Je te l’ai déjà dit, mais je n’ai pas l’outrecuidance de penser que tu t’en souviens : chaque fois que j’ai fait l’amour, j’éprouve le contentement matois et confusément harpagonesque du gus qui vient de placer de l’affiche sur son livret de caisse d’épargne ; comme si, d’avoir déflaqué avait accru mes économies ; comme si le foutre semé au gré des chounettes se trouvait capitalisé d’autor et contribuait à garantir mon avenir !
Or, cette fois, en quittant Lucette, je ne conçois rien de tel, mais à la place une peine doucereuse, une mélancolie de tout l’être qui ressemble à de la musique triste apportée en bribes par un vent capricieux[6].
Amoureux, je te dis !
Ma sensualité comblée et mon corps épuisé me rendent plus sensible la séparation. Je décide qu’il me faut Lucette ! Absolument ! Pour l’obtenir, je dois résoudre les énigmes de l’institut pour, ensuite, prévenir Alexis Clabote de notre sombre dessein. Il va l’avoir à la caille, le talonneur ! Me maudire et, qui sait, me frapper. Ce qui constituerait un cruel dilemme pour moi ! Devrais-je, en grand coupable que je suis, dérouiller sans rebiffer ? Ou bien, au contraire, le calmer d’un crochet au menton qu’Alex, justement, a en galoche ? J’aviserai le moment venu. Souvent on envisage des instants qui, en fin de compte, ne se produisent pas.
Comme je reviens à l’institut d’un pas lent de mec essoré, elle fait « gling gling » avec la sonnette de sa bécane et me double en m’adressant un geste gracieux. Ah ! comme j’envie la selle de son vélo que je viens de suppléer avec force et brio !
Les pans de son ciré jaune flottent au vent du large. Ses cheveux blonds s’ébouriffent. La poitrine zinguée par l’émotion, je regarde s’éloigner cette silhouette et je hurle à plein chapeau dans l’air vivifiant :
— Je t’aime !
Elle a entendu puisqu’elle m’adresse, sans se retourner, un nouveau mouvement si léger que l’on pourrait croire que son bras flotte tel un fanion.
De toute beauté !
Au bout d’un peu, deux autres silhouettes s’inscrivent dans ma rétine. Elles s’avancent à ma rencontre. Tache noire, tache blanche, Jérémie et César.
Inquiets, ils m’interrogent du regard.
— Alors ? lance Pinuche.
— Affaire de cœur, messieurs ! Permettez-moi de n’en pas parler.
— D’accord, mais ferme au moins ta braguette, gentleman, grogne le Noirpiot.
— Le mec acidulé est à la morgue ? demandé-je en me rajustant.
— Il ! confirme Blanchouillard.
— Vous l’y avez conduit sans encombre ?
— Sans !
— Pourtant, un monsieur vous a croisés et a remarqué qu’une main du cadavre sortait entre les barreaux de la corbeille roulante !
— Tu plaisantes ?
— Non.
— Qui c’est, ce type ?
— Un homme observateur et pas tellement formaliste puisqu’il n’a pas rameuté la garde !
En arrivant, je me rends au bureau de Clabote. Celui-ci est absent mais Marinette est au boulot derrière sa machine à écrire turbo.
Elle radieusit en me voyant, espère que je vais lui placer une main tombée au bustier, ou — qui sait ? — à la craquouze. Mais je viens de fournir (en surabondance) et son bonnet à poils, j’en ai rien à branler (si j’ose dire !).
— Il y a ici un vieux client nommé Félicien Jaunie, exact ?
— Un habitué, confirme la dodue.
— Parlez-moi un peu de lui, je vous prie, exquise Marinette.
Elle rougit, sourit, me caresse furtivement les bourses, mais comme celles-ci sont vides, elles ne lui font aucune aumône.
— M. Jaune, fait-elle, est un homme très bien.
— Je le pense aussi.
— Il est retraité, mais je crois qu’il occupait un poste important, peut-être dans la diplomatie.
— Il en a l’allure.
— Il vient avec son épouse et ils paraissent très unis. C’est une dame distinguée.
— Le numéro de leur chambre ?
Elle consulte un fichier.
— Le 188.
— C’est parfait.
La grosse s’enhardit :
— On se voit bientôt ?
— Nous sommes en train de nous VOIR, cela ne vous aura pas échappé ?
Elle rit.
— Je veux dire, se voir « autrement ». C’était rudement bon, hier.
— Merveilleux ! rajouté-je.
