A TABLE !

— Nous fûmes été suivis, affirme Béru. Hein, Violette, qu’un gonzier en moto nous a collé au prose ?

— Textuel, commissaire.

— Et alors ?

— Alors rien. La villa « A tire-d’aile » est une bicoque quéconque. A colombins, si tu voyes ? Plutôt délabrerée, hein Viovio ?

— Absolument, commissaire !

— J’ai sonné, personne n’est viendu. J’ai entré, la lourde était pas fermaga à clé. Vide ! Rien trouvé d’insolide à l’intérieur, juste deux plumards défaits. Elle a dû servir à deux gens pour leur coucher.

— Il fallait te renseigner pour savoir à qui elle appartenait ?

Le Surgonflé me file un regard plus dégueu qu’un glave d’ivrogne catarrheux.

— Non, mais caisse tu croives, Antoine ? Qu’ j’marne dans les douanes ou qu’j’fais garçon boucher ? J’connais l’boulot, y avait un panneau à la grille : « A louer. Agence de l’Océan. » On y ait été, hein, Violette ?

— Tout à fait, commissaire.

— Le mec d’l’agence est à Quimper pour un château à vendre. Sa s’crétaire nous a dit que personne habitait la villa « A tire-d’aile » d’cette saison ! Ça s’loue s’l’ment l’été, ces masures.

— Et pourtant on y dort et on y téléphone ! ricané-je.

— Faudra r’tourner voir l’agenceur d’main.

— Demain, soupiré-je, c’est loin.

Il hausse les épaules.

— Et votre ange gardien, qu’est-il devenu ? reprends-je.

— Y nous a suivive jusqu’à la villa. Quant t’est-ce on en est r’partis, y était plus, hein Violette ?

— Affirmatif, commissaire !

— Il va bientôt êt’ l’heur’ de la jaffe, Antoine. Je pense qu’on d’vrait retourner à l’auberge, moi et Violette, on t’ramènererait un indien.

— Un indien ?!?!

— J’veux dire un inca : sandouiche viande froide et un pilon de poultock, t’aimes assez, y m’semb’ ? Plus un’ part d’tarte et une boutanche d’bordeaux supérerieur.

Je l’écoute d’un estomac distrait, Alexandre-Benoît.

— Alors ? T’es d’ac, mec ? il insiste, les babines coulantes comme chaque fois qu’il évoque des nourritures terrestres.

— Tu m’emmerdes avec ta bouffe ! Tu n’es qu’un tube digestif branché sur une fosse d’aisance ! Le temps urge désormais, manger, ce sera pour une autre fois !

— Ah ! Bon, bon ; tu veux que j’fasse quoi-ce ?

— Tu vas appeler le directeur.

— Ton pote Clabote ?

— Oui. Dis-lui de monter.

— J’croyais qu’tu voulais pas t’montrer ?

— Je me planquerai dans la salle de bains.

— Et qu’est-ce j’lu dis, céziguemuche ?

— Ceci…


Tu mords l’art consommé de l’écrivain ?

Rien divulguer par avance. Dire seulement en situation ! Quand j’étais mouflingue, Félicie me recommandait toujours de ménager mes effets. Elle a gagné !

J’ai rabattu le couvercle des gogues, placé dessus une serviette de toilette pliée en quatre (ne jamais négliger le confort, il nous aide à penser) et déposé mon prosaïque sur le tout.

Je n’ai pas fermé complètement la porte de la salle d’eau, histoire de bien entendre ce qui se dira dans la chambre.

On a sonné. La môme Violetta a ouvert.

BERU (off) : Salut, m’sieur Clabote. Assistez-vous, faites comme chez vous !

(Rire[12].)

CLABOTE (voix sombre) : Auriez-vous des nouvelles de ma femme ?

BÉRU : En auriez-vous-t-il, vous, d’Sana ?

CLABOTE : Comment voulez-vous ?

BERU : (mystérieux) : On n’sait jamais.

(Un silence. Pet étouffé de Béru.)

CLABOTE : Que pensez-vous de cette double et singulière disparition ?

BÉRU : La même chose qu’vous, m’sieur Clabote.

CLABOTE : C’est-à-dire ?

