XXI

Dès sa sortie du bureau de l'association — deux grilles à passer avec un gardien, munies de serrures sécurisées et de codes électroniques, le président était protégé comme dans un bastion —, Adamsberg donna ordre à Retancourt de se placer en protection continue de François Château. Le tueur avait éliminé Masfauré, car sans son apport financier l'association n'existait plus. Ce premier coup était fatal. On pouvait supposer qu'après ce meurtre, Robespierre était la future cible. En installant peu à peu la crainte, puis la peur, enfin la terreur, comme l'avait fait Robespierre, avant de frapper au cœur. Vis encore quelques jours pour penser à moi, dors pour rêver de moi. Adieu. Ce jour même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur. Combien de membres avait-il programmé de tuer ? Assez pour que la rumeur prenne corps et pour dépeupler l'association avant d'en attaquer l'âme ? Assez pour laisser Robespierre-Château assister, seul, à l'effondrement de son œuvre ? Son signe, oui, était bien anti-robespierriste, c'était le dessin de la guillotine « à la Louis XVI ». C'était la marque du dernier pouvoir du roi, même sur la machine qui allait le décapiter.

— Collez à lui, Retancourt — mettez le petit Justin là-dessus, on ne le remarque pas —, avec Kernorkian à moto. Tournez avec qui vous voulez, sauf Mercadet, Mordent, Noël.

Retancourt en déduisit : l'un trop ensommeillé, l'autre trop courbatu, le dernier trop impulsif.

— Laissez Froissy à son poste, j'ai besoin d'elle pour les recherches. Vous savez si elle a abouti ?

— Pas encore. Elle cherche une voie plus directe, c'est-à-dire illégale.

— Parfait. Je pense quitter le siège de l'association vers 20 h 30. Que Justin et Kernorkian soient déjà en place, je crois l'homme en réel danger. Mais pas forcément maintenant. Cela peut durer des semaines, prévint Adamsberg, qui savait combien une planque incertaine et sans fin était nerveusement épuisante. Danglard et Veyrenc rentrent à la brigade, ils exposeront la situation à l'équipe.

— Tu as visé au centre, dit Veyrenc, François Château joue Robespierre. Mais à quoi cela nous avance ? Pourquoi retournes-tu t'acharner sur lui ?


Les trois hommes s'attardaient près de leur voiture. Adamsberg s'en allait marcher, le fait était patent sans qu'on ait à le préciser. Il avait confié sa sacoche à dessins à Veyrenc, pour l'exposé aux collègues, et partait mains dans les poches.

— Parce qu'à présent, on sait l'homme menacé, dit Adamsberg.

— On a compris cela, dit Danglard. La question est : pourquoi s'acharner ?

— Danglard, avez-vous jamais laissé une bouteille à moitié vide, une fois entamée ?

— Quel rapport ?

— Vous le voyez très bien. Nous n'avons pas vidé la bouteille François Château. On peut présenter la chose sous deux points de vue : François Château est Robespierre, et il est menacé. Ou bien : François Château est Robespierre, et il est dangereux. Ou c'est encore moins simple.

Veyrenc — ses cheveux à nouveau enfoncés sous sa casquette de touriste — fronça les sourcils et alluma une cigarette, tendant mécaniquement son paquet à Adamsberg.

— Château serait imprégné de Robespierre au point de fusionner avec lui ? dit-il. De reproduire les tueries ? Et à peine aurait-il détruit un ennemi qu'il s'en découvrirait un autre ?

— Un engrenage sans fin, nuança Danglard, puisque l'ennemi que traquait Robespierre était en lui-même. Mais en ce cas, pourquoi Château nous aurait-il écrit ?

— Je n'en sais rien, dit Adamsberg, qui se balançait d'une jambe sur l'autre, signe imminent du départ. Il nous faut vider la bouteille. Jusqu'au truc qui est au fond.

— La lie, dit Danglard.