— Je le disais à mon époux, il en était content pour moi.
Là, les bras m’en tombent plus bas que les testicules.
— Comment ça : vous l’avez dit à votre mari ?
— Le pauvre a eu un accident de chasse, y a dix ans. Il se reposait sous un arbre, son fusil couché dans l’herbe. Le canon était tourné vers lui. Son chien a marché sur la détente, le coup est parti : il a tout pris dans le bas-ventre.
— Le malheureux !
— Ça, vous pouvez le dire. Il a bien failli mourir. Maintenant, il est impuissant et urine avec un brise-jet. Au début, il cherchait à me compenser en me bouffant, mais vous savez, minette, quand l’appétit n’y est pas… Ça lui flanquait des haut-le-cœur. Qu’à la fin, je lui ai demandé de cesser. Il y a eu une période où plus rien ne se passait pour moi. Je me faisais une petite caresse, parfois, quand je n’arrivais pas à m’endormir. Mais ça réveillait Agénor et il rouspétait. Qu’à la fin, il m’a dit : « Va donc te faire tirer par le voisin qui est veuf. Il ne demande que ça ! »
« C’est lui-même qui a proposé la chose au père Mongrolon. Vous parlez d’une aubaine pour cet homme ! Seulement, il manquait de délicatesse. Lui, l’hygiène, vous repasserez ! Qu’à la fin j’ai plus pu supporter ! Un homme qui pète en baisant, vous trouvez la chose convenable ? »
— Pas tellement, inadmets-je.
— Alors je l’ai sacqué et, depuis, je fais des extras de temps en temps, comme avec vous hier.
— Et avec Alexis Clabote ?
Elle hausse les épaules.
— Oh ! lui, merci du peu. C’est un dégueulasse. Tiens, un son de cloche qui confirme les aveux de ma chère Lucette.
— Vraiment ?
Elle baisse le ton et chuchote :
— Radin et vicieux ! Lorsque je raconte à mon mari ce qu’il me fait, il bout, le pauvre !
— Par exemple ?
— Quand ses lubies le prennent, Clabote, il veut que je le pompe sous son bureau ! Vous imaginez si c’est commode ? Un jour, il recevait l’adjoint au maire, Auguste Montalondache, un vieux type sourdingue. Il a exigé que je lui taille une pipe pendant leur entretien, mine de rien. Il parlait de ses travaux d’agrandissement tandis que je le suçais à mort. Et parce que ça n’allait pas assez vite, il me flanquait des coups de genou dans la gueule. Galant, hein ? Mon mari voulait que je le quitte ! J’aurais dû ! Je plains sa pauvre femme. Vous avez remarqué comme elle semble triste ? Mais vous ne la connaissez peut-être pas ?
— Si, je l’ai aperçue, énoncé-je à voix haute tandis qu’in petto, je poursuis : « Je lui ai même brouté la craque, léché la pièce de dix sous, sucé les mandarines et enquillé l’anguille de calbar dans les bibilles ! Et en plus, je l’aime passionnément. »
Un silence.
Marinette le rompt pour nous évoquer les jouissances passées. Elle dit :
— Il était ému, mon mari, quand je lui ai narré la manière que vous m’avez tendu les bras depuis votre lit, la délicatesse dont vous triquiez, la sollicitude pour m’enlever ma culotte sans brusquerie.
Elle doit lui faire le radio-reportage détaillé de ses parties de jambons, la Marinette, à son fané du kangourou. Bien lui décrire les brossées qu’elle obtient. C’est comme si elle lui racontait un film, ou un match de foute. Et césarin, il participe par l’imaginaire. Il est content pour sa gerce quand elle prend du beau paf du jour, bien frais et croquant à souhait. Il s’identifie à l’heureux baiseur, le chéri !
— Il m’a dit de vous transmettre sa reconnaissance et sa sympathie, continue Marinette Sogrenut ; en ajoutant que si vous voudriez venir me prendre chez nous, qu’on soit plus tranquilles, il est prêt à aller faire une manille au Carré d’as, son bistro, en attendant, pas nous gêner.
Elle ouvre un tiroir.
— Il m’a chargé de vous remettre une bouteille de calvados, produit par son cousin Laripête.
— Merci, fais-je, ému, en prenant la bouteille.
Elle reprend, volubile :
— Evidemment, chez nous, ce serait mieux, parce que, moi, pour vous dire tout, je suis une partenaire bruyante. Je hurle en prenant mon pied. Hier, dans votre chambre, j’ai dû mettre une sourdine et ça restreint le plaisir, nécessairement. Ici, vous me voyez gueuler que je jouis ? Y aurait des gorges chaudes.
