XXVII

Il roulait gyrophare sur le toit pour rattraper le temps passé avec le docteur Lebrun-Rousselet. L'homme avait fait bonne figure mais l'inquiétude l'oppressait. Sa diction n'était pas aussi fluide que lors de sa première visite, ses mains se refermaient souvent, le pouce placé à l'intérieur du poing. Adamsberg envisageait aussi quelque nouveau maquillage dans son allure d'aujourd'hui. L'homme avançait masqué, en biais, sur ses gardes. Prêt à se replier à la moindre alerte, tels les gars dans l'arène qui excitent le taureau et se réfugient d'un bond derrière les barrières de bois.

— Danglard ? appela-t-il en conduisant d'une main. Parlez un peu fort, je suis sur la route.

— Je vous croyais revenu, bon sang.

— Mais les bateaux dérivent toujours au-delà des phares.

— Toujours en route vers le nourrisson Amédée ? Alors que j'apprends que le secrétaire de l'association vient d'être menacé et demande protection ?

— Pas menacé, observé.

— Vous avez vu la gueule de ce fils de Danton ?

— Lugubre. Dites, Danglard, comment s'appellent ces barrières de bois derrière lesquelles s'abritent les types qui énervent le taureau ?

— Pardon ?

— Dans les corridas.

— Les burladeros. Et les « types » sont les peones du torero. C'est important ? ajouta Danglard, caustique.

— Du tout. C'est juste que notre médecin — Lebrun est bel et bien psychiatre — est un gars comme cela. Il redoute les assauts, il fuit. Alors que François Château, que l'on suppose directement visé, n'a demandé aucune protection.

— Après quatre assassinats et Danton dans sa rue, je me mets aisément à sa place.

— On pourrait lui suggérer de s'enduire de fiente de corneille mantelée.

— Cela plaira certainement.

— J'ai idée que notre Lebrun milite dans l'association Robespierre — on peut parler de militantisme, non ? — parce qu'il y assiste à des agressions, à des violences et à des offensives dont il est incapable dans la vie. Cela l'équilibre par procuration.

— Et après ?

— Danglard, je serai rentré dans quatre heures, il est inutile de s'énerver.

— Et après ? C'est maintenant qu'on va aller interroger ce rejeton de Danton. Et vous, vous partez bavarder avec la famille d'Amédée.

— Vous serez bien meilleur que moi pour questionner un type pétri d'histoire au point d'en perdre l'esprit. Il faut au rejeton de Danton un homme savant et délicat. N'y allez pas seul, cela va sans dire.


Adamsberg entra dans le modeste village de Santeuil et s'arrêta face à un bar-tabac où le patron accepta de lui préparer un sandwich, ce qui n'était pas l'habitude de la maison.

— J'ai que du gruyère, dit l'homme rudement.

— Ce sera parfait. Je cherche la ferme du Thost.

— Ça se voit que vous n'êtes pas d'ici. On dit « Tôt », sans prononcer le « s ». Et c'est pour y quoi faire ?

— Pour aider un enfant qui y a vécu, il y a très longtemps.

L'homme fit la moue, réfléchissant. Évidemment, s'il s'agissait d'un enfant, c'était différent.

— C'est à sept cents mètres de là, sur la route de Réclainville. Après, vous croisez la route du Vieux-Marché et vous y êtes. Mais vous ne trouverez plus rien. Si le gosse, il cherche ses parents, alors c'est triste. Parce qu'ils sont partis en cendres il y a de ça quinze ans. La baraque a brûlé, et le mari et la femme avec. C'est moche, hein ? Des jeunes qu'avaient trouvé malin de faire un feu de camp la nuit. Avec toute cette paille à côté, pensez. Tout est parti en une heure de temps. Comme les Grenier prenaient des cachets pour dormir, ils n'ont rien vu venir. Moche, moche.

— Très moche.

— Remarquez, on les aimait pas trop. Faut pas dire du mal des morts — phrase d'ouverture qui permettait d'en dire ensuite —, mais c'étaient des sacrées peaux de vache. Rien dans le cœur et tout dans le bas de laine. Et ils prenaient des gosses orphelins pour arrondir les fins de mois. Je sais pas comment on a pu confier des gamins à des gens comme ça. Parce qu'ils devaient trimer dur, les petits, ça oui.

— Un de ces gamins, il s'appelait Amédée ?

— J'y allais jamais, moi. Mais une qui pourrait vous renseigner, c'est la Mangematin. Oui, elle s'appelle comme ça, c'est pas de chance mais on choisit pas son nom. Une brave femme. Après que vous avez passé l'ancienne ferme — vous ne pouvez pas vous tromper, il reste encore des murs noircis —, vous faites trente mètres et vous voyez un portail vert, sur votre droite.

— Elle les connaissait bien ?

— Elle allait aider chaque mois pour les grandes lessives. Et elle apportait une friandise aux gosses. Une brave femme.