— Non, rectifia Adamsberg. C'est comme une bouteille à deux bouchons. Nous avons évacué la première partie. Si Froissy achève son travail à temps, j'ai espoir de faire sauter le second bouchon.

— Qu'avez-vous demandé à Froissy ?

— Une recherche d'identité sur François Château.

— Vous pensez qu'il vit sous un faux nom ?

— Pas du tout. Depuis la brigade, envoyez-moi une photo de Victor.

— Qu'est-ce que Victor vient encore faire là-dedans ? demanda Danglard.

— Il était secrétaire de Masfauré, il a donc pu l'accompagner à l'association, entendre, savoir. Dites, Danglard, Robespierre a-t-il eu des descendants ?

— Fausse route totale, commissaire. On dit que Robespierre avait le ventre mort. C'est-à-dire, comprenez-moi, le bas-ventre.

— J'avais saisi.

— Je ne parle pas d'impuissance, mais d'impotence. Symptôme remarquable de sa vaste pathologie.

— Zerk a préparé un gigot pour ce soir, coupa Adamsberg. C'est trop pour nous deux.

— Je me charge du vin, dit hâtivement Danglard, car le blanc que Zerk achetait au coin de la rue tordait le ventre comme un détersif.

— Ce n'est pas tant pour votre compagnie, ajouta Adamsberg en souriant, mais j'ai encore besoin de savoir ce que vous savez.

— Quand l'enquête sera close, si tant est, pourrai-je conserver un des dessins ? demanda Danglard.

— Vous aussi ? Pourquoi ?

— C'est un beau portrait de Robespierre, tout simplement.

— Un portrait de Château, rectifia Adamsberg. Vous-même confondez les deux à présent. Alors que dire de lui ?


La Seine était trop éloignée pour qu'il ait le temps de faire l'aller-retour, surtout au rythme tranquille auquel il marchait. Le mieux était de rejoindre le canal Saint-Martin. Cela faisait toujours de l'eau. Ce n'était pas le gave de Pau, bien sûr, mais c'était toujours une sorte de rivière à suivre, avec ses mouettes au-dessus. Les immeubles qui le bordaient n'étaient pas non plus des pans des Pyrénées, mais cela faisait toujours de la pierre. Pierre et eau, feuilles aux arbres, mouettes, si abîmées soient-elles, n'étaient jamais à négliger.

Son portable vibra alors qu'il atteignait le canal et aspirait l'odeur de chiffon mouillé que dégageait l'eau crasseuse des villes. Il espérait ardemment une réponse de Froissy et leva la tête vers les mouettes criardes pour leur adresser une prière païenne. Mais les mouettes ne s'occupaient pas de lui et il reçut la photo de Victor. Tout ceci, bien loin de l'Islande, remettait en selle les jeunes gens du Creux. Car si Victor était informé des activités parallèles de son patron philanthrope, il aurait pu le confier à Amédée. Et qui sait comment Victor et lui jugeaient la passion d'Henri pour Robespierre ? Dangereuse ? Coûteuse ? Victor avait assuré que la bibliothèque de Masfauré ne contenait aucun livre sur la Révolution. Logique, s'il entendait garder son secret sur l'association. Et c'était en effet ce qu'il faisait : Mordent avait confirmé que le notaire n'avait pas trace de versement à une quelconque association culturelle. L'argent passait donc en liquide.

Pierre, eau, oiseaux. Il s'inclina sur le banc qu'il avait choisi, mains croisées sous la nuque, surveillant le ciel, repérant les mouettes les plus dociles. Il était facile pour Adamsberg d'en choisir une, de grimper sur son dos, sans la serrer, d'orienter sa course en en dirigeant doucement les ailes, de survoler les champs, d'atteindre la mer, et là, de jouer à résister vent debout.