« Un jour, au début que Clabote me baisait en levrette, je m’y suis risqué, j’ai cru qu’il allait m’assommer. Vous savez ce qu’il m’a dit : “Ta gueule, morue, ou je te casse les dents !” Vous croyez que c’est de la part d’un homme tendre, vous ? Mon époux voulait venir lui filer une trempe ! »
Je lui flatte la croupe avec compassion et me retire, ma bouteille (et ma bite) sous le bras. C’est un cas, la Marinette. Le monde est plein d’imprévus qui aident à le supporter. Elle et son vieux, ça donne un sacré tandem !
Pinuche et M. Blanc m’attendent dans les fauteuils de cuir du hall en lisant Ouest-France. Le Noirpiot murmure :
— Bon, que faisons-nous, Antoine ? On reste ou on repart pour Paname ?
Et moi, impulsivement :
— Restez ! Il va y avoir du grabuge d’ici peu.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Je le sens. Y a un louftingue dans la crèche qui a pris goût à ses exploits et qui enrogne parce que les deux derniers ont été étouffés. Il va remettre le couvert avant longtemps.
Mes deux compagnons hochent la tête. Eux aussi sont convaincus de la chose.
Je pose mon dargif sur l’accoudoir de Pinaud.
— Premier forfait : mort par électrocution collective. Second : mort par étouffement à la boue marine. Troisième : mort par projection d’acide. Il est satanique, le bougre. Ce ne sont pas des meurtres ordinaires, ça. Nous devons essayer de deviner ce que sera le quatrième crime, étudier les multiples activités de la taule pour prévoir dans quel nouveau secteur il risque de frapper.
César passe sa main de vieux poulet fripé à l’intérieur de sa veste et en retire un imprimé qu’il me présente.
— J’y ai songé, dit-il. Voici le programme des soins qui sont pratiqués.
Je l’étudie, lisant à mi-voix :
— Massage à sec. Bain bouillonnant. Bain multijets. Grande douche. Rééducation en piscine. Effusions. Boue marine.
La Vieillasse reprend :
— Les meurtres ont eu lieu durant : la rééducation en piscine, une application de boue marine, la grande douche.
— Qu’est-ce que c’est que les effusions ? demande Jérémie que le mot intéresse.
— Tu es couché sur une table et il y a une herse d’eau qui s’abat sur toi, partie côté face, partie côté pile, explique Pinuche. Le bain multijets est un dérivé, mais la chose s’opère sous l’eau dans une baignoire. Le bain bouillonnant a lieu aussi dans une vaste baignoire, c’est le jakusi classique. Quant au massage à sec, inutile, je pense, de vous donner des précisions ?
Documenté, Pépère ! C’est un vrai flic, pugnace, scrupuleux, ne laissant rien dans l’ombre.
— Je verrais assez une nouvelle manigance dans le bain bouillonnant, rêvassé-je. Ce soir, après les traitements, vous devriez examiner les installations concernant l’effusion et les bains multijets et bouillonnants. Songez au branchement qui fut opéré dans le bac d’acide. Il convient d’étudier les coulisses et la machinerie de ces différents postes de soins.
Ils opinent.
Nous sommes distraits de nos préoccupations par la survenance d’un groom portant un panneau sur trépied. Il le place en évidence au milieu du hall. Le panneau supporte, recto et verso, une espèce d’affichette calligraphiée aux encres de couleurs sur laquelle on peut lire :
M. Blanc persifle, après avoir lu :
— Il est gonflé, ton pote ! Organiser un bal avec des cadavres dans tous les coins de sa baraque !
Fin de journée.
Le bar…
Ambiance feutrée. Un type à lunettes joue de la musique de paquebot au piano. On dirait un professeur d’économie en vacances. Genre tête de nœud. Peu de tifs, il louche, ses dents se chevauchent comme des roquets de quartier, il a le bout du nez rouge et une trace de crayon-bille sur sa manchette gauche.
A une table, deux vieillardes épuisées par leur cure, dans des robes qui en jettent. Au bar, un grand vieux con, probablement britannique ou qui cherche à le paraître (c’est te dire s’il en tient une couche !).
A l’écart : mon bonhomme de la plage, saboulé bleu croisé, rosette, nœud pap’, en compagnie de sa damoche, une personne indéniablement distinguée : cheveux bleus, tailleur Chanel, air tout à la fois aimable et distant (comment qu’elle y parvient, ça, je donne ma langue).
