Une connerie douloureuse se lit sur son visage ingrat. Fille de pêcheur péri en mer. La Bretagne en compte beaucoup, de ces héros anonymes partis à la conquête de notre morue quotidienne dans les embruns et les mauvais vents, et qui ont disparu « dans une mer sans fond, par une nuit sans lune », comme le disait si bien Victor Hugo qui assurait le reportage. Happés par une vague ténébreuse, ils sont allés rejoindre les poissons qu’ils convoitaient ; « dure et triste fortune » ! Alors elle, fille de noyé, elle travaille bonniche chez mon pote Alexis, dont elle fourbit les meubles et brise la verrerie.
Elle s’appelle, tu t’en doutes bien, Marie-Jeanne. Elle a, tu le devines, des taches de rousseur, des cheveux couleur de maïs, des yeux de Delft et un petit sablé breton à la place du cerveau, les mains rougies par les vaisselles non ajaxées, les jambes fines comme deux poteaux télégraphiques qui se seraient rejoints pour bavarder un peu de la pluie et du bottin.
On lui a dit que j’allais venir car elle demande, en me découvrant sur le paillasson monogrammé :
— C’est vous ?
— Oui, lui réponds-je résolument ; c’est vraiment moi ; moi complètement ; moi à en éclater d’orgueil.
Alors, libérée de ce doute qui la taraudait, rassurée sur mon sort, ravie par mon sourire franc et massif, elle va à la porte du living et, protocolaire en diable, annonce, à la cantonade : « C’est lui. »
Je m’avance, déplorant qu’un roulement de tambour ne ponctuât point mes pas.
Et je LA vois.
La photo du porte-cartes ?
Je te dis tout ? Gnognote !
La réalité dépasse de cent dix kilomètres trois cents le cliché ! Qui était le sombre enculé qui l’a pris ? Où se terre-t-il, cet abject ? Ce dénatureur de chef-d’œuvre ? Ce torve sanieux ? En quelle contrée désertique cache-t-il sa honte ?
Lucette ? Pas une femme : un choc !
Tu l’aperçois et t’as les jambes qui se dérobent comme des stripteaseuses. Tu redoutes de mourir tout de suite. Tu voudrais te prolonger d’au moins cinq minutes pour avoir le temps d’en profiter un peu.
Qu’elle est belle ! Jolie ! Gracieuse ! Superbissime ! Mais il n’a pas le droit, Alexis, de m’avoir épousé une créature comme celle-ci. C’est une vacherie qu’il a faite à tous les mâles ! Un sacrilège qu’il a perpétré à l’encontre du genre humain ! Un gros pet à la gueule de la nature ! Un tel chef-d’œuvre vivant, on n’y touche pas ! On le place dans un musée avec plein de spots autour, et on le contemple. Mona Lisa ? Une pute borgne. L’infante de Vélasquez ? Une petite salope pompeuse de bites en pissotières de casernes turques ! Lucette est inouïsement belle ! Paroxystique dans l’émotion qu’elle déclenche.
Je reste coit.
Je coasse.
Je coïte (par la pensée, hélas).
Je crois.
Je crois.
Je croix. Je brasencroise ! Amorce mon agonie. Vous n’auriez pas un cercueil à une place sous la main ? Pas la peine de l’emballer, c’est pour mourir tout de suite !
En plus, je vais te dire, Lucette : y a du divin en elle, parole ! C’est du sujet de vitrail, ça, mon petit cœur ! Du modèle de madone (j’ai pas dit Madonna !). Je l’aurais à baiser, j’y arriverais pas. Trop impressionné je serais. Ou alors faudrait me titiller le dessous des burnes à la plume d’autruche ! Me projeter un film « X » plus hard que les autres. Et même… T’es minéralisé par un être aussi somptueux ! Tu te rappelles plus que ça existe, le coup du sifflet dans la tirelire. T’as plus l’impression que coquette est capable d’autre chose que de lancequiner ! Tu la classes peau morte !