Après quelque six cents kilomètres ainsi parcourus, Adamsberg se redressa, demanda l'heure et arrêta un taxi. L'idée de retourner dans le bureau sombre de Château ne lui plaisait pas. Et surtout pas celle de le forcer à vider cette bouteille. S'il avait les moyens d'en arracher le second bouchon.


À 19 h 25, le gardien lui ouvrit à nouveau bruyamment les grilles du bâtiment, et le pria d'attendre M. Château dans son bureau, il ne tarderait pas. À court de cigarettes chiffonnées de Zerk, Adamsberg s'était acheté un paquet neuf. Marcher et fumer dans le bureau boisé du petit président ne serait pas de trop pour extirper ce bouchon. La seconde réponse de Froissy lui était parvenue sept minutes plus tôt. Excellente Froissy. D'avoir eu raison sur ce point lui donnait un léger vertige, comme s'il s'aventurait dans des sphères de déraison dont il ne connaissait pas les mécanismes ni, pire, le futur. Alors que seul sur une crête de montagne à la nuit, il était autant à son aise qu'un izard. Mais le monde de François Château, qui venait de s'épaissir encore, n'était pas son territoire. Il pensa à ce conte que Mordent aimait : celui où, à peine entré dans la forêt, les branches se refermaient derrière vous et où le chemin du retour n'était plus ni praticable, ni visible.

Adamsberg n'avait pas osé ouvrir le tiroir du bureau pour en sortir le cendrier et il regardait les ouvrages de la bibliothèque sans en lire les titres.

— Bonsoir, commissaire, dit une voix grinçante derrière lui.

Une voix qu'il avait entendue la veille. François Château venait d'entrer, ou plus exactement cette fois Maximilien Robespierre. Adamsberg demeura stupéfait devant le personnage, qu'il n'avait pas vu de si près hier au soir. Bras croisés, dos rigide, l'homme, en très bel habit bleu, perruqué et poudré, lui adressait ce sourire figé qui n'en était pas un, clignant des yeux derrière de petites lunettes rondes aux verres teintés. Adamsberg ne bougea pas, pas plus que d'autres ne l'avaient fait, en leur temps. Parler à Château était une chose, discuter avec Maximilien Robespierre en était une autre.

Sans un mot, le personnage ouvrit son tiroir et posa le cendrier sur la table.

— Joli costume, dit platement Adamsberg en s'asseyant mal sur le bord de la chaise.

— Je le portais pour la fête de l'Être suprême, qui devait être ma consécration, expliqua sèchement l'homme en reprenant sa posture. Le seul matin où l'on me vit un vrai et tendre sourire, dirent certains, épris d'anecdotes, tant une lumière céleste était au rendez-vous dans le ciel de Paris. Vous n'avez jamais contemplé cette clarté inouïe, vous ne la verrez jamais. J'endossai à nouveau cet habit le 8 thermidor devant l'Assemblée. Mais il ne put conjurer ma mise à mort, qui survint deux jours plus tard, sonnant le glas de la République.

Adamsberg décacheta son paquet de cigarettes et le tendit inutilement vers Château, ou comment fallait-il nommer cet homme ? Lui qui avait su deviner le visage du petit président derrière celui de Robespierre n'aurait pas dû être saisi par cette apparition. Mais avec l'habit, la personnalité de l'homme avait changé, comme si l'impassible visage de Robespierre avait chassé, et même brutalement délogé, l'aimable figure un peu infantile de Château. Du modeste président il ne restait plus rien, et Adamsberg s'interrogeait sur cette mise en scène excessive et ridicule, qui le déroutait malgré tout. Château espérait-il puiser en Robespierre une force qu'il craignait de ne pas trouver pour cet entretien ? L'impressionner par cette glaçante allure ? Mais il y avait autre chose, conclut-il en l'observant à travers la fumée. Château avait pleuré, et n'avait voulu à aucun prix qu'on le remarque. À travers la poudre, Adamsberg distinguait malgré tout le liseré rougi des paupières inférieures et les poches qui se formaient sous les yeux gonflés. Adamsberg plaça instinctivement sa voix au plus bas, au plus doux.