De loin, M. Jaume me sourit. Je m’autorise de la chose pour m’approcher. Je m’incline avec cette classe innée qui me différencie du flic bas de gamme : écoutez la déférence ! Présentations. L’épouse grande bourgeoise me jouvence d’un sourire. Je cueille son bout de main, y approche un bout de bouche sans aller jusqu’au contact. Elle a les ongles laqués saumon, plus un solitaire qu’aurait pas pu se permettre d’être deux à son annulaire préféré.
— Accepteriez-vous de prendre un apéritif en notre compagnie, commissaire ? propose Félicien Jaume.
— Si je ne me montre pas importun ? J’ai toujours scrupule à séparer, fût-ce momentanément, ce que tout paraît unir, roucoulé-je.
Bien dit, l’abbé. La dadame est contente de moi. Enfin un gazier qui connaît les usages. A notre époque, ça devient rarissimisme.
Je prends place, commande un porto. On se met à causer de ceci-cela, la Bretagne, les genêts d’or, les tourteaux, la cure. Du remplissage mondain.
Le dabe, il m’intrigue. Me fait songer à Achille ; en posé, en pas m’as-tu-contemplé.
Je place une question sur ses activités anciennes. Et alors, poum !
— J’étais préfet de police à Paris, mon cher, mais à une époque où vous deviez faire vos premières armes.
J’entrave alors son attitude de l’après-midi. Sa discrétion à propos du cadavre trimbalé. Un pro ! Ancien, mais quand tu as été flic suprême, tu le demeures contre vents et marées bretons.
En l’examinant de près, dans la lumière des lampes, je me rends compte qu’il doit être bougrement âgé, le préfet. Sa figure, c’est de l’ancienne faïence, époque Révolution française. Avec de menues striures en nombre incalculable. Un regard qui, lui, n’a pas vieilli. Certains hommes ont le privilège de conserver jusqu’à la tombe leur trente ans dans les prunelles. On converse, mais nous ne pensons pas ce que nous disons, lui et moi. On fait de la dentelle pour madame. Ont-ils un code secret, les deux ? Probable, car au moment d’un bout, elle s’excuse comme quoi c’est l’heure où elle doit téléphoner à leur fille.
Et alors je me verticalise, puis m’incline pour la baisemaintiser. Elle sent le chouette. Le subtil à cent sacs la bonbonne.
La voilà partie.
On se regarde, le vénérable et moi. Une sorte de complicité instinctive nous lie. Il a une sympathie paternelle pour ton serviteur, Félicien Jaume.
Il murmure :
— S’il n’y avait en vous ce feu intérieur qui force l’intérêt, je serais certainement scandalisé par vos méthodes, commissaire. Je suis votre carrière avec une grande attention depuis des années et je vous sais capable de toutes les audaces. Détermination et courage sont vos vertus cardinales. Souvent, vous n’avez plus de bornes, mais les résultats sont là ! Je m’incline. A temps nouveaux, moyens nouveaux.
— Merci, dis-je, je suis sincèrement touché, monsieur le préfet.
Il trempe ses lèvres dans son verre. Sa main ne tremble pas. Il a un bath regard, ce vieux, bleu-vert, avec un curieux serti sombre autour de l’iris qui en force l’intensité.
— Vous progressez, ici ?
— Pas tellement je l’avoue. J’engrange des indices, des idées, me forme des bouts d’hypothèses…
Il opine :
— Il faut toujours en passer par là, déclare Félicien Jaume.
Alors, j’y vais aux confidences, gagné par la chaleur et la force tranquille du bonhomme. Lui raconte le décès de la signora Morituri, celui du père Moncornard. Je lui explique le motif qui m’a poussé à camoufler ces deux assassinats, le premier en mort naturelle, le second en silence total. J’en profite pour lui recommander la prudence, à lui et à sa dame. Tu vois pas que le fou meurtrier s’en prenne à eux ? Le hasard est si grand.
Il m’écoute, les mains croisées sur les boutons de son gilet. Sa fine moustache blanche a conservé une perle de porto qui brille au bout des poils.
— Vous croyez à un seul meurtrier ? demande-t-il.
— Pas vous, monsieur le préfet ?
Il hoche la tête.
— Non, laisse-t-il tomber. D’instinct…
— Pour quelles raisons ?
— Aucune raison énonçable ; l’instinct, vous dis-je.
Quelqu’un les regardait deviser, depuis le hall.