Adamsberg sonna au portail vert un peu avant seize heures, après avoir débarrassé sa veste des miettes de son sandwich. Un grand chien s'écrasa les dents contre la barrière, aboyant férocement, et Adamsberg posa sa main sur sa tête à travers les barreaux. Après quelques grognements, puis gémissements, le chien déclara forfait.

— C'est que vous savez vous y prendre avec les animaux, vous, dit une grosse femme qui s'approchait en boitant. C'est pour ?

— Une enquête sur un gamin qui vivait à la ferme du Thost. C'était il y a longtemps.

— Chez les Grenier ?

— Oui. Il s'appelait Amédée.

— Il ne lui est pas arrivé malheur au moins ? dit la femme en ouvrant son portillon.

— Pas du tout. Mais il ne se souvient pas de grand-chose de cette époque, il aurait besoin d'un peu d'aide.

— Ben moi, j'ai pas la mémoire courte, dit la femme en le faisant entrer dans sa petite salle à manger. Du café ? Du cidre ?

Adamsberg choisit le café et la femme — qui s'appelait Roberta Mangematin, il l'avait lu sur sa boîte aux lettres — passa l'éponge sur la toile cirée de la petite table, déjà propre.

— Ça ne vous gêne pas que je prenne un cidre au moins ? dit-elle, en séchant à présent la nappe au torchon. Vous venez de loin ?

— De Paris.

— Vous êtes de la famille ?

— De la police.

— Ah, dit la femme en étendant son torchon devant un gros radiateur.

— C'est qu'Amédée s'est retrouvé mêlé à une sale histoire — il n'y est pour rien, ne vous en faites pas — et il a besoin d'en savoir plus sur son enfance au Thost.

— On dit « Tôt », sans prononcer le « s ». Vous parlez d'une enfance, chef.

— Commissaire, dit Adamsberg en lui montrant sa carte.

— Un commissaire pour ça ?

— C'est que personne ne s'y intéresse, à Amédée. Mais moi si. Alors je suis venu.

Roberta lui versa respectueusement le café, puis se remplit un bon verre de cidre.

— Comment il est maintenant, le petit ?

— Très beau.

— Il n'y avait pas plus joli petit gars dans toute la région. On l'aurait bouffé tout cru. Et gentil avec ça. Vous croyez que ça aurait amadoué la mère Grenier ? Pensez. Elle le trouvait trop délicat. Alors elle le poussait au travail comme un bourrin. À quatre ans. Pour le faire homme, elle disait. Pour le faire esclave, oui. Il me crevait le cœur, ce gosse, avec sa bouille si triste. Et vous dites qu'il ne se rappelle rien ?

— Juste quelques bribes. Il parle de canards décapités.

— Ah ça, dit la femme en reposant lourdement son verre. Quelle garce, celle-là. Faut pas dire du mal des morts mais il y a pas d'autre mot. Elle s'était mis en tête qu'Amédée aille tuer la volaille, quand y avait besoin. À quatre ans, vous vous rendez compte ? Et l'Amédée, il était trop sensible, il ne voulait pas, rien à faire. Elle lui montrait comment s'y prendre, elle attrapait la poule et crac, elle lui coupait le cou à la hache. Comme ça, devant lui. Des drames et des drames. Parce que chaque fois qu'il refusait de le faire, il était puni toute la journée sans manger. Alors un jour, forcément, le petit, il a perdu la tête. Il avait quoi ? Cinq ans. C'était pas longtemps avant son départ. Il a attrapé la hache et il a fait un carnage, il en a décapité sept ou dix d'un coup, des canards. Le médecin, il m'a dit qu'il se vengeait de ce qu'on lui faisait, quelque chose comme ça. Qu'à ce train-là, il aurait eu vite fait de couper le cou à la mère Grenier. Moi je crois pas ça.

Roberta se mit à secouer la tête avec énergie, menton en avant.

— Que croyez-vous ? demanda Adamsberg.

Café dix fois meilleur qu'à la brigade, il faudrait en parler à Estalère.

— Qu'il voulait juste montrer qu'il savait le faire, répondit Roberta, pour qu'on cesse de le punir et de le traiter de fillette. Il avait pas sa raison ce jour-là, y a pas à chercher plus loin. C'est malheureux, un garçon si gentil. Elle l'a tordu, voilà ce qu'elle a fait.

— Et le mari ?

— Pas meilleur que sa mégère. Sauf qu'il causait pas, lui. Mais il faisait tout comme elle disait, il a jamais défendu le gosse. Un bon à rien d'alcoolique, tenez, dit-elle en remplissant son verre, mais dur à la tâche, faut lui reconnaître ça. M'étonne pas qu'Amédée, il se souvienne des canards. Parce que vous savez ce qu'elle a fait après ?

— Elle l'a battu comme plâtre.

— Bien sûr, mais après ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, tous les canards qu'il avait tués, elle l'a forcé à les plumer et à les vider. Et ensuite, elle les lui a fait bouffer à tous les repas, au petit-déjeuner, au déjeuner, au souper. Le gosse, il vomissait partout. Grâce à Dieu, le grand l'aidait. Il avalait des portions à sa place, il enterrait des morceaux, il lui passait sa nourriture. Sans lui, je sais pas ce qu'il serait devenu.

— Quel grand ?

— Oh celui-là, il avait déjà dix ans quand Amédée est arrivé tout bébé. Aussi défavorisé par Dieu qu'Amédée était gracieux, mais avec un cœur d'or. Il a protégé le petit comme une mère poule. Ils s'aimaient, ces deux-là, on peut le dire.

— Quel grand ? répéta Adamsberg en alerte.

— Celui qu'elle avait pris avant, un abandonné lui aussi. La mère, elle envoyait la pension et puis c'est tout. Mais l'Amédée, faut croire qu'il était pas si abandonné que ça parce qu'un beau jour, ses parents sont venus le chercher. Cette femme, on aurait dit qu'elle se prenait pour une duchesse. Elle était pas venue le voir une fois, mais elle payait bien, disait le père Grenier. Les Masfauré, ils s'appelaient.

— Comment vous le savez ?

— Par le facteur. Tout le monde le savait. Vous auriez dû voir ça quand ils sont venus le prendre. J'étais de lessive. Amédée s'agrippait dans les bras de Victor — c'était le grand —, et lui, il le serrait de toutes ses forces, pas moyen de les décrocher l'un de l'autre. Victor murmurait des mots à l'oreille du petit, il courait partout dans la cour avec le gosse suspendu sur lui comme un petit singe, pas moyen. Finalement, le père Grenier s'en est mêlé, ils ont décollé les deux garçons, et ils ont fourré Amédée qui hurlait dans la belle voiture. En trois quarts d'heure, ça a été réglé.

— Il avait les cheveux blonds, Victor ?

— Ça oui, et bouclés comme ceux d'un ange. C'était ça qu'il avait de joli. Et puis son sourire. Mais on ne le voyait pas souvent.

— Madame Mangematin, vous avez parlé des pensions.

— Vous croyez quand même pas que les Grenier, ils auraient fait ça par bonté d'âme ?

— Bien sûr que non. Ces pensions, savez-vous s'il en arrivait une ou bien deux par mois ?

— Ça, je saurais pas vous le dire. Le facteur a toujours parlé de l'argent Masfauré, et rien d'autre. Je lui demande si ça peut vous arranger. Mais attention, il est plus tout jeune. C'est pas sûr qu'il se souvienne.

La femme s'éloigna dans une pièce voisine pour téléphoner. Le chien féroce était entré dans la salle et venu se coucher directement entre les jambes d'Adamsberg. Le commissaire lui grattait le cou sans y songer, sa pensée tournée vers les deux garçons de la ferme du Thost. Du Tôt.

— On peut dire que vous avez le don avec les bêtes, monsieur le commissaire, dit la femme en revenant. Lui aussi un jour, il m'a bouffé un canard. Mais ça n'a rien à voir.

— Non.

— Au chien, c'est dans sa nature, de tuer.

— Oui, répondit Adamsberg, se demandant si tuer était également entré dans la nature d'Amédée, que la mère Grenier avait « tordu ».

— Une seule enveloppe par mois, dit Roberta en reprenant son verre de cidre, il y mettrait sa main au feu. Sauf qu'avant, ça venait pas d'une Masfauré, mais d'un autre nom. Elle avait dû se marier entre-temps.

— Et comment savait-il que c'était la pension ?

— Ça, il me l'a dit dans le temps en rigolant. Un facteur, ça repère les billets de banque qui crissent dans une enveloppe, comme un chat trouve la souris. Ça arrivait en liquide, sûrement qu'elle voulait pas laisser de traces.

— Ce qui voudrait dire, madame Mangematin, que Victor et Amédée seraient frères, n'est-ce pas ? Si une seule enveloppe arrivait pour eux deux ?

— Ma foi, j'y avais pas pensé, dit la femme en bouchant fermement sa bouteille, mais ça m'étonnerait pas, vu comme ils étaient fourrés ensemble. Mais je peux vous dire que quand la Masfauré est venue récupérer Amédée, elle a pas jeté un regard à Victor, pas plus que s'il avait été une merde, si vous voulez m'excuser. Même dénaturée, une mère fait pas ça, si ? Et si ça avait été sa mère, pourquoi qu'elle aurait pas embarqué les deux garçons d'un coup, ce jour-là ?

Adamsberg fouilla un long moment dans son carnet, où rien n'était classé.

— Cela vous ennuierait beaucoup de rappeler le facteur pour lui demander si, avant l'arrivée d'Amédée, l'enveloppe ne venait pas de Pouillard ? D'une Marie-Adélaïde Pouillard ? C'était le nom de jeune fille de la mère d'Amédée.

— Pas du tout, j'aime bien appeler le facteur.

La réponse vint peu de temps après, affirmative : Pouillard. Roberta en avait profité pour inviter le facteur à dîner.

Загрузка...