— Vraiment ? dit Adamsberg, toujours mal placé sur sa chaise.

— En douteriez-vous, monsieur le commissaire ? La Réaction balaya la France qui tomba comme une femme oublieuse et facile dans les bras d'un tyran. Et par la suite ? Qu'advint-il ? Quelques courts élans de révolte, mémoires de nos glorieux efforts à présent engloutis dans une république avilie, où la bassesse et l'avidité ont terrassé nos idéaux, mais dont les noms, Liberté, Égalité, Fraternité, parcourent encore le monde comme une nostalgie. Devise qui orne vos frontons mais que nul ne songe en son âme à scander.

— Est-elle de vous ? Cette devise ?

— Non pas. Les termes vagabondaient çà et là mais c'est moi, oui, c'est moi qui les ai forgés en une seule lame : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort.

Château, narines frémissantes, brisa soudain son discours et se pencha vers Adamsberg, posant ses mains fines à plat sur le bureau.

— Est-ce assez à présent, monsieur le commissaire ? Nous sommes-nous assez divertis ? Car c'est bien ainsi que vous souhaitiez me voir, n'est-ce pas ? Me voir en « Lui » ? Cette représentation vous a-t-elle agréé ? En avons-nous fini ?

— Que va-t-il advenir de tout cela ? demanda prosaïquement Adamsberg en désignant le bâtiment d'un geste large.

— En quoi cela vous concerne-t-il ? Nos finances nous permettront d'aboutir au terme de notre recherche.

Le ton cassant, presque pétrifiant, de Robespierre persistait dans la voix du président et continuait d'incommoder Adamsberg.

— Lui, le connaissez-vous ? enchaîna-t-il en lui tendant la photo de Victor.

— Un autre mort ? Un autre traître infâme ? dit Château en saisissant le portable que lui tendait le commissaire.

— L'avez-vous vu ici ?

— Cela va de soi. Il s'agit du secrétaire d'Henri Masfauré, prénommé Victor, bâtard et fils du peuple. Éliminé, lui aussi ? demanda-t-il froidement.

— Encore vivant. Il accompagnait donc son patron lors de ses passages aux assemblées ?

— Henri ne se passait pas de son secrétaire. Victor obéit, Victor mémorise. Interrogez-le, lui aussi.

— C'est mon intention, répondit Adamsberg, conscient que, dans son rôle impérieux, Château venait de lui donner un ordre.

Cela ne l'embarrassait pas, mais le frappait. Il se leva, fit quelques pas, déposa son portable sur le bureau, après avoir composé le « 4 », qui le mettait en communication avec Danglard, de telle sorte que son adjoint puisse suivre cette conversation depuis la brigade. L'opinion du commandant lui importait en cette circonstance singulière.

— Savez-vous d'où vous vient cette ressemblance avec Robespierre ? reprit Adamsberg sans se rasseoir.

— Du maquillage, monsieur le commissaire.

— Non. Vous lui ressemblez.

— Malice de la nature, intervention de l'Être suprême, à votre choix, dit Château en s'asseyant, croisant les jambes.

— Ressemblance qui vous a poussé à vous lancer sur les traces de Robespierre et à fonder cette association, ce « concept ».

— En rien.

— Jusqu'à ce que le personnage vous imprègne peu à peu.

— Sans doute est-ce parce que c'est le soir, monsieur le commissaire, et que votre journée fut harassante, que vous perdez en subtilité. Vous vous apprêtez à présent à me demander si je « fusionne » avec lui, selon je ne sais quel processus mental aberrant, si je suis la proie d'une double personnalité et autres stupidités remarquables. Je vous arrête avant ces insanités. Je joue Robespierre, comme je viens de vous le démontrer, et je m'en tiens là. Et je suis d'ailleurs fort bien payé pour le faire.