La personne en question s’éloigna brusquement pour gagner les ascenseurs. Une cabine se trouvant à disposition, elle l’emprunta.
Le second étage était celui où se trouvait la chambre de San-Antonio. La personne s’y dirigea, en ouvrit la porte grâce à un passe et, une fois à l’intérieur, la referma avec soin. Elle gagna le lit, sortit une espèce de boîte sombre de sa poche ainsi qu’un rouleau de chatterton, s’allongea sur la moquette et opéra des reptations pour se couler sous le lit. La boîte sombre avait été préalablement « réglée ». Elle la fixa sous le sommier, au niveau de la tête, avec des bandes adhésives.
Ce travail terminé, elle sortit de sous le lit, récupéra le rouleau et regagna la porte. Elle l’entrouvrit imperceptiblement pour guetter le couloir. Un coffre peint surmonté d’une grosse lampe de faïence à abat-jour pompeux décorait l’endroit. Une petite fille exquise caressait du bout des doigts la frange pomponnée de l’abat-jour. Puis elle s’en fut, mue par ces décisions spontanées qui invitent l’oiseau à brusquement quitter la branche sur laquelle il se balance.
La personne sortit de la chambre. Le couloir était désert, maintenant. Elle emprunta l’escalier situé plus près de la chambre que les ascenseurs. En dévalant les marches, elle jeta un regard à sa montre. Le cadran digital indiquait dix-neuf heures trente-quatre.
La bombe était réglée sur trois heures du matin.
— Je suis comme vous, me dit l’ancien préfet de police, j’ai la quasi-certitude que d’autres meurtres seront perpétrés ici.
Nous sommes sur la même longueur d’onde, l’ancien et moi. On fonctionne l’un et l’autre au pifomètre. Pour nos naseaux de flics, cet institut sent la poudre, la mort !
— Peut-être serait-il plus prudent que vous partiez, monsieur le préfet, fais-je. Etant prévenu, il est inutile que vous vous exposiez et exposiez votre épouse.
Il me jette un regard surpris.
— Voyons, commissaire, c’est au moment où l’intérêt est à son paroxysme que vous me conseillez de quitter le film ? Mais, mon cher ami, ce que je vis ici est une aubaine pour un vieux type au rancart qui a passé une partie de son existence dans l’univers grisant où vous sévissez ! Si je partais, cela signifierait que j’ai peur ! Voilà un vilain mot dont je n’ai jamais eu à me servir, Dieu merci !
Il boit une gorgée de pinson et ajoute :
— Vous me voyez foutre mon camp en laissant les autres curistes exposés ! Ai-je une tête de pleutre ? Ah ! ça, vous m’avez vexé !
Je lui prends familièrement le genou.
— Ne le soyez pas, monsieur le préfet, je songeais à votre épouse.
— Et aux autres femmes de ce foutu établissement, y songez-vous ?
— Certes. Pour les épargner, il conviendrait de le fermer ! Mais si nous le fermons, il en découlera un énorme scandale et rien ne sera résolu pour autant, puisque le meurtrier courra toujours.
Juste que je finis de dire, un long coup de sifflet voyou retentit à l’orée du bar.
Je me retourne.
Bérurier est là, en conquistador bolivien : pantalon et veste de cuir fauve, chemise à carreaux, large feutre de gaucho à jugulaire. Il est accompagné d’une rouquine dodue et mal fagotée, aux jambes épaisses, qui offre la particularité d’avoir un sein qui pointe et un second qui pend, à croire que son soutien-gorge abrite simultanément un melon et une oreille d’épagneul. La personne est en jean, chemisier à fleurettes rouges, manteau de fourrure synthétique d’un curieux jaune paille qui laisse évasif sur la nature de l’animal dont il est censé imiter le pelage.
— Veuillez me pardonner ! fais-je au bon préfet en me levant.
Il sourit, heureux.
— Bérurier, n’est-ce pas ?
— Hélas !
— La fête sera complète, affirme le digne homme.
Théâtral, le Mastar annonce, en montrant la grosse bébête à pelage jaune-bière-blonde :
— Violette, qu’j’t’ai causé nos esploits au Monbijou hôtel avec Mauricette, la brunette ! Eh ben, c’est elle.
Je souris à la gorgone. Sa rouquinerie, tu dirais un tas de ronces à brûler, son fameux regard bleu-vert-couleur-épinards est dûment marqué de rouge comme s’il souffrait de conjonctivite aiguë. J’ai droit à un sourire de quinze centimètres de large qui fait irrésistiblement songer à celui d’un mérou adulte.
