est-il supérieur à ses concitoyens ? Est-ce parce que quelques individus trompés se sont groupés autour de lui…

Adamsberg vit Danglard se tendre en son habit violet, il connaissait les textes célèbres, il accompagnait le crescendo. Au moins n'avait-il plus du tout la tête à l'Islande. Le seul fait de penser à son propre départ, demain, lui parut en cette salle incongru, déplacé, presque trivial. Pourquoi l'Islande, où cela, l'Islande ?

— Attention, lui murmura Lebrun, entendez bien la prochaine phrase.

Robespierre fit une courte pause, porta les doigts à son jabot.

Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable ; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.

— Effroyable, chuchota Adamsberg.

— La plus terrible de toutes, à mon sens.

Robespierre poursuivait, veillant à la scansion de ses interminables phrases, posant son regard vide sur tel ou tel, jaugeant les moindres frémissements de l'Assemblée, ôtant et ajustant ses lunettes d'un geste toujours délicat, mais enflant sa maigre voix, s'exaltant de manière calculée, sans que cette montée en force n'apporte la moindre couleur à ses joues blêmes.

— Notre deuxième cible est en vue, dit Lebrun. Tribune de droite, avant-dernière place. Entre deux hommes vêtus de brun. Cheveux longs et châtain, bouche de femme, veste grise.

Adamsberg alerta Danglard, concentré sur l'orateur, car c'était lui qui devait coordonner l'action sur le descendant Desmoulins. Le commandant mit une dizaine de secondes à réagir et, gêné, alluma son micro.

— Descendant Desmoulins en vue.

— Reçu, commandant.

Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte, et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie.

L'Assemblée se leva tout entière, applaudit de manière fiévreuse et inégale. De nouveau, la canne de Couthon frappait le sol, scandant l'enthousiasme.

— Pause, expliqua Lebrun, je vous ai dit qu'on suspendait avant d'aborder la séance du 16 germinal.


Les centaines de membres se regroupèrent dans la salle du buffet, sans pourtant que nourritures et boissons fassent virer l'atmosphère à celle d'une soirée de réjouissances du XXIe siècle. Non, leurs rôles les pénétraient tous jusqu'à l'os, dans le froid et les bougies. Les éclats des conversations comme les gestes échangés continuaient de s'ajuster à l'époque révolue.

— Étonnant, non ? dit Lebrun en s'approchant d'Adamsberg, son fauteuil poussé par un Fouché cauteleux, se mettant au service du redoutable Couthon pour se faire pardonner ses massacres de Lyon. Même Leblond-Fouché, comme vous le voyez, continue de jouer son rôle de traître à toutes les causes, hormis la sienne. Il finira ministre de Napoléon, de la police évidemment, et il sera fait duc.

— Moindre des choses pour tant de services rendus à la patrie, dit aigrement Leblond.

— Sanson fait mouvement, avertit soudain Adamsberg.

— Desmoulins le suit à huit mètres, dit Danglard.

— Ils se dirigent vers la sortie sud, dit Lebrun. Dépêchez-vous.

Voisenet, Justin, Noël et Mordent se mirent en position. Le récepteur grésilla quatre minutes plus tard.

— En vue, dit Mordent. Ils sortent ensemble, mais chacun part dans une direction opposée.

— Le gros est Sanson, dit Adamsberg. Voisenet et Noël, sur lui. La jolie figure de poupée est Desmoulins. Vous et Justin, sur lui.

— Sanson est à moto. Desmoulins en voiture personnelle.

— Relevez les plaques. En réalité, ajouta Adamsberg en se tournant vers Lebrun, ces deux-là semblent se connaître. Ce qui aggrave peut-être la situation.


Vingt minutes plus tard, Sanson était localisé, dans la rue du Moulin-Vieux. Quinze minutes après, Desmoulins l'était à son tour, dans l'élégante rue Guynemer. À convoquer à la brigade dès le lendemain. Adamsberg regrettait de n'être pas là pour les entendre. Mais il était convenu avec Mordent qu'il pourrait écouter les interrogatoires en ligne, dans la mesure du possible, depuis sa folle Islande.

La révolte grondait à la brigade.

Mais qu'est-ce qu'il partait faire là-bas ? se demanda à nouveau Adamsberg.

— L'Islande me paraît très loin, dit-il à Veyrenc.

— Mais elle est loin, dit Veyrenc.

— Je veux dire, loin dans les pensées, loin dans le temps, à plus de deux siècles de moi. Cette Assemblée vivante rend fou. À l'instant où je te parle, je ne suis plus certain de savoir ce qu'est exactement un transport aérien.

— J'avais compris. Il faut admettre que Robespierre était exceptionnel ce soir. À glacer le sang.

— Moins que Fouché, non ?

— Tu as remarqué ? Très à l'aise dans son terrible rôle, pourrait-on dire.

— Qu'est-ce qu'on va foutre en Islande ? Si tant est que ce pays existe ?

— Semer la graine de la Révolution ?

— C'est une idée, acquiesça Adamsberg. Emporte les écrits du siècle. Cela nous tiendra compagnie quand la brume nous aura emprisonnés sur l'îlot.

— Nous déclamerons.

— Pour l'Égalité, pour la Liberté. En crevant de froid.

— Exactement.

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