— Vous êtes rapide.

— Il n'est pas difficile de vous devancer.

— Il est dominé, dit Danglard, avec le ton anxieux d'un homme qui commente le déroulement d'un match sportif.


Les agents s'étaient rassemblés en une masse compacte, collés les uns aux autres, certains le buste allongé sur la table, pour pouvoir mieux entendre les voix sortant de l'appareil posé sur la table.

— Vous êtes François Château, je sais cela, dit Adamsberg.

— Fort bien. Cela clôt le débat.

— Et vous êtes le fils de Maximilien Barthélemy François Château. Lui-même fils de Maximilien Château.

Château-Robespierre se raidit et, à l'autre bout de Paris, Danglard et Veyrenc firent de même.

— Quoi ? demanda Voisenet, suivi par le regard de ses collègues.

— Ce sont les prénoms du père et du grand-père de Robespierre, expliqua rapidement Danglard. La famille Château s'est attribué les mêmes prénoms que celle des Robespierre.

Le président Château entra dans une de ces fureurs que l'on connaissait à l'Incorruptible attaqué, son poing s'abattant sur la table, ses lèvres fines et tremblantes, invectivant, attaquant.

— Il est en danger ? demanda Kernorkian.

— Taisez-vous, nom de Dieu, dit Veyrenc. Retancourt est toute proche.

Savoir le lieutenant à proximité du commissaire calma sur-le-champ l'équipe, Noël y compris. Les têtes se penchèrent plus avant vers le haut-parleur.

— Traître ! criait à présent Château. Je vous appelle à l'aide en confiance et vous en usez en hypocrite infâme pour fouiner comme un rat jusque dans ma propre famille !

« Hypocrite infâme », une expression favorite de Robespierre, commenta Danglard à mi-voix.

— Et quand bien même ? continuait Château. Oui, toute la famille était furieusement robespierriste, et croyez-moi, je ne vous souhaite pas de le vivre !

— Pourquoi n'avez-vous pas hérité des prénoms sacrés ?

— Grâce à ma mère ! hurla Château. Qui a tout fait pour me protéger de ces furieux dévots et qui s'est noyée sous mes yeux quand j'avais douze ans ! Cela vous contente-t-il, monsieur le commissaire ?

Le petit homme s'était levé, avait arraché sa perruque, et l'avait jetée au sol avec violence.

— Masque tombé, dit Danglard. Le second bouchon de la bouteille a sauté.

— Il y a des bouteilles à deux bouchons ? demanda Estalère.

— Évidemment, dit Danglard. Taisez-vous. On entend l'eau couler. Il y a un lavabo dans le bureau, près de la machine à café. Il se démaquille, peut-être.

Château se frottait brutalement le visage, laissant s'écouler une eau blanche. Puis crachant et reniflant sans vergogne, il essuya sa peau, redevenue mi-rose mi-livide, et revint s'asseoir, à mi-chemin entre orgueil et accablement, tendant une main élégante pour demander, cette fois, une cigarette.

— Vous êtes un combattant qualifié, commissaire, j'aurais dû vous guillotiner plus tôt, dit-il en retrouvant presque un sourire, si malheureux ce soir. Vous guillotiner le premier d'entre eux. Car c'est bien à quoi vous pensez, n'est-ce pas ? Que ma folle famille m'a intronisé comme « descendant » de Robespierre ? Qu'elle a enfoncé cette mission dans mon crâne d'enfant ? Eh bien c'est exact. Mon grand-père fut le forgeron de ce destin, un vieillard intraitable, lui-même élevé dans le grand culte. Ma mère s'y est opposée et mon père était un faible. Dois-je poursuivre ?

— S'il vous plaît. Mon grand-père était un imbécile, abîmé par la guerre, et un despote.

— Le vieux a commencé mon éducation à quatre ans, dit Château, un peu calmé. Il m'a appris les textes mais aussi la posture, la voix, les mimiques, et plus encore, la méfiance envers les ennemis, la défiance envers tous et la pureté comme règles de vie. Persuadé qu'était ce vieux crétin pourri d'orgueil de descendre du grand homme. Ma mère m'aidait à résister. Chaque soir, telle Pénélope et sa tapisserie, elle défaisait pour moi ce que le vieux avait façonné dans le jour. Mais elle est partie. J'ai toujours pensé que le vieux avait fendu la barque dans laquelle elle s'est noyée. À la Robespierre : éliminer l'obstacle qui se dressait entre lui et moi. Après sa disparition, il a accentué sa dictature. Cependant j'avais douze ans, et le bouclier que ma mère avait forgé était prêt. Le vieux a donc trouvé un autre obstacle devant lui : moi-même.


Adamsberg arrêta sa marche devant le bureau, et les deux hommes prirent une autre cigarette. Le spectacle qu'offrait Château, avec son visage sans prestance à moitié nettoyé, couvert de traînées blanches, sa couronne chauve de cheveux mouillés, ses yeux tuméfiés, le tout posé sur le corps encore en habit bleu de Robespierre, était aussi splendide qu'affligeant. Il aurait pu être grotesque. Mais sa détresse, la grâce de son maintien, le burlesque de son aspect l'ébranlaient, le touchaient. C'était lui, Adamsberg, qui avait voulu cette défaite, et même cette débâcle, elle lui était nécessaire pour l'enquête. Jusqu'au second bouchon, jusqu'à la lie. Mais à quel prix.

Pensées du même ordre à la brigade, où les souffles étaient retenus, l'émotion perceptible, mais que seul Estalère exprima.

— C'est triste, hein ? dit-il.

— Mon père aimait Napoléon, dit Voisenet, mais il ne m'a jamais demandé d'aller conquérir la Russie. Encore que moi et mes poissons, ça l'exaspérait sacrément.

— Silence, exigea Danglard.

— Cependant, reprit Château en exhalant la fumée, votre suspicion va plus loin. Vous vous figurez que le vieux a tordu ma personnalité comme le forgeron déforme une barre de fer. Que j'ai intégré le rôle d'« élu » qu'il m'avait assigné et qu'aujourd'hui, n'est-ce pas, je reproduis le comportement destructeur de Robespierre. Que c'est moi qui supprime les membres de ma propre assemblée. Voilà ce que vous pensez. En cela, commissaire, vous vous fourvoyez.

Château serrait et desserrait ses doigts sur sa poitrine, sur le jabot de dentelle mouillé, comme s'il voulait saisir ou caresser quelque chose. Adamsberg l'avait vu faire ce geste compulsif la veille. Un pendentif, supposa-t-il, un talisman, un portrait de sa mère, quelques cheveux.

— Avec ce « bouclier » venu de votre mère, pourquoi fonder malgré tout cette association et endosser ce rôle détesté ?

— Je savais être Robespierre sur le bout des doigts depuis mes quinze ans. Même après la mort du vieux, le personnage me hantait, il suivait mes pas, mes gestes, il m'avait pris en filature, il ne me lâchait pas. Alors je me suis retourné et, ma foi, je lui ai fait face. Face, commissaire. Avec le désir d'en finir, de lui régler son compte. Alors je l'ai saisi. Je l'ai agrippé et je l'ai joué et encore joué. Il est ma créature et non plus moi la sienne. C'est moi qui tire les ficelles à présent.

Adamsberg hocha la tête.

— Nous sommes fatigués, non ? dit-il en se rasseyant, écrasant sa cigarette.

— Oui.

— Vos associés, les cofondateurs — comment les nomme-t-on, déjà ?

— Leblond et Lebrun.

— Leblond et Lebrun savent-ils tout cela ?

— Surtout pas. Puis-je vous prier, si tant est qu'on puisse prier les forces policières, qu'ils demeurent dans cette ignorance ?

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