BÉRU : Des mecs ont r’froidi vot’ bergère et mon pote. Y n’ d’vaient zinguer qu’Antoine, mais y a eu un coup fourré et y z’ont piqué légal’ment la Lucette. Ça leur a filé les flubes, biscotte ça n’figurait pas à leur programme. Alors ils ont embarqué les cadavres et brûlé la chignole. Et v’là l’topo, m’sieur Clabote. Sûr’ment qu’ces foies-blancs font croire à leurs chefs ou complices qu’les deux tourt’raux s’est enfuis. Y veulent cacher la merde de chat, comprenez-vous-t-il ? Comment voulez-vous-t-il qu’un coup l’assailli en pleine noye dans un’ chignole s’enfuyasse quand on leur défouraille d’sus avec des bastos qui foudroireraient un éléphant !

(Un second silence, à peine troublé par un rot bref et autoritaire du Gros.)

CLABOTE : Non !

BÉRU : Pourquoi, non ?

CLABOTE : Quelque chose me dit que vous vous trompez !

(Alors, Bérurier, dans ses hautes œuvres et avec une autorité féroce, implacable, contreplacable et tout :)

BÉRU : C’est pas « quéque chose » qui vous le dit, mais les gars d’la bande, Clabote ! Et savez-vous-t-il ce qu’y vous ont dit ? Qu’vot’ bonne femme avait téléphoné à la villa « A tire-d’aile » dans la noye. V’voiliez si j’en sais, des choses ? N’en réalité, v’v’lez que j’vais vous apprende qui est-ce qu’a appelé ? Ma’me Violette, ici présente. Fais pas voir ta chatte à m’sieur, Viovio, je croive pas qu’il eusse envie d’tirer en c’moment ! La vérité textuelle, Clabote, c’est qu’j’ai voulu désorerienter ces fumiers et, fectiv’ment, après l’coup d’turlu, y z’ont mis les adjas, comprenant qu’on avait dégauchi leur planque à Riquebon. Un gusman à moi s’tenait à promiscuité d’leur bicoque, et les a filochés. Pas la peine qu’j’vous apprisse où y s’sont réfugiés, hein ?

« Bon. Maint’nant on étale les brèmes su’ l’tapis, mon pote ! L’futur, j’vas vous l’cracher. V’s’êtes un homme mort ! Mon idée c’est qu’aftère l’opération prévue, ils vous auraient liquidé. Y n’plaisantent pas. Moncornard, la mère Gabot, c’est révélatrice, non ? L’équarrissent en grand, les mecs ! Maint’nant qu’y z’ont assaisonné vot’ rombière, y peuv’ plus vous laisser su’ vos pattes d’derrière, leur sécurité en dépend. »

(Troisième silence que Sa Majesté met à profit pour dégazer du haut et du bas.)

CLABOTE (avec une voix qui fait un bruit d’albuplast qu’on décolle) : Je… ne comprends rien du tout à ce que vous racontez là.

(Rire sardonique du Mastar.)

BÉRU : C’qu’ tu vas comprende, c’est ta douleur, mon drôlet. Profite bien d’cett’ journée, ça m’étonnererait qu’t’en ayes beaucoup d’aut’ à viv’ derrière ! Et j’vas t’confidencer un’ dernière chose, Clabote : compte pas su’ la Rousse pour assurerer ta protection. Notre pote Sana a laissé sa peau dans c’t’aventure et la vie d’un poulet comm’ lui, ça s’paye très cher ! Si t’reste un peu d’religegion, va t’confesser ; un’ bonne absolution aux enzymes ammoniaqués, ça lave plus blanc.

(Rires copieux du mastodonte.)

CLABOTE : Je vous assure que…

BERU : C’est toi qui d’vrais t’faire assurer ! Et sur la vie ! Violette, ma poule, arrête d’montrer ton cul ! Tu n’vas pas m’dire qu’c’mec t’excite ! D’accord, il est baraqué, mais merde, t’as mieux dans ton plumard tous les soirs, non ? Au lieu d’trémousser d’la sainte-barbe, t’f’rais mieux d’y faire entend’ la voix d’l’oraison, p’t’êt’ qu’une gonzesse l’convictionnerait plus !


