Ellena est en train de claper avec le signor Morituri. Cézigue, le régime jockey, connaît pas ! Il souscrit seulement aux nourritures pauvres en calories par le massacre d’un homard qui fut vigoureux naguère et qui, nappé d’une sauce thermidorienne, est devenu succulent. Je me suis toujours demandé en quoi la chute de Robespierre pouvait s’inscrire dans une tradition culinaire de haut niveau ; mais chacun célèbre à sa manière la fin de la Convention et ce n’est pas mon affaire. Après ce cardinal des mers, Aldo commande un carré d’agneau qu’il fait escorter sans pudeur de flageolets, lesquels lui tiendront compagnie cet après-midi, au grand dam de son élégant caleçon made via Venetto.
J’adresse un salut au couple, m’installe à ma table. Pendant ce temps, mes deux compagnons planquent le nouveau cadavre, ainsi qu’il fut dit. Ça grince dans ma tête comme le treuil rouillé d’un vieux puits. Je me sens embarqué dans la plus louche affaire qui se puisse concevoir. L’équarrissage impitoyable de ces vieillards me plonge dans un abîme de douloureuse perplexité et je ne suis pas loin de penser qu’il n’existe pas d’autres mobiles que la folie pour amener un criminel à supprimer des gens en bout de parcours avec un tel machiavélisme.
La folie ! T’avouerai-je que j’en frissonne ?
Le meurtrier le plus endurci, répondant aux plus basses des motivations, n’est rien comparé à un dément. Quels que soient ses forfaits, il reste sur le sol. L’être privé de raison est inatteignable.
Le serveur m’apporte en grande pompe trois carottes coupées dans le sens de la longueur.
— Revenez dans trente secondes m’annoncer à haute et intelligible voix qu’on me demande au téléphone, lui chuchoté-je.
Ce qu’ils ont de chouette, dans l’hostellerie de classe, c’est qu’ils ne s’étonnent jamais des désirs du client. Que tu réclames l’adresse d’un bon chausseur, d’un bon bordel ou du papier tue-mouches, ils s’emploient sans barguigner à te donner satisfaction. Mon brave loufiat s’éclipse tandis que je croque une fort appétissante demi-carotte. Il revient peu après en clamant à tous les échos que je suis appelé au téléphone.
Je quitte la table et fonce jusqu’à la chambre mortuaire où la dame Morituri continue de s’éterniser entre ses deux bougies qu’une main pieuse a renouvelées.
Dans un grand pot de faïence bretonne, que ça représente une petite connasse en sabots et jupe gonflante s’en allant puiser de l’eau avec deux seaux en équilibre sur une barre de bois ajustée sur ses épaules, on a placé des fleurs artificielles : hortensias bleus.
Au milieu des plantes en matière plastique, un petit magnéto. Bien que le voyant de marche soit allumé, il ne tourne plus, son autonomie de 90 minutes étant dépassée. Je l’enfouille et me retire de la pièce après un bref salut à la « comtesse ».
Retour chez moi, j’enroule la bobine, met sur « reproduction ».
Il y a notre brouhaha. On dit des mots au constructeur (voix de Pinaud). On lui prend congé. Claquement de porte.
Le gars Aldo demande à Ellena :
« — Vous y comprenez quelque chose ? »
Elle ne répond pas. Succèdent des bruits de pas. Lui ne parle plus. Un long silence. Puis la voix du constructeur de l’Aeral lance, pathétique, dans un italien littéraire :
« — O toi, ma chère mère qui m’as donné la vie ! »
Bruit de sanglots.
Voix d’Ellena :
« — Allons, allons, du courage, monsieur ! »
« — J’en aurai. Je vais lui organiser des funérailles splendides, mademoiselle Mencini. »
Bon, compris. Il est niqué, le Tonio. La garce m’aura vu placer l’appareil dans les hortensias bidons. Quand le constructeur lui a demandé si elle y comprenait quelque chose, elle a dû lui faire signe de se taire et lui montrer mon petit outil indiscret. Dans le cul, la balayette ! J’ai pas la chance pour moi, ces jours-ci !
Ça m’arrive souvent, en début d’enquête, de cafouiller dans des sacs d’embrouilles. J’ai l’impression que le sort m’est contraire, qu’il me fait le pied de nez. Et puis je rétablis la situation vaille que vaille, et le superbe Antonio rafle le banco en fin de parcours.
D’ailleurs, même les déconvenues sont exploitables, dans mon job : toujours chercher le positif du négatif ! Ainsi, le fait que les deux Ritals se soient abstenus de jacter parce qu’ils ont découvert mon petit mouchard prouve qu’ils ont des trucs à cacher ! C.Q.F.D. Et la phrase d’attaque d’Aldo aussi ne manque pas d’intérêt : « Vous y comprenez quelque chose ? »
Les idées qui me tourneboulent sous la coiffe prennent de l’extension. S’élargissent en ondes tourmentantes sous mon bonnet à poils. Du cran, commissaire ! Répète-toi ta fière devise : « Boire, manger et baiser sont les trois plus belles jouissances qui existent. »
Je décroche mon turlu pour sonner la Grande Volière. Je voudrais Mathias, mais l’on me répond que le Rouquemoute est en vacances avec sa tribu. Je risque :
— Bérurier croiserait-il dans les eaux territoriales de la Poule ?
Et le standardiste d’exclamer :
— Il est avec moi, commissaire ! Nous bavardions au moment où vous avez appelé.
— Offre-le-moi en prime, Ducraz !
L’organe superbe, sonore, gras, beau comme une huître spéciale triple zéro ou un glave de même calibre retentit.
— Lazare est grand, mec ! Juste qu’j’présentais Violette à Ducraz ! Ça carillonne et t’v’là en ligne d’mire.
— Qui est Violette ?
— La femme d’ma vie. Tu la verrerais, y t’viendrerait des fourmis sous les roustons ! Une vraie rousse, mon drôlet ! Rouquine d’partout : tifs, chatte, poils d’bras. Et qui fouette langoureus’ment la ménagerie. Des yeux bleu-vert couleur épinards, des cils et des sourcilles presqu’ blancs ! La manière qu’é gesticule du fion, au plum’, tu d’viens dingue ! J’en ai vu des mouilleuses, mais des comme elle, Nevers ! Quand elle prend son fade, t’as l’braque qui rent’ à la godille ! Mais c’qui me botte surtout, en elle, c’est son fumet. A r’niffe le civet d’lièvre bien faisandé, ça porte aux sens.
Je perçois des protestations féminines non loin de l’orateur. Alexandre-Benoît les endigue :
— Mais si, mais si, ma gosse, pas d’fausse modestie, j’sais ce dont j’cause.
Et, à moi :
— Elle est modeste, si tu saurais… E s’appelle pas Violette pourerien ! Magine-toi qu’elle est pervenche d’son métier. J’l’ai connue juste qu’elle prétendait m’filer un papillon su’ l’pare-brise pour défaut d’estationnage. J’radine à temps. J’lu dis comme quoi on est d’la même boutique et qu’y s’agit pas d’se charogner ent’ nous. Mais elle, novice, é croive à l’intégralité, à l’esprit d’justice, ceci-cela. C’est comme qui dirait la p’tite sœur saint’ Thérèse du carnet à souches. E m’fait : « V’s’êtes en infraction, j’verbalise, un point c’est tout ; le reste, j’n’veux pas le savoir ! »
« Moi, tu m’connais, Antoine ? Aussi sec, je déverrouille ma braguette et j’lu dégaine le bestiau su’ coussin d’air. “Et çu-là, tu veux l’savoir, connasse ?” j’lu questionne familièrement. La pauvrette, un boudin géant tel que comme, é l’ignorait qu’ça pouvevait eguesister. Ses lampions disjonctent ! Elle m’visionne jusqu’au fond d’la France. Ell’ blablutie : “Oh ! mon Dieu ! Est-ce-t-il possible ! Est-ce-t-il possible, une queue pareille !” C’qu’é disent toutes, quoi !
« Aussi sec, j’referme l’rideau d’scène, et j’lu montre l’hôtel Monbijou qu’l’enseigne clignotait à deux pas. “Arrive, ma gosse, et j’vais t’démontrerer qu’non s’lement c’est possib’, une queue pareille, mais qu’en suce elle fonctionne au quart d’tour.” “V’s’allez pas me baiser en uniforme !” elle égosille, Violette, toujours héroïque du d’voir ! “Fais-toi pas d’souci, j’t’l’ôtererai avant d’t’calcer !” J’la biche par une aile et, oust ! A l’hôtel.
« On s’pointe au Monbijou. Un vieux gâteux m’annonce qu’c’est complet. “C’t’un malentendu, j’lu rétroque, on vient pour un contrôle.” Poum ! J’Iu colle ma brème sous la myopie. ”V’s’avez bien vu, moui ?” Et je nous dirige vers la première piaule dont au-d’là d’laquelle y avait un solo d’sommier d’force cinq ! Toc toc ! “Qu’est là ?” d’mande une voix essoufflée. “Police !” “Un instant !” On déponne. Un gros julot, genre charcutier d’sortie, en sueur, l’cheveu collé, cache sa zézette derrière sa ch’mise en boule. Je vais ramasser son rest’ de fringues su’l’dossier d’la chaise, lui fourre tout dans les bras et le virgule su’ le palier d’un coup d’genouxes dans les noix. “On s’casse ! j’y fais, sans rouscailler, en s’estimant heureux d’éviter l’scandale.” “Mais ! il bêloche. Mon amie ! Mon amie !” “Va l’attendre au troquet du coin et cesse d’m’pomper l’air sinon j’t’emballe pour outrage à la pudeur de magistrats dans l’exercice de leurs fonctions.”
« Là-dessus, je relourde. Sa pécore, au gros naveton, c’tait une minuscule brunette av’c des yeux de rate. L’genre p’tite salingue, si tu voyes ? Elle s’cachait la pudeur sous l’drap. “Pas d’panique, ma gosse, je lui dis-je, et bienvenue au clube.” Là-dessus, je me dessaboule. Mon pote Mandrin, t’aurais cru une bite, d’accord, mais d’amarrage ! En l’aperc’vant, elle a cessé d’avoir peur, la gosseline. Violette, j’l’ai décarpillée, comme promis, en parfait gentleman. Et alors on s’est payé un’d’ses fantasias, les trois, qui cont’rera dans les annus du Monbijou. Ces dames étaient folles d’leurs jolis corps ! Moi j’donnais du braque tous azimuts. Tu t’s’rais cru à la bataille Nelson gagnée par l’amiral Trafalgar Square. J’arrêtais pas d’boucher des trous, colmatant des chattounes, des p’tits borgnes, des bouches, des entre-nichons. Popaul était d’partout à la fois !
« C’est au cours d’c’te séance qu’ j’ai tombé amoureux fou d’Violette. Une nature comm’ elle, t’as pas l’droit d’laisser passer. La manière qu’é m’estrapolait le chauve à col roulé ! Celle dont é t’glisse l’pouce dans l’oigne en t’flattant les bourses des aut’ doigts ! Celle aussi qu’é noue ses jambes à ton cou, l’acrobate, pendant qu’tu l’embourbes, afin d’te laisser l’choix d’ses entrées privées. Attends ! Ell’ m’cause ! Qu’est-ce tu racontes, Viovio ? J’frise l’indiscrétion ? Tu rigoles ! J’raconte à Santonio, mon supérieur hiéraldique ! Si j’aurais des s’crets pour lui, alors, c’s’rait la fin d’tout. »
J’estime le moment opportun pour lui demander son concours :
— Besoin de toi, Gros, urgentissimo ! Tu as d’quoi écrire ?
— Moi, non, mais Ducraz. Tu veux bien écrire c’dont j’vais t’dicter, Ducraz ? C’est pour Sana. Tu dis quoi, l’grand ? Mlle Ellena Mencini. Avec un « c » et y a pas d’h à Ellena…
Je marche à longues enjambées sur la lande bretonne. Temps mouillé, venteux. Superbe paysage quand on ne craint pas la mélancolie. Le bord de mer dépouillé, galeux, couleur de tapis-brosse. Long paillasson jeté sur la grève étroite. Au loin, très loin, je distingue la masure dont il est fait état dans le mystérieux message. Elle est d’un gris d’écailles de poisson. Les mouettes se laissent bousculer par les courants. Parfois, elles tombent comme des pierres blanches entre les vagues, y flottent un court instant pour gober le poisson qu’elles viennent de saisir et remontent faire le carrousel échevelé avec les autres.
Seul être vivant dans cette désolation, un vieux monsieur qui marche à ma rencontre, retour de promenade. Il porte une sorte de houppelande en tissu écossais à double col, une casquette assortie, des chaussures de marche et il se sert d’une canne dont il pourrait fort bien se passer à en juger la sûreté de son allure.
Au fur et à mesure que nous nous rapprochons l’un de l’autre, je distingue son visage. Pas du tout le genre gâtoche ! Au contraire, l’homme est svelte ; il a la peau colorée, le poil dru et presque blanc, une moustache à la Chaplin, un regard net et clair.
Comme nous allons nous croiser, je le salue d’un hochement de tête. La solitude rend urbain. En campagne, on dit « Bonjour » à des inconnus qu’on ne distingue même pas dans la cohue des villes où ils pourraient se fraiser la gueule devant toi sans que tu songes à intervenir.
Lui, il s’arrête.
— Je vous demande bien pardon, me dit-il, vous êtes le commissaire San-Antonio, n’est-ce pas ?
— En effet.
Je lui souris, hésite à lui tendre la main ; mais c’est lui qui en prend l’initiative.
— Félicien Jaume, se présente-t-il.
Sa dextre est ferme, déterminée.
— Je vous reconnais pour avoir vu votre photographie dans la presse. J’ai lu, il y a quelques mois, un excellent reportage sur vous dans Paris-Match.
— Merci.
Pourquoi merci ? Stupidité des phrases « relationnelles ».
Le beau vieillard ajoute :
— Je suppose que vous enquêtez sur les vilaines petites histoires de l’institut ?
J’élude d’un nouveau sourire incertain.
— Pardonnez mon indiscrétion si vous prenez ma question pour telle, mais j’ai vu arriver ce matin un monsieur d’un âge certain, et un très beau Noir. Ne seraient-ils point vos collaborateurs ? L’idée m’en est venue bien qu’ils voyageassent à bord d’une pompeuse Rolls Royce.
Je tique et m’encurieuse.
— Pourquoi ? lâché-je prudemment.
— Vous devriez leur dire qu’ils se montrent plus méticuleux lorsqu’ils véhiculent un cadavre dans un chariot à linge sale. Celui qu’ils charriaient pendant le déjeuner avait une main qui passait entre les barreaux du chariot : cela fait un peu désordre.
Il hoche la tête, porte un doigt à la visière de sa casquette et déclare :
— Au plaisir de vous revoir, commissaire ; et… bonne chasse !
Il s’éloigne en balançant sa canne.
La cabane part en digue-digue. Elle est effondrée partiellement du côté qui fait face à l’océan. Son toit a un affaissement dangereux et l’eau des pluies doit entrer dans cette masure sans trop de problèmes.
J’aperçois la roue arrière d’un vélo qui dépasse l’angle de la petite construction. Intrigué, je m’approche de la porte. Elle ne comporte pas de serrure, simplement un trou à mi-hauteur d’où pend un morceau de corde de chanvre terminé par une cheville de bois patinée par l’usage et le temps.
Comme je vais m’en saisir, la porte s’entrouvre en grinçant désespérément. Tout est noir. Odeur de paille moisie, de varech séché, de bois vermoulu.
Je fais un pas dans la masure, avec la confuse appréhension de morfler du contondant sur la nuque. Mais rien de tel ne se passe.
Je me tourne côté gonds. Une silhouette est là, immobile. Féminine. Parfum capiteux. Imperméable jaune, fichu sur les cheveux.
J’attends. Mes yeux s’habituant à la pénombre, je finis par identifier Lucette Clabote. Alors mon palpitant réussit un quadruple axel. Un flot de sang envahit mon cerveau.
Je croise en Dieu.