Elle ne va pas s’avancer jusque z’à moi, dis ! Me shooter à l’infarctus ! Je pourrais pas supporter le choc ! De trop près, ce sera plus tenable. Je volerais en éclats.
Et pourtant la voilà, fabuleuse et altière dans sa robe d’intérieur de velours noir à encolure grecque dorée. Manches kimono, je te prie ! Elle me tend la main, je plonge jusqu’à son aisselle. Je distingue la naissance du sein. Elle a le dessous de bras rasé comme toutes les dames civilisées qui ne sont pas portugaises ou yougoslaves. Un sourire dont je frissonne. Son regard ! Mais qu’est-ce que je m’échine à vouloir te la raconter ! Elle est irracontable, indescriptible ! Si blonde, si joliment colorée, si tout, si si impératrice ! Deux yeux, deux lèvres, deux oreilles, un nez ! Sept raisons pour moi de boire Contrex pour avaler mon aspirine.
Je prends sa main, je presse sa main, je garde sa main. Je voudrais la glisser dans ma braguette et me sauver avec ! Au voleur ! Au voleur ! Voleur de main de Lucette, Antoine ! Casier judicieux ! Blâme ! La main de Lucette dans la culotte de ce drôle de zouave ! Scandale ! Marchais ! Aux puces ! Lucette, je t’adore ! Lucette, ton époux que j’aime cependant beaucoup n’est pour toi qu’une furonculose ! Une éruption d’herpès ! Un vieux tampon surmené ! Un rien entaché de pas grand-chose ! Conspue-le, chasse-le ! Veux-tu que nous le déféquions ensemble, ô mon aimante ? O ma divine ! ô toi sans qui j’ai osé exister pendant plusieurs décades ?
Je lâche sa main.
A regret. Comme on rompt ! C’est un largage d’amarres. Le sectionnement d’une corde de pendu mort. Ploum ! Cinq doigts repartent vivre leur vie après avoir stoppé la mienne !
Mon trouble est infini. Capiteux. Faut que je réactionne (dirait Béru), sinon mon ami va s’apercevoir que je vasouille. Se gaffer que sa dame me perturbe du haut en bas.
Sourire niaiseux de l’Antonio.
— Ravi, chère madame.
— Il paraît que vous êtes un bon ami d’Alexis ?
— A la vie à la mort, débité-je, sans réaliser la connotation macabre qui, en l’occurrence, se dégage de la formule.
Salon. Banal. Confortable. Luxe P.-D.G. au petit pied. Quelques belles pièces d’argenterie (de provenance familiale, Lucette étant d’une famille riche).
— Café ?
— Non, merci, jamais le soir quand j’ai la possibilité de passer une bonne nuit.
Alex s’exclame :
— Je sais ! Du rouge ! Tu te souviens, Tonio ? On éclusait du bordeaux, le soir à la chandelle. Chacun sa bouteille. Ça nous aidait à refaire le monde.
Il se lève.
— Je descends à la cave. Un gros négociant de la Gironde, ravi par sa cure chez moi, m’a envoyé douze bouteilles de Cheval Blanc. On va s’en cogner une à la mémoire d’Henri IV !
Et, fougueux, détendu par ma présence, il se casse. Je demeure en tête-à-tête avec sa merveilleuse, sa ravissante, son inouïe. Me voilà épouvanté comme un collégien qui vient de grimper avec sa première conquête, et ne sait plus par quel bout l’attraper.
Elle murmure :
— Vous êtes le commissaire San-Antonio, n’est-ce pas ?
Acquiescement muet.
Elle ajoute :
— Mon grand benêt d’Alexis m’a tu votre véritable identité, mais j’étais derrière la porte, le jour où il vous a appelé à la rescousse par téléphone.
— Vous êtes très belle, réponds-je.
Elle ne réagit pas. Au lieu de s’attarder sur le compliment, elle demande :
— Que pensez-vous de ces meurtres ? Sont-ils dirigés contre nous ?
— Non ! catégoriqué-je. Mon sentiment est qu’on en a tué davantage qu’il n’était « nécessaire » afin de supprimer une personne déterminée.
Là, je m’avance à la légère, car le meurtre de la signora Morituri, aujourd’hui, s’inscrit en faux contre mon argument de base. Mais je tiens à rassurer cette somptueuse.
— Belle à couper le souffle ! reprends-je.
Elle me regarde alors, d’un œil calme, avec des pétillements ironiques. Visiblement, elle me situe bellâtre, baratineur de choc !
— Tous les hommes sont des chiens, fais-je, mais ce qui sauve certains, c’est leur sincérité ; la qualité du sentiment qu’ils ressentent. Me croiriez-vous si je vous jurais que j’ai l’impression de n’avoir vécu que pour vous rencontrer ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne vous croirais pas et j’aurais raison. Les coups de foudre sont presque toujours sans lendemain, commissaire. En vous éveillant, demain matin, vous serez surpris de ne plus retrouver mon image. Vous aurez beau faire des efforts de mémoire, elle sera brouillée comme celle d’une télé défectueuse.
— Comment resterait-elle intacte, Lucette ? Vous êtes si… si réussie, que mes sens imparfaits ont du mal à vous « constater » et plus encore, donc, à vous « conserver ».
Tu vois : tout de suite dans le gras !
Ce con d’Alexis revient déjà avec sa boutanche de Cheval Blanc et je me mets à le haïr éperdument, avec une espèce d’indicible ferveur.
Dire que tout à l’heure, ce veau de talonneur sera dans un lit au côté de MA merveille, avec son bide naissant, sa tête rentrée dans les épaules, ses oreilles un tantisoit chou-fleur. Il la prendra dans ses bras velus, l’horrible primate. Elle, si arachnéenne, si douce, avec ses seins qui redressent, son ventre si plat, ses cheveux d’or pâle. Il lui fera une mouillette, tu paries ? avant de la grimper ! T’imagines son gros cul velu, Alex, dandinant la gigue entre les merveilleuses jambes de MON amour ? Idée intolérable. Je voudrais lui remplir la gueule de sa boue verdâtre. Oh ! comme tu deviens vite Caïn quand une créature de rêve traverse ton espace vital !
— Tu parais songeur, Antoine ? remarque le bœuf gros sel.
— Je le suis.
Il me virgule un clin d’œil malin (croit-il) :
— Ça marche, l’import-export ?
Enfoiré ! Il se ridiculise aux yeux de sa bergère puisqu’elle sait la vérité. Bon à prendre. Le ridicule tue. S’il pouvait ne pas s’en remettre.
— A mort, réponds-je : j’ai vendu, pas plus tard que la semaine dernière, douze contre-torpilleurs, cinq cents mixers, mille tonnes de haricots secs, un Rembrandt à l’huile d’olive et la moitié du Puy-de-Dôme à des Japonais.
Là, il s’arrête de déboucher son saint-émilion de gala pour me regarder avec stupéfaction. Il pige pas ce qu’il m’arrive. Pourquoi cette brusque déconne sur ce ton hargneux ? Je perds la tronche ou quoi ?
Et moi, féroce :
— A dix pour cent de commission, tu juges ?
Je me retire très vite, ayant éclusé un verre à peine de son nectar. J’ai honte de moi et, cependant, je ne parviens pas à me ressaisir. J’ai été biché de plein fouet par Lucette. Il ne m’était encore jamais arrivé pareille mésaventure. C’est pathologique, non ? Faudrait que je consulte un psy, bien lui raconter l’impétuosité de ce que je ressens, si brutalement, si brusquement. Te dire : en prenant congé de la belle, j’ai des larmes plein les châsses. Mais je suis donc fumier à ce point ? Je lui convoite sa souris au bon Alex. La veux d’urgence, toute crue ! Elle me dirait : « Je viens », aussi sec je l’enquillerais dans ma chignole et boliderais vers d’autres horizons. Où ça ? Je l’ignore.
Ailleurs, simplement. Plus loin, quoi ! Hors d’atteinte. Ça me tourmente de penser à ma Mercedes 500 SL qui somnole dans le parking de l’institut[3]. J’ai envie d’y installer Lucette. Je bouclerais moi-même sa ceinture, lui réglerais son siège. Et ce serait la décarrade de nuit, dans le crachin breton.
Ces larmes qui scintillaient dans mes lotos, j’ai pu les dérober à Alexis, mais pas à sa bergère. Là, elle a accusé le coup. S’est dit que je devais être bougrement comédien, ou alors sincère, pour en arriver là.
Une fois dehors, je décide de marcher un peu dans l’humidité en suivant la ligne basse des lampadaires cernant l’établissement. L’immense navire commence déjà à roupiller. Le vent secoue les arbrisseaux. Je me chantonne du Trenet. Chaque fois que j’ai le « blouse », il me vient des airs du Génial : Douce France, L’Ame des poètes, Que reste-t-il de nos amours, bien d’autres. Source purificatrice à laquelle il faut boire sans hésiter. Ça te nettoie l’âme. Trenet lave plus blanc. C’est le « Monsieur Propre » du cœur.
Au bout de quelques minutes, je sens que ça s’arrange quelque peu dans « mes » esprits. Me reste juste une mélanco teintée de désabusance. Alors je regagne l’hôtel. En réclamant ma clé au concierge de nuit, je m’informe du numéro de chambre de la signora Morituri. Le mec n’est pas surpris. Il me répond qu’elle est au 202.
Le même étage que ma pomme. A vrai dire, elle gît à trois chambres de la mienne, cette pauvre vieille Ritale si bassement trucidée.
Ce qui me pousse à toquer léger à sa lourde ? L’instinct, bien sûr. Ce qui peut arriver de mieux aux hommes, c’est d’agir sans réfléchir. S’ils réfléchissent, ils sont prisonniers d’eux-mêmes ; sous dépendance de leur propre volonté ; se tiennent par la barbichette. Quand, au contraire, ils agissent sans réfléchir, c’est « l’autre » qui les assume, celui qui n’a pas de nom parce qu’il croule sous les pseudonymes.
La lourde s’entrouvre à peine. Un quart de la dame de compagnie (dans le sens de la longueur) s’inscrit. Elle porte une robe de chambre de conception transalpine molletonnée, dans les rose bonbon, à revers et parements pourpres.
— Oui ? fait-elle, surprise.
— Puis-je entrer un instant ?
Elle s’écarte pour me laisser pénétrer dans la pièce. Alors là, pas joyce ! Insolite ! Fellini a jamais songé à tourner une scène de ce style.
Un grand lit, tu vois ? Dedans, la signora Morituri, cireuse, concentrée par le trépas, le nez et le menton casse-noisette. Elle porte une robe noire à col de dentelle blanche. Ses mains sont croisées sur le drap qui la recouvre plus haut que les hanches. Le regard clos est bombé comme deux noix dans deux trous. Sur chacune des tables de nuit encadrant le lit, une bougie brûle, fichée dans un verre d’eau. Un chapelet à gros grains est entortillé à ses doigts.
L’éclairage de la pièce est réduit (outre les deux chandelles) à une lampe posée sur une table basse. La dame de compagnie a tendu un drap devant la vaste glace décorant l’un des murs. Tu mords la qualité de l’ambiance ? Vachetement funèbre ! Tu te crois au bon vieux Grand-Guignol d’autrefois où ruisselait l’hémoglobine et où des squelettes chutaient des placards lorsque tu les ouvrais.
Elle est debout dans la pièce, la brune, bras croisés, attendant mes explications à propos de cette visite tardive.
— Pardonnez-moi, lui dis-je, mais la perspective que vous dussiez passer la nuit seule avec une morte m’est intolérable. Je sais bien que la tradition l’exige encore en Italie, cependant elle est inhumaine et, si vous vouliez bien me le permettre, je vous tiendrais volontiers compagnie. Nous deviserions et, ensuite, vous pourriez aller prendre un peu de repos dans votre chambre pendant que je veillerais.
Elle est passablement décontenancée par ma propose si bien formulée que j’en suis impressionné moi-même.
— Mais, monsieur, murmure-t-elle, nous ne nous connaissons pas.
— Nous lierions connaissance par la force des choses, dis-je avec cette pertinence qui, autant que mon impertinence, contribue tant à mon charme.
— Ce ne serait pas correct ! s’obstine-t-elle.
Elle parle à voix feutrée, because la défunte, comme si un ton normal pouvait déranger celle-ci !
Mon beau visage mâle exprime l’amabilité la plus complète. Je dois ressembler au démarcheur d’assurances vie baratinant une nonagénaire.
— Veiller un mort à deux est incorrect ? m’esclamé-je à voix basse, ce qui n’est pas donné à tout le monde.
Elle hésite.
— Vous êtes jeune, ajouté-je, et la nuit est longue.
C’est tout. Ça ne veut strictement rien dire, mais ça fait sérieux, moi je trouve. Le genre de remarque qui pousse à la réflexion.
Elle hausse les épaules.
Je me hâte de considérer la chose comme un acquiescement et amène deux fauteuils près de la lampe basse, le plus loin possible du lit mortuaire.
— Asseyons-nous, mademoiselle. Mon nom est San-Antonio, avec un tiret ; mon prénom : Antoine. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait en conclure, je ne suis pas d’origine ibérique. Dans ma famille, nous sommes français de père en fils depuis que votre grand César a flanqué la pâtée à notre sympathique Vercingétorix. Puis-je connaître votre petit nom ?
— Ellena.
— Mon Dieu, c’est inespéré. J’ai toujours eu un faible pour le prénom d’Hélène. Il est encore plus beau en italien. Ah ! l’Italie ! L’Italie ! La chère Italie !
Et j’y vais à fond la caisse dans le lyrisme touristique. Qu’en plus, elle est de Sienne ! Alors, tu parles, Sienne et sa place fabuleuse ! J’en remets. Puis la fais se raconter.
Ellena, fille d’un viticulteur. Mère morte tôt. Papa remarié avec marâtre. Départ de la maison avant la fin des études. Bourlingage. U.S.A. Fille au pair. Serveuse dans un restau de la Petite Italie à New York. Retour à Roma. Formation d’infirmière. Fait la connaissance de la signora Morituri au cours d’une hospitalisation de cette dernière. La mère du constructeur, impressionnée par la qualité de ses soins, lui propose de la prendre comme dame de compagnie. Ellena accepte. Point à la ligne.
Elle a la voix douce, le regard velouté. Du charme.
Je lui propose de boire quelque chose. Elle n’ose pas commander des boissons, compte tenu de la situation. Casse-la-tienne (comme dit Béru), je vais piller le bar de ma chambre et j’en ramène des boissons fermentées. Je confectionne des cocktails assez véhéments bien qu’ils fussent doux.
Elle aime assez picoler : ça se voit à la manière qu’elle enquille mes breuvages sans rechigner. Le ton ne monte pas pour autant, on continue de parler bas, mais on rapproche nos fauteuils (moi, du moins, je pousse le mien vers le sien, ce qui revient au même). On est bien, on oublie la vieille morte qui a la discrétion de ne pas encore sentir. Elle ne sait pas ce qu’elle va faire, désormais, Ellena, sa patronne étant cannée. Le milieu hospitalier, c’est pas le pied. Peut-être se fera-t-elle assistante médicale. Moi, je lui dis que jolie à son point, elle n’aura aucun mal à se caser. Rien n’a changé en ce bas monde : il vaut toujours mieux être belle avec un beau cul que malade et ressembler à Krazucki. Et puis peut-être que le signor Aldo Morituri l’aidera à se recycler, en reconnaissance des soins éclairés dont elle a entouré sa maman ?
Tout en devisant, je continue de penser à la femme d’Alexis. La manière fulgurante qu’elle m’a ensorcelé, la divine bougresse.
« Sana, mon grand, m’exhorté-je, tu dois réagir coûte que coûte. Ne pas te laisser glisser dans les songeries merdancoliques dont parle le Gros. Le coup de cœur, c’est fort, c’est bon, ça survolte, mais ça ne doit pas se prolonger. »
Ayant examiné la chambre, je note qu’elle ne comporte pas de porte de communication avec une autre pièce. J’en fais la remarque à Ellena.
— Votre chambre n’est point attenante à celle de Mme Morituri ?
— La mienne est à l’étage au-dessous.
— Voilà qui est curieux, généralement une dame de compagnie ne se sépare pas de sa patronne, sinon elle n’est plus « de compagnie ».
Ellena a un sourire désenchanté.
— Les chambres du premier coûtent moins cher.
Ah ! bon. Compris. La vioque était rapia. J’ai la discrétion de ne pas engager la converse sur ce terrain délicat. On ne va pas dauber sur une morte que l’on veille !
— Ellena, gazouillé-je de mon ton caressant le plus surchoix, comment se fait-il que vous ne soyez pas mariée ? Une personne aussi ravissante et accomplie que vous !
Chouette, hein ? « Accomplie », faut savoir le déballer. Un peu suranné, mais foutralement classe, non ? T’en trouveras, toi, des auteurs de polars qui te sortent un « accompli » à la fortune du pot ? Ça devient aussi chiadé que du Mauriac, les Toniaiseries. Régence ! Stricte ! Le jour où je me balaie les scories, gros mots, balourdises, facilités de langage, graveleuseries, dégueulasseries, je fais un malheur ! Les Gallimouille, Grasset, Seuil et consœurs me sucent pour m’avoir, me font feuille de (laurier) rose, supercontrats à l’encre indélébile, doigt de velours dans l’oigne, tirages numérotés sur Japon Impérial, Vélin Lafuma (Lafuma, c’est du belge !). L’édulcoration me magnifie ! Je tourne « incontestable ! »
La môme a rougi de ma question, je le vois bien, malgré la chiche lumière. Dis, j’ai soudain des craintes : elle goûterait pas à l’ail, la signorina ? Jouerait pas de la gimbarde à poils ? Du gode à pile ? Si elle prend son fade avec Mazda, je l’ai dans le sac tyrolien, mon drôle !
— J’ai fait, aux Etats-Unis, une expérience malheureuse, révèle-t-elle. Un officier de marine américain, père de deux enfants. Il se prétendait veuf, et puis…
Bon, j’ai déjà donné. Entendu ce genre d’historiette des chiées de fois.
Elle soupire. C’est le moment de lui saisir la main. De murmurer du très suave, du compassieux. Je susurre :
— Pardon de vous rappeler un mauvais souvenir, Ellena.
Je me retiens d’ajouter que si elle en veut un bon, il est déjà dans ma culotte, en batterie, prêt à intervenir.
Elle m’abandonne sa main, comme on dit puis dans la vraie littérature littéreuse à injection. Tu parles que je la porte à mes lèvres pour un chaste baiser au bout de ses doigts fuselés. Doucement, retiens l’attelage, Antoine ! Laisse pas la bride à ton quadrige, sinon c’est toi qui seras piqué. Faut le manœuvrer avec un soin extrême, ce petit sujet rital. Se frayer un chemin dans les pudeurs.
Je continue de tenir sa dextre, mais la pose sur l’accoudoir de nos fauteuils. En travers. Mon guignol est si tendu qu’il se trouve à pas dix centimètres d’elle. Pas terrible, la distance, hein ? Me suffirait de lui abaisser lentement les doigts pour les amener au contact. Seulement, si elle rebiffe, l’extase vole en éclats et, en deux coups de cuiller à appeau, le commissaire joli se retrouve dans le couloir avec sa grosse bitoune hagarde sous le bras !
— Il est des instants qui font de la musique, chuchoté-je.
Le nombre de fois que je l’aurai balancée, celle-là ! Et toujours elle remplit son office. Ta compagne déglutit à glotte feutrée, sa poitrine se soulève et elle s’aventure dans les mouillances incoercibles.
Un temps. Son souffle s’accélère. A l’entresol, Mister Braque voudrait faire un rétablissement, crever mon bénoche et passer sa tronche de lard par la lucarne. Faut dire que c’est une forte-tête, Messire ! Un sanguin !
Et alors, le miracle inescompté a lieu. Les doigts de la dame de compagnie s’abaissent négligemment et rentrent en rapport affectueux avec le corps du délit (voire le délit du corps). Dans un premier temps, ils jonctionnent seulement. Période indécise. Puis ils reptent en reconnaissance, identifient à coup sûr. Ensuite, ils établissent une tête de pont, s’écartent pour s’arrondir et coiffer l’objet. Ah ! la prodigieuse lenteur du mouvement entrepris. Caresse fabuleuse ! Va-et-vient à peine marqué, mais irrésistible.
Tu sais que je vais éclater de la membrane, bordel ! Démâter en pleine tornade. Traverser l’Atlantique à la godille, le pouce dans l’oigne en agitant la main perpendiculairement ! Elle me fait le coup du poivrier de bois, la perverse ! Un coup à droite, un coup à gauche ! The panard ! J’exulte du bigoudi chauffant ! Elle va pas m’expédier à dame dans mes guenilles ! Faut que je libère le bestiau avant le séisme ! Dans cette culminance prodigieuse, il est pas fastoche à driver, le bougre ! Le décolleté zipeur suffit pas, je dois dégrafer le haut pour m’écosser complet.
Elle émet un gloussement de je-ne-sais-quoi en découvrant le personnage au garde-à-vous que, franc, tu dirais un S.S. peint en rose ! Elle demeure coite, interdite, intimidée par cette apparition comme par la statue du Commandeur. Elle fixe le survenant, les yeux dans l’œil, mâchoires bloquées, lèvres entrouvertes. La balle est dans son camp. Pas à moi de bicher l’initiative. Elle a commencé les attouchements, à elle d’orienter le jeu. Elle s’en fait une trompette d’Aida ou un osso-bucco, selon ? J’attends. Mister Mandroche vibre sur sa base. La façon dont il fait le beau, l’apôtre ! Je pourrais me mettre dresseur de pafs au cirque de Pékin.
A gestes somnambulatoires, elle se lève, trousse, se déslipe. La voilà en Y (je dis bien i grec). S’avance pour chevaucher, m’engouffrer, mais ces salopards de fauteuils ont les accoudoirs trop enveloppants pour autoriser une telle fantaisie. Alors je m’arrache et la saisis par la taille. Hop ! Elle m’enserre de ses cuisses sublimes. Ma tête chercheuse part en guerre. Pas commode. Je soulève Ellena. Un point d’appui ! Atlas, à moi ! Le lit ! Je l’y coltine, l’y dépose en travers. Le michier offert. Et vraoum ! C’est l’enfourchement épique. On se jette à corps perdu dans l’étreinte, comme l’a écrit avec sa fougue coutumière la comtesse de Paris. La fornique funèbre auprès de mamie Morituri qui n’en peut mais. Pet à son âme chastifiée par les ans.
Note qu’on lui prend le moins de place possible, la pauvre chérie ; juste cinquante centimètres carrés pour maintenir le cul d’Ellena. Elle m’enserre de ses bras et de ses jambes, me tire une menteuse de caméléon dans la clape en poussant des cris, de ce fait, inarticulés. Heureusement, la literie est de premier ordre à l’institut de t’es salaud t’es rapide. Le sommier résiste vaillamment à la harde sauvage. Il joint parfois un léger gémissement à ceux, tonitruants, de la belle Ritale. Musique douce, plainte langoureuse des ressorts amis de la gigue ; complicité musicale propre à stimuler les ardeurs si besoin en était ; mais besoin n’en est pas. La brave maman du constructeur est animée d’un suprême mouvement. Comme dans Cyrano, elle a l’odeur du festin et l’ombre de l’amour. Si elle nous contemple de là-haut, elle doit être heureuse de cette partie de luth.
Ellena, y a longtemps qu’elle faisait ceinture. Je reconnais illico les femmes en manque de chibre. Cette voracité désespérée, ce fantastique élan des reins pour t’essorer les tréfonds. Je pique des deux ! On ne forme qu’un écheveau de viande en délire. La dame de compagnie me la fausse au détour de la tringlée. Elle apothéose avec brusquerie que trop fort c’est trop fort, elle peut plus se contenir. Un cri sauvage, elle me délangue, fait une somptueuse grimace d’indicible plaisir et s’abat, comme la reine du même nom.
Je dépourve un peu d’être ainsi largué, mais je suis un homme galant qui connaît de la vie tout ce qu’en ignore la reine Fabiola. Alors je cours un peu sur mon aire pour la rejoindre sur la plage languissante de la félicité.
Charogne ! L’ai-je bien descendu ! J’en ai des paillettes d’or dans la vue. Alors je me récupère à la cuiller, me dresse sur un coude.
Et que vois-je-t-il, debout dans l’encadrement de la porte ? Alexis et Lucette, sa miraculeuse épouse. Elle a passé un manteau par-dessus sa robe d’intérieur. Lui, il est en veston et tient à la main un grand verre d’eau dans lequel trempe un rameau de buis.
La honte de mon existence ! Le comble du désespoir. Etre pris en train de limer au côté d’une défunte, le bénouse sur les godasses, le panais encore virulent de l’assaut qu’il vient de livrer ! Où me dissoudre ? Où me cacher ? Où m’immoler par le feu après m’être aspergé d’essence ? La confusion me flanque une crise d’angine de poitrine. Je reste debout, le paf en soubresauts agoniques, les yeux ronds.
— Tu pourrais cacher ta bite, au moins ! s’indigne Alex.
Oui, c’est vrai, il a raison. Ma bite ! Où est-elle ? Ah ! oui, je l’aperçois en bas qui me fait des gestes affectueux. Mon slip ! J’avais bien un slip, bordel à cul ! Je ne le vois plus ! Si ! Lové au creux de mon futal tire-bouchonné ! Me baisse, le remonte. Voilà, dodo Popaul. Avant de se laisser engouffrer, il dit adieu à Ellena et bonjour à Lucette. Mutin, si tu savais.
A présent, c’est mon grimpant que je réajuste. La dame de compagnie trottine jusqu’à la salle de bains pour y planquer sa gêne et y rafraîchir sa chatte.
— Eh bien, oui, m’enhardis-je. La vie est un long coït effréné, mon pauvre Alex. C’est toujours elle qui gagne ! J’étais passé réconforter Mlle Ellena, et puis…
Mon pote se remet lentement de sa stupeur outragée.
— Tu as toujours su réconforter les dames, ricane-t-il.
Il s’avance jusqu’au chevet de la trépassée.
— Lucette et moi étions également venus pour réconforter, mais nous pensions nous y prendre autrement, je l’avoue. Nous avions même apporté de l’eau bénite, chose dont les défunts italiens sont particulièrement friands.
Il dépose son verre à côté d’une bougie.
Machinalement, il se saisit de la branchette de buis et balance un signe de croix express sur la signora.
Lucette s’avance à son tour et imite son époux. Elle ne me regarde pas. M’est avis que je n’occupe même plus un strapontin dans son estime. Celle-là, je la lui copierai ! Je lui fais une déclaration enflammée pendant la brève absence de son époux et elle me trouve, une paire d’heures plus tard, en train de tirer une gouvernante sur le lit de mort de sa patronne ! Où ça va, ça ?
— C’est un goupillon de fortune, murmure le ci-devant talonneur, en remettant le rameau de buis dans le verre. Que veux-tu : chacun le sien !
Les époux font comme la mer à marée basse : ils se retirent[4].