Moi, assis sur mes chiches, je me dis qu’il se comporte en seigneur, Alexandre-Benoît Bérurier. T’a conduit cette scène avec un brio impeccable, une habileté d’usurier florentin. Tu vois qu’il n’est pas seulement un chourineur, mon pote, et que la psychologie n’a pas de secret pour lui.

Violette entre en scène. Simple et calme.

VIOLETTE : Puisque je suis invitée à vous donner mon avis, monsieur le directeur, je voudrais avant toute chose vous faire part de ma profonde surprise. Comment ne comprenez-vous pas que la partie est perdue pour vous ? Voyons, Bérurier est officier de police, je suis également fonctionnaire de police ; d’autres flics sont sur l’affaire. Nous connaissons, Béru vous l’a démontré, l’essentiel de l’histoire. Nier et continuer de foncer tête baissée est suicidaire de votre part. Le scandale, la ruine, peut-être la mort, voilà ce qui vous attend inéluctablement. Votre épouse a été tuée, votre vie s’écroule. Le seul espoir qui vous reste, c’est de tout nous dire. Réfléchissez, vous n’avez pas le droit de passer à côté de cette ultime chance.

Depuis la salle de bains, je perçois le souffle précipité d’Alexis. Tu croirais qu’il est occupé à poser un rail de chemin de fer au Zaïre.

Elle n’est pas mal non plus, la môme Violette, dans son genre. Un peu exacerbée de la gaufrette, mais elle a du chou ! Elle ne devrait pas rester longtemps contractuelle, cette greluse ; elle a mieux à faire que de distribuer des contrebûches aux tomobilistes parigots.

Je l’entends chuchoter au Dodu :

— Laisse-nous, Chouchou, il sera plus à son aise pour causer.

— Et toi tu vas n’enfoncer ! grommelle mon Valeureux. T’as vraiment la moule énervée, ma gosse !

Il sort en faisant claquer la lourde pour marquer son humeur puis un énorme vent retentit dans le couloir. Une vieille Anglaise sort de sa chambre, croyant à une nouvelle explosion.


C’est triste, un ancien talonneur de rugby, trente et quelques fois sélectionné en équipe de France, qui chiale à gros bouillons. Il a craqué d’un coup, d’un seul, comme se rompt un barrage. Les nerfs.

— Ce n’est pas ma faute, bégaie-t-il. J’ai été faible, voilà tout ; je me suis laissé entraîner par les sens. Au début, je ne prévoyais pas les conséquences…

Elle est fine mouche, la contractuelle. La manière qu’elle l’accouche au petit fer, Miss Sherlock, chapeau ! Du grand, du très grand art ! Elle procède par questions innocentes, ensuite console, glisse la main dans la braguette d’Alexis pour lui tripoter le massepain. Il bandoche pas glorieusement, mon camarade. C’est de la petite triquette machinale. De la chopine routinière qu’il propose. Elle lui bisouille le casque suisse, la chérie. Dit qu’elle comprend. Que l’être est démuni devant l’amour, que tout ça… Un brin de pipe, la moindre des choses, pas menée à terme, juste pour lui turgescer la trompette, lui amollir la volonté en lui affermissant le gugus.

Il flotte dans les chagrins turpides, les bouffées, les ardeurs souterraines. Les rideaux sont encore fermés depuis la séance de communication avec l’au-delà de la mère Katarina. C’est vachement propice aux abandons. Peu à peu, elle l’emmène par les chemins de traverse jusqu’à la vérité. Il continue de parler, de gémir, de triquer. Oublie sa position critique, son pseudo-veuvage, les dangers qui le menacent.

Moi, une comme la rouquine du Gros, parole de drauper, j’en fais une inspectrice d’élite. Elle est psychologue et sensuelle. Fait flèche de tout bois et de sa chatte.

A un moment donné, Alex balbutie :

— C’est formidable comme vous me comprenez bien, je vous plais, n’est-ce pas ?

Toujours la fatuité du mâle qui est là, endémique.

— Infiniment, assure la gueuse.

— Je raffole des rousses, avoue Clabote.

— Tiens, goûte ! l’invite-t-elle avec une touchante simplicité.

Il stoppe ses confidences pour lui pratiquer ce qu’on appelle en argot de salon « faire la vaisselle ». Elle en conçoