Des guirlandes, des plantes vertes…
L’orchestre rupine. Loqués mexicanos, les musicos : velours noir, dorures, la classe. A l’accordéon, Milou Ganache fait un malheur ! Il porte une limouille à plastron de dentelle, une fausse cravate de cuir, un dentier neuf un tout petit peu trop pointu, qui aurait besoin d’un coup de lime pour s’emboîter correct. Il a un instrument qui éclabousse, tant il est pailleté de partout. A lui tout seul, il mobilise la luce des quatre projos à caches multicolores qui, selon qu’on les passe du bleu au rouge, transforment Loulou Ganache en ange ou en démon. Le virtuose est en train de suer Le Dénicheur, qui est, au piano à bretelle, ce que le Gode Save the Queen est à la famille Windsor. Riri Folichont à la batterie, René Poitringue à la contre-basse et Lucchino Martin à la guitare électrique composent la célèbre formation des « Dupanloup’s Brothers », dont la réputation n’est plus à faire dans les départements du Morbihan et du Finistère.
Les clients de l’institut valsent sur le parquet briqué. Les rombières enfanfreluchées rivalisent d’élégance, que tu croirais une soirée de gala sous le Premier Empire (mais là, c’est seulement le troisième en pire). Les kroumes, eux, ont dénaphtaliné leurs blazers au revers gauche desquels s’étagent des décorations pas toujours identifiables.
— Y a des jambes d’bois qu’est en train d’s’dévisser ! rigole Béru.
Ils sont grotesques et touchants, ces podagres tourbillonnants, raidis par l’arthrose, et que l’âge fait chanceler. En y regardant de près, tu parviens à redéfinir ce qu’ils furent en leur jeunesse ; pour cela, il convient de faire un effort d’imagination. Il s’agit de noircir les poils, d’effacer les rides, d’emplir des décharnances. D’une façon générale, les dames se sont empâtées et les messieurs recroquevillés. Le dénominateur commun, c’est les regards gélatineux et les bouches défoncées par l’édentement qu’aucun râtelier n’arrive à compenser vraiment. Ça tourne, ça se heurte. Les pépères font des effets de bras, les mémères trottinent menu dans leurs robes longues.
Le Dénicheur…
Tali lalali la lala…
Tourne la vie, sonne l’heure. Valse sur des pierres tombales ! Mon cœur se serre. Ils ont vécu, baisé, valsé. Ils valsent encore. Bientôt ce sera enfin fini. Ils rentreront chez eux, sous terre. Remplacés par les vieux suivants. L’existence est une immense fabrique de vieillards.
Le Dénicheur.
Ils ont l’air content au milieu de leurs rhumatismes. Ils puent de la gueule, probablement. Du fétide incamouflable. Cachous parfumés à la noix d’arec. Lajaunie : fume ! Y en a qui lâchent des petites louisettes, because leurs anus mal étanches. Leur partenaire fait comme si pas entendu. D’ailleurs c’est constipé des feuilles tout ça, madame.
Le Dénicheur !Tali lalali la lala…
Ç’aura été ça, leur destin : Le Dénicheur, un air de valse. Ils en sont au dernier mouvement. Ça ralentit. Se fige. Le silence va se faire ; tout s’immobilisera, s’éteindra, se glacera.
— T’sais qu’tu m’fais tout drôle, déguisé comm’ t’ v’là, me dit Bérurier. Habituellement d’habitude, c’est pas ton louque, l’travesti, tézigue. T’as pas l’style brésilien, ta pomme. Et pis en rabbin, ça t’change diamétral’ment, grand. Ces favoris qui t’dégueulent dans la barbe, on s’croive au Mur des Augmentations ! Y a qu’ton pif qui dénote : t’as pas l’tarin simiesque. Tu t’fusses transformé en cureton, tu fusses été plus rapprochant ; il est vrai qu’un curé n’porte pas d’piège à macaronis.
— Fais-moi plaisir, Gros : oublie-moi, soupiré-je. Tu vas me faire retapisser !
— J’ai l’droit de causer av’c un rabbin, non ?
J’assure mes lunettes aux verres légèrement teintés. Du bout des doigts, je vérifie discrètement que ma barbe et mes longs favoris tiennent parfaitement. Tout me semble O.K.
— Ton pote a pas l’air bouc-en-train, reprend le disert ; vise la frime qu’il trimbale ! Ça s’voye qu’y s’croive veuf et qu’il a la chiasse.
Effectivement, sanglé dans son bleu croisé en soie sauvage, il n’a pas très bonne mine, Alexis. Blafard, le regard brillant de détresse, il regarde autour de lui comme s’il se trouvait enfermé dans une cage de verre avec plein de serpents venimeux.
— Dommage qu’il n’eusse pas connu les gonziers d’la bande, ramène le Plantureux ; à moins qu’il n’eusse pas voulu s’affaler en plein d’vant Violette ?
— Non, il ne les connaît pas, dis-je. Ces gens ne sont pas si fous ! Il y a lurette qu’ils ont infiltré la clientèle d’ici. Ce sont des curistes comme les autres.
— Donc, y s’trouvent à pied d’oeuv’ ?
— Pas le moindre doute là-dessus ! Pour en revenir à Alex, dans ce micmac, il n’est que la quatorzième roue du carosse. C’est sa gerce qui drive l’attelage.
— Pourquoi tu l’as soporifiée au lieu d’l’obliger à causer ?
— Parce qu’elle n’aurait pas parlé, Gros.
— Mon zob ! Quand on veut faire causer quéqu’un, on l’ fait causer !
— Tu crois ça parce que tu as su faire se mettre à table quelques malfrats de seconde zone. Lucette, c’est de la cliente spéciale, Alexandre-Benoît. Quelqu’un qui a subi un entraînement poussé et que ni les tartes dans la gueule ni même certaines piqûres ne parviennent à réduire.
Fin du Dénicheur.
Ovations à l’adresse de Milou Ganache qui salue bas en exhibant les touches de son dentier. Magnanime, il désigne ses partenaires pour leur laisser les miettes de son succès.
Là-dessus, Cloclo Macheru se pointe sur le podium, légère comme une gazelle en verre filé. C’est l’animatrice de la soirée. Elle a montré son minois à Télé Vannes, il y a quelques années, au temps des cerises. Maintenant, elle assure des promotions dans les grandes surfaces et présente les soirées huppées. Un peu fanée, la mère. Un maquillage intense lui conserve des apparences, mais si tu la mates à moins de vingt mètres, tu t’aperçois qu’elle a la vitrine plissée soleil, de la peau en rab au cou, les loloches en bavette de bébé, et plus de carats qu’il y en a chez Cartier.
Pour essayer de réparer des ans l’irréparable outrage, elle porte une jupette ras-de-moule noire, avec un bustier rouge sur lequel est épinglée une énorme rose noire en plastique. Te dire qu’elle met des bas résille serait te faire injure, car avec ta brillante intelligence, tu l’avais déjà subodoré.
Cloclo Macheru a un rire immense, accentué au rouge Stendhal B38 dans des proportions telles qu’entre elle et Zavatta, il n’y a qu’une grosse bite et une forte paire de couilles de différence.
Elle donne à mort dans la gentillesse. Il y a chez cette fille un côté bénévole pour convoyer les malades à Lourdes.
Elle brinde à la foule, envoie des baisers, remue son vieux cul en goutte d’huile et lance :
— Très chers curistes et amis, je constate que l’ambiance est au rendez-vous de notre belle soirée, et que les danseurs de qualité sont en grand nombre. On les applaudit !
La salope !
Les vieux cons mouillent d’abondance. S’auto-acclament. Leurs prouesses, tu parles ! Prothèses sur la piste blanche ! La Cloclo faisandée arrête d’applaudir et reprend son micro qu’elle s’était placardé sous le bras, mais qu’elle aurait mieux fait de se carrer dans la moniche car ç’aurait été plus joyce.
— Et maintenant, très chers amis curistes, j’ai une grande, une immense nouvelle à vous annoncer. Notre cher institut compte un hôte de marque, une personnalité dont il serait vain de dire qu’elle est de premier plan. Arrivée discrètement ce matin pour une petite remise en condition de quelques jours, elle a bien voulu honorer de sa présence notre gala, et nous allons l’en remercier en lui faisant un accueil chaleureux. Mesdames, messieurs, c’est avec émotion que je vous annonce M. Richard Nixon, ancien Président des Etats-Unis.
Là, ils sont un peu sciés, les curistes. Et moi plus qu’eux. Ce matin, Alexis a bien avoué à Violette qu’il attendait un hôte de marque, étranger, précisait-il, mais il ignorait son identité. Top secret. On avait depuis lulure retenu la suite du Prince Barnabé de Vérolerie, à un nom bidon : John Smith. Et bon, voilà que c’est Richard Nixon qui déboule dans cet institut-abattoir. Tu parles d’un cadeau ! Bonne fête, papa ! Qu’on seringue l’ancien monarque en France et ça va déclencher un fameux circus !
Je n’ai pas le temps de méditer : le Richard se pointe avec sa frime de caoutchouc, son gros tarbouif, son sourire en coin de forban d’opérette. Costar sombre, chemise blanche, cravate discrète pour un Ricain.
Ainsi c’est lui qu’on doit liquider ? Moi je le croyais inoffensif depuis le temps qu’il est à la retraite ! Au rancart de l’oubli, à remâcher sa gloire passée et les coups tordus qui l’ont mis sur la touche avant l’heure. Oui, je croyais. Jamais l’idée me serait venue que la célébrité à effacer pouvait être cette vieille bouille du passé. Le Watergate, c’est si loin ! Tout va si vite ! Ils sont déjà nombreux, les gugus qui lui ont succédé à la Maison-Blanche.
Il a conservé son dynamisme de fripon sympa. Camelot enrichi. Bouille promise dès l’aube aux caricaturistes. Il saute sur le podium. Ses ratiches étincellent pis que les touches de l’accordéon. Il lève les bras. Il en abaisse un pour saisir Clodo par la taille. Il fait « Hello ! hello ! », nasille quelques mots incompréhensibles, saute de l’estrade en entraînant la présentatrice. Adresse un signe à l’orchestre de son menton galochard. Milou Ganache chuchote un titre à ses compagnons et messieurs les artistes attaquent aussi sec La Valse à Dédé de Montmartre. L’ex-président se met à valser. Les chers curistes et amis applaudissent à tout, tu sais quoi ? Rompre ! Ils sont aux anges. Tu te rends compte, vicomte, quand ils vont raconter à leurs relations qu’ils ont passé une soirée avec Richard Nixon ! Dansé avec lui ! Je parie que quelques vieilles peaux en décatissure laisseront entendre à leurs bonnes copines viceloques qu’elles lui auront taillé une pipe, au Richard, et qu’il a un paf gros comme son bras (avec le nez qu’il pousse devant lui, toutes les hypothèses sont permises). Y a des crabes arthritiques qui foncent à leur chambre chercher leur appareil photo ; d’autres qui s’étaient déjà kodakés et nikonés en vue du bal, crépitent du flash en faisant pipi dans leurs braies.
Béru qui s’est remis de sa stupeur me chuchote à l’oreille :
— J’pense qu’c’est ici qu’les Perses percèrent, mec, et qu’les croisés sautèrent par la f’nêtre ! J’ai idée qu’y va chier des bulles carrées et qu’faut qu’on s’tiende prêts. T’as ton Tue-tues ?
— Evidemment !
— Moi, j’ai mon para de bel homme ; on s’entend comme lardons en foire. Le p’mier gusman qu’essaie quéqu’chose contre le Nikon, j’y fais éternenuer sa cervelle !
— Hé ! mollo, Gros : pas de bavures !
Il chante en musiquant, Milou Ganache :
C’est la valse à Dédé de Montmartre.
Au son d’ l’accordéon
Elle donne le grand frisson…
Ricardo, il gambille pas mal pour un croquant de soixante-seize bougies. Il sclérose pas trop, je trouve. D’autant que la valse musette, malgré son côté canaille, c’est pas son verre de bourbon.
Moi, je suis pris de vertige. Je hume l’imminence d’une action. Y a comme les prémices d’une tuerie dans l’air. Et tous ces vieux cons qui se trémoussent les ans autour du Président. Je me mets à scruter ceux qui ne font rien ; car c’est eux qu’il faut redouter. Je m’exhorte. M’amadoue.
« Tonio, mon gros lapin, repère les hommes jeunes, ou du moins qui ne sont pas tout à fait des vieillards. Ils sont là, ils observent, ils attendent, ils vont agir. Tu DOIS les détecter, intervenir avant qu’ils bronchent. »
Mais j’ai beau passer en revue l’assistance, je n’aperçois que des curistes enfanfreluchés dont les plus jeunes ont cinquante carats. Personne qui soit aux aguets ou qui ait l’air tendu. De jeune, ici, en dehors de ton Sana, il n’y a que les serveurs que je connais de vue maintenant. S’agirait-il d’hommes de main, engagés depuis un certain temps pour être en place le moment venu ? Je les passe rapidos dans mon collimateur : bonnes bouilles d’Arabes ou de Bretons.
Par mesure de sécurité, je me rends de l’autre côté du buffet afin de procéder à une rapide inspection. Tout est conforme. Mon angoisse monte, j’ai une grosse boule de coton pétri dans le gosier. Mon cœur cigogne comme s’il cherchait la sortie.
J’aperçois Alex, avec sa gueule de déterré, près de l’entrée. Je n’y tiens plus, en quatre enjambées et quatre bousculades malotruses (des vieux, tu penses !) je l’ai rejoint.
Je me place derrière lui.
— Alex ! fais-je doucement, ne bronche pas et dis-moi ce qui va se passer !
Il bondit, et malgré mon injonction, me fait face. Un temps infime, il achève de m’identifier.
— Toi ! murmure-t-il. Et Lucette ? Hein ? Où est Lucette ?
— Dis-moi ce qui va se passer, bordel !
— Je n’en sais rien !
— Mais tu sais qu’il va y avoir du grabuge ? N’essaie pas de me chambrer, j’étais dans la salle de bains quand tu as fait des confidences à la rouquine ce matin !
— Oui, il va y en avoir.
— Quel genre ?
— Ben : le Président !
Naturellement ! Que pourrait-il se produire d’autre ?
— On va le liquider ?
— Je le crains.
— De quelle façon ?
— Je n’en sais rien.
— Où sont les tueurs ?
— Je n’en sais rien !
— Espèce de fumier ! Cet attentat s’organise dans ta taule et tu prétends ne rien savoir !
— Je te le jure ! Dis, Lucette ?
— Va te faire foutre avec ta pétasse !
C’est l’instant ou une main se fourvoie dans ma poche droite pour y cueillir mon soufflant. Je la saisis à travers l’étoffe, me retourne. Stupeur : il s’agit de Félicien Jaume, l’ancien préfet de police en cure avec sa dadame à Riquebon.
Il bat des paupières.
— Laissez, San-Antonio, je vous le rendrai plus tard.
Là, les testicules m’en tombent, de même que leur balancier de sustentation. Cet aimable vieux monsieur, archidécoré, grand bourgeois jusqu’au slip, tremperait dans l’affaire ?
Malgré ma surprise et l’autorité dont il fait pendule[13], je ne lâche pas sa main ; au contraire, ma pression se raffermit.
A cet instant pilpatant, je fais un léger break dans le développement de l’action pour te dépeindre le topo. La salle de conférences, convertie en salle de bal, est utilisée parfois pour des projections cinématographiques. Il existe, en surplomb, une cabine percée de lucarnes pour les objectifs.
J’avais omis de te signaler cette particularité, laquelle va, très rapidos, revêtir une importance exceptionnelle.
Donc, les choses sont ainsi : le podium et les musicos déguisés en Mexicains d’opérette, à leur pied, la salle de gambille où les couples valsent avec, comme pivot, le ci-devant Président Nixon et la môme Clodo. Autour de la piste : des tables pour les tarderies les plus podagres, puis le buffet, assiégé par une horde de crabes qui, n’importe leur condition sociale et le délabrement de leur estomac, s’empiffrent toujours lorsque c’est gratuit.
Et puis, à proximité de la porte, une aire dégagée où les curistes encore ingambes palabrent en grignotant des petits-fours et en buvant du champagne. C’est dans cette partie que nous nous tenons, Alexis, Jaume et moi. A gauche de la cabine de projection.
Je me permets de te rat pelé que M. Félicien Jaume a sa main dans ma poche et qu’elle y tient la crosse de mon composteur. Par contre, je bloque ladite paluche de la mienne. Il tente de se dégager, mais deux éléments majeurs l’en empêchent : le piège que constitue ma fouille, et ma force.
Une tentation m’empare : pivoter sec afin de le déséquilibrer et, en même temps, lui praliner le menton d’un crochet du gauche. Sa dignité, ses anciennes fonctions, son grand âge me retiennent. Il y a en moi un côté bien élevé qui finira par me perdre. Je sais qu’un jour ou l’autre je serai victime de ma parfaite éducation. Aussi, m’abstiens-je de toute violence. Je cherche Béru dans la foule. L’avise en bordure de piste, surveillant Richard comme une maman suit les premiers pas chancelants de son baby. Inutile de le héler, dans ce tohu-bohu il ne m’entendrait pas.
Perplexité.
— Vous devriez lâcher ce pistolet, monsieur Jaume ! fais-je d’un ton adapté aux circonstances.
Il murmure :
— Ne commettez pas de violence, commissaire.
— Je n’en commettrai que s’il s’en commet, réponds-je.
Et poum ! Tu sais quoi ? Toutes les lumières s’éteignent d’un coup. Obscurité totale. Dès lors les musiciens s’arrêtent de musiquer, les danseurs de danser, les buffetteurs de buffetter. Rumeur protestatrice. Glapissements de quelques vieilles perruches effrayées par la ténèbre. C’est alors que ma pomme, mû par un instinct étrange, venu d’ailleurs, j’exécute la pirouette dont je rêvais, mais sans l’accompagner d’un taquet. C’est fulgurant.
Au même instant, une détonation claque. Jaume pousse un cri très bref et s’écroule. Ma poche se déchire. Sa paluche crispée sur mon arme en presse la détente dans un ultime spasme. Je ressens une brûlure à la cuisse. A tâtons, je récupère mon feu. C’est un instant d’une folle intensité. Quelque chose qui nous dépasse. Comme si la vie s’emballait. Comme si la réalité criait « pouce » ! Tout se désorganise, devient fou.
Depuis la cabine de projection, ça tire à boulets rouges ! C’est rapide et précis. Dans ce noir complet, on se demande sur quoi ou sur qui les mecs embusqués là-haut défouraillent. Ma pensée qui va plus vite qu’une éjaculation de taureau me propose « viseurs à infrarouge ». Ils doivent être deux dans cette putain de cabine, à mitrailler par les deux lucarnes. Tu parles qu’ils l’ont eue belle pour le rectifier, le Président ! Du gâteau ! Avec sa tête de pipe, cézigus, ça doit être un régal.
Je me sens inondé d’un truc chaud qui pue le fade, le salé. S’agit-il du sang de Félicien Jaume ou du mien ? Voire des deux mêlés ? J’ai été touché par la balle de mon soufflant. Si l’ami Tu-Tues me crache contre, maintenant, c’est la fin des haricots ! Je me mets à ramper à reculons, ce qui n’est pas commode, parmi ces gens qui se sont allongés sur le parquet en entendant miauler les bastos.
Je passe par-dessus un tas de dentelle fleurant la naphtaline. Dessous, y a une vioque qui couinasse : c’est probably la dernière fois de sa vie qu’un homme lui passe dessus. Je recule doucement. Voilà la grande porte ouverte à double battant. Elle donne sur un hall carrelé, éteint lui aussi, mais le clair de lune nous apporte par les baies vitrées une clarté blanche et froide.
J’avise un petit escalier de fer, assez raide, qui mène à la cabine de projection.
Ils vont bien être obligés de le descendre, les assassins !
Un léger coup de sifflet me fait tressaillir. Puis une voix :
— Commissaire !
Une silhouette féminine sort de derrière un grand canapé d’osier. Je reconnais Violette. Elle tient un flingue, cadeau sans doute de l’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier qui n’hésite jamais à faire aux élues de son cœur de ces menus présents qui plaisent aux dames.
Elle me fait signe de la rejoindre, puis chuchote :
— Quand ils vont sortir, on les laissera s’engager dans l’escalier ; moi je prends le premier, vous vous occupez du reste.
Ma parole, elle me commande, cette péteuse ! Dis, on croit rêver ! Une contractuelle potelée, un peu gouine sur les bords, QUI EN REMONTRE A L’AS DES AS ? Y a de quoi se poignarder le cul avec une rosette de Lyon ! Pourtant, comme ce qu’elle propose c’est le bon sens même, j’obtempère.
Qu’à peine on s’est accroupis à l’abri du siège, voilà la porte qui s’ouvre sur la petite plate-forme où aboutit l’escadrin. Un type habillé d’une combinaison de mécanicien bleue et coiffé d’une casquette à longue visière se met à dévaler.
Un second surgit derrière lui. Nous nous soulevons, Violette et moi. Nous sommes dans une zone d’ombre, et les fuyards ne nous aperçoivent pas tout de suite.
Selon le plan ourdi par elle, la rouquine défourraille la première. La vache ! Les leçons de tir, elle les prend pas par correspondance, cette sauteuse ! Mouche ! Le gars est quetsché plein cadre ! Ne profère par un mot. Il plonge en avant et s’écrase sur le carrelage.
Au moment où je vais pour fourrer le mien : la tuile ! Les gens, fous de panique, débottent en trombe de la salle, s’interposant entre moi et ma cible. J’ai le temps de réaliser qu’ils étaient trois dans la cabine. Les deux autres rebroussent chemin et retournent s’y enfermer. Je me console en me disant qu’ils sont pris au piège, la cabine ne comportant pas d’autre issue.
Les braves curistes piétinent le zig que Violetta vient de cartonner. Il accroît leur trouillance. Les vieux braves de jadis quittent Pont-aux-Dames pour retrouver le Chemin des Dames. Y a du Verdun dans l’air, de l’apocalypse ! Ils fuient éperdument, bousculant les douairières. Finito les ronds de jambes, baise-paluches et tutti frutti. On joue cours-moi-après-que-je-t’attrape. Ils sauvent leurs os, les décorés !
Lorsque la horde a déferlé, je gravis courageusement l’escadrin quatre à quatre. La porte est en fer également ; elle ne comporte pas de loquet, mais une serrure de sûreté. Impossible de l’ouvrir car elle est bouclarès de l’intérieur.
Je me retourne, perplexe, sur le hall où sévit la dévastation. Des vieillardes gisent sur le carreau avec plein de cols du fémur émiettés. Je reconnais la mère Katarina presque à poil et la gueule en sang. Un endurant du passé, boitant bas, dégaine la lame de sa canne-épée et menace de pourfendre qui l’approche et, comme tout le monde l’approche, il ferraille en folie, gueulant des « Sus ! Sus ! Par là morbleu ! » qui dominent le tumulte. Une névrosée entre deux âges (mais plus proche du second que du premier) se trousse haut et conjure qu’on la viole mais qu’on épargne sa vie. Tout ça est indescriptible, bien que je le décrive admirablement. Je te passe ceux qui défèquent en s’enfuyant, ceux qui lacèrent la gueule des autres, ceux qui font des crocs-en-jambe, des crocs-en-bouche ! Tous les croquants verts de trouille. La cohorte éperdue s’égaye dans toutes les directions, leurs cris et cavalcades réverbérés par l’immensité des locaux, composent une rumeur océane, un grondement de tempête.
Violette me regarde, d’en bas.
— Apportez-moi une chaise ! lui crié-je.
Elle se hâte. Je place le siège entre la porte et la rambarde de manière à bloquer l’issue. Les deux tireurs pris au piège peuvent toujours cigogner : ils n’ouvriront pas ! Maintenant, je dois aller constater les dégâts. Comme un dingue, je me précipite à la porte de la salle de bal.
Spectacle hallucinant. Au centre de la piste j’avise trois personnes alignées : Béru, Nixon, plus un autre vieux kroum. Le Mastar est inerte, couché sur l’ex-Président, couvert de sang. Hormis ces trois personnes touchées, il y a quatre mirontons scrafés de première dans la salle. La plupart ont la tronche éclatée. Les tireurs d’élite ont su utiliser leur putain de viseur à infrarouge, espère ! Pour quelle raison, cette hécatombe, je me le demande ? Puisqu’ils ont eu le Richard, avaient-ils besoin de zinguer les vieux curistes chenus ? Balles perdues ? Pourquoi, en ce cas, n’auraient-elles atteint que des hommes ? Et si proprement, si « infailliblement » ? Tout cela me tournique dans l’entendement.
Bon, voilà que je bute sur le corps de Félicien Jaume, il a pris une bastos dans la cage à serin et comme il s’agissait d’une balle explosive, son guignol a été déchiqueté. Le plastron de sa belle limouille amidonnée est complètement rouge.
Je m’élance vers Béru. Ce faisant, une douleur fulgurante me déchire la jambe comme si je venais de m’embrocher sur la pique acérée d’une grille. Pourtant, aucune détonation n’a retenti ; je me souviens alors qu’au moment où Jaume a dérouillé, j’ai ressenti un impact à ma guibolle en provenance de mon propre feu. Dans celui de l’action, je suis passé outre. Porté par l’énergie, dopé par le danger, j’ai oublié ma blessure, aussi incroyable que la chose puisse paraître. Mais maintenant elle se rappelle à mon bon souvenir et je craque.
J’essaie de me relever. Impossible ! Il est out, ton Sana. La jambe gauche de mon pantalon est plaquée à ma viande par le sang ! Quel carnage ! Il me vient des éblouissements.
Violette va pour s’élancer.
— Reste à l’abri, môme ! lui conseillé-je. Tu vas te faire seringuer !
Consciente du danger, elle se place hors de portée des tireurs.
Alors, l’un d’eux jacte depuis une lucarne de la cabine. Voix métallique. Un homme de commando ! Il sait appréhender une situation et prendre des décisions rapides.
— Quelqu’un m’entend ? s’informe-t-il.
— Oui ! répond Violette.
— Parfait. Voilà comment nous allons procéder. Pour l’instant nous tenons le commissaire en joue. Si quelqu’un s’approche de lui, nous faisons éclater la tête du quelqu’un. Si on tente de forcer la porte de la cabine, c’est celle de San-Antonio qui explose. Ça, c’est le premier point. Deuxième point : vous, la fille qui venez de me répondre, vous allez monter jusqu’à la cabine et vous nous servirez d’otage pendant qu’on filera d’ici. Exécution rapide, nous sommes pressés !
J’ai l’impression qu’un gigantesque métronome vient de se déclencher dans ma tronche. Les images se brouillent puis redeviennent nettes pour, aussitôt se gondoler comme une découverte de théâtre mal tendue. Je vois Violette se retirer de la salle. Elle court, mais une fois dans le hall, elle prend la direction opposée à l’escalier conduisant à la cabine. Aurait-elle les foies ? Ça m’étonnerait après la manière dont elle vient de se comporter… Sans doute va-t-elle chercher des renforts !
Je pense que j’ai toujours l’ami Tu-Tues en pogne. Je suis capable de tirer dans l’une des lucarnes et d’assaisonner l’un des mecs. Seulement il faut viser, pour ça, et eux qui ont le doigt sur la détente de leur arquebuse devanceraient mon geste. Ce serait suicidaire de ma part. Cela dit, ça leur ôterait leur seul argument de chantage ! Moi mort, ils ne pourraient plus exercer de pression ; l’emmerde c’est que je ne serais plus là pour assister à leur reddition ; or je n’abandonne jamais un film avant de voir la façon dont il finit.
— Eh bien ! lance le tueur, au bout d’un moment d’attente, pourquoi la femme ne vient-elle pas nous rejoindre ? Inutile d’essayer de nous berner ! Vous m’entendez, commissaire ?
— J’entends.
— Que fait-elle ?
— Je l’ignore.
— Si on ne nous donne pas satisfaction dans les trois minutes, je vous tue.
— Et après ? questionné-je placidement.
Là, je marque un point. Il a un temps de silence, dérouté.
— Après vous serez mort ! fait-il.
— Et vous prisonniers de votre nasse comme deux langoustes. Les forces spéciales d’intervention arriveront et vous mettront en charpie !
Pendant qu’on cause chiffons, tu sais ce que je vois radiner ? La Violette impériale portant un escabeau. Elle a posé ses chaussures et avance à pas de louve en rasant le mur sous la cabine de projection. Avec d’infinies précautions, elle dispose son escabeau au niveau des lucarnes.
Je m’efforce de ne plus la regarder afin de ne pas alerter les deux tueurs enfermés.
Je poursuis, la voix faiblissante :
— Vous l’avez dans le cul, les gars. Je suis touché et je sens que je me vide de mon sang. Vous pensez bien que le branle-bas de combat a commencé chez les perdreaux. Quand ils vont arriver et constater ce gâchis, ils n’auront plus une minute de répit avant de vous réduire en bouillie. Vous allez prendre tellement de balles dans le corps qu’ils devront se mettre à douze pour évacuer vos carcasses. La viande de flic, ça n’a pas de prix pour les flics. Nixon, ils en ont rien à branler, mais mon pote et moi, c’est plus cher que le caviar !
D’un regard en chanfrein, je suis l’opération « Violetta ». Cette môme, franchement, c’est la grande révélation de l’année. Ça vient de sortir ! Si je m’en tire, je la prends dans mon équipe ! Promis, juré !
Elle escalade les degrés de l’escabeau. Et sais-tu ce qu’elle tient à la main ? Non, je crois rêver, parole ! Une grenade, mon pote ! Une vraie, style ananas. Où l’a-t-elle pêchée ? Mystère. S’en sert-elle comme poudrier dans le civil ? Elle saisit la boucle avec ses dents, tire un coup sec.
Le sang-froid de ma pétroleuse ! Oh ! Seigneur, elle a plus de couilles que toute une escouade de gendarmes, cette fille ! Au lieu de virguler illico sa grenade par la lucarne, elle la garde dans la main, attendant l’ultime moment de la balancer pour que les deux fumeraux n’aient pas le temps de s’en saisir et de la rejeter. Mon âme s’élève en une intense imploration. « Mon Dieu, faites que ça ne lui pète pas à la gueule, Violetta ! Faites qu’elle ne se goure pas dans son décompte des secondes. »
Ouf ! Le geste auguste du semeur, enfin. Elle vient de lancer sa mandarine par la lucarne la plus basse. Qu’à peine elle l’a larguée, l’engin explose. Il n’a pas dû toucher le sol. C’est le badaboum inouï, surtout dans un local exigu, tu parles ! Une partie de la cloison séparant la cabine de la salle de bal est anéantie. Ça fait une énorme brèche. On aperçoit l’appareil de projection disloqué avec un type incrusté dedans. Ça compose une sculpture drôlement surréaliste : chair et acier ! Y aurait que César ou bien Tapiès pour créer une œuvre de ce tonneau. Quant au second tueur, lui, il est couché au sol, un de ses bras sort, déchiqueté, par la brèche, et on l’entend geindre.
Le souffle de la grenade a renversé l’escabeau sur lequel s’était juchée Violette. La môme, contusionnée, se dépêtre de l’ustensile en jurant comme cent charretiers dont les bourrins se sont emballés. Elle masse son bon gros cul où l’hématome (de Savoie) doit s’épanouir.
Alors une voix retentit :
— Bravo, ma Viovio ! T’es une vraie guerrière. La Jeanne d’Arc, à t’ comparerer, était jus’ bonne à faire des frites aux troupiers ! Vous pouvez vous mett’ stand upe, Mystère the Président, et émergencer. J’vous ai remparté d’mon corps, bute céréal not danger now maint’nant. Les grands vilains l’ont in the baba, Mystère Président ; very profondly. In the backside la balayette, comme on dit chez vous ! Faut qu’on va aller s’changer, moi et vous, biscotte l’vieux qu’a gobé des bastos, ici présent, nous a salement aspergés. V’savez, à son âge, la pisse, la merde ou l’ sang, on s’relâche.
Béru se dresse et tend la main à Nixon pour l’aider à en faire autant.
J’éprouve un soulagement infini, un lumineux sentiment de gratitude. Et puis une faiblesse capiteuse m’aspire et je vais me perdre dans des nuages roses.