— Qu’est-ce qui me vaut (vache, cochon, couvée) l’honneur de votre visite ? soupiré-je.
— J’ai zob tenu tes renseignements en un étang record, mec. Grâce au commissaire Tutifruti de Milano qu’on a eu sur une enquête en Rital’rie, si tu t’souviendras. Mon nez creux : l’appeler. J’m’ai dit : “Alexandre-Benoît, pour du vite et bien, y a qu’Tutifruti. C’t’un garçon qu’a une belle bite et qu’aime l’chianti, donc, qui te fonctionne à l’unisson.” J’lu tube. Et j’ai la chance d’l’avoir illico. Sitôt qu’j’y virgule l’blaze d’ ta cliente, y pousse un’ esclamance. Y m’dit : “Ma qué, Bérourière, zé réçou oune bouletin qu’elle figoure dessous. Commé quoi elle est rentrare des Etats-Zounis clandestinément, en passant per la Francia. Elle a pénétrate en Italia avece oune car dé touristi, dépouis Nizzia.”
— Magnifique ! m’écrié-je, mais renonce à l’accent pour me narrer, je rectifierai spontanément puisque je connais celui de Tutifruti.
Big Apple marque son mécontentement d’une moue chagrine car il lui seyait de faire un numéro devant Violette. Toutefois, il poursuit :
— Ton Ellena Mencini est une ancienne pétrolière des Brigades Rouges italiennes. Elle a participé à des coups saignants et elle a été obligée de quitter le pays avant d’s’faire griffer. Elle a vadrouillé aux quat’ coins d’la planète. Partout où qu’elle est passée y a eu des sales bricoles. Elle viendrerait d’faire un séjour aux Zuhessa, mais on n’sait pas ce dont elle a pu y faire. Paraîtrerait qu’elle jouit d’un condé, à présent. Quéqu’un d’haut placé lui tient l’pébroque ouvert ; mais nos confrères italoches savent balle-peau sur qui ce serait-ce. Y sont su’ l’quivive à tout hasard.
« Tutifruti, il m’a d’mandé porqué on voulait des renseignements su’la donzelle. J’y ai répondu qu’ j’en savais rerien, qu’c’était ta pomme qui les réclamait. Alors y m’a fait testuell’ment : “Bérourière, si lé commissaire Sana-t-onio sait où sé trouve cesté pouta et si elle esté en Francia, disez-loui qu’il nous préviende et on arrivate pronto pour s’occoupate d’elle en terrain neutre.” Comprenant que c’était gravissimo, mec, j’ai cru bon qu’on viende. »
Il baisse le ton et murmure :
— Comment qu’tu trouves Violette ?
— Impériale ! réponds-je.
Et juste qu’on papote, étant donné que je suis abonné aux hasards qui me fait des conditions spéciales, voilà Ellena qui se pointe, superbe dans une robe noire, moulante, avec deux rangs de perlouzes au goulot. Elles sont peut-être bidon, les perles, mais sur une souris de cet abattage, elles en crachent comme si elles possédaient un pedigree de champion.
— Un instant, fais-je au couple de l’année. Je fonds sur la « dame de compagnie ».
— Il faut absolument que je vous vois, ma belle âme.
— Ce n’est guère facile. Je vais dîner tandis qu’Aldo Morituri veille sa mère ; peut-être pourriez-vous me rejoindre quand il descendra à son tour pour manger ?
— D’accord, chérie !
Je retourne au couple.
— C’est elle ! fais-je à Béru. Tu as bien fait de te pointer, Gros. Quelque chose me dit que je vais avoir besoin de toi incessamment.
Il regarde disparaître l’élégante silhouette au fond de l’interminable couloir.
— Pas lerche de volume, commente le don Juan des hôtels de passe, mais ça doit fournir du travail soigné. C’est l’genre d’fausse maig’ qui chope son panard à l’arraché. T’as intérêt à t’vas’liner l’pollux si tu voudras pas couler une bielle.
Il me regarde.
— D’aileurs, tu dois savoir d’quoi j’cause, ricane l’abominable homme des bistros. La manière qu’é t’regardait, ça s’voliait gros comme un n’hangar de boeinge qu’t’y as ramoné les tuliaux d’orgue !
Perspicace, le goret.
Je le conforte dans son impression par un de ces misérables et fats sourires de mâle qu’on crédite d’un coup de bite enviable.
Cette nuit, il va se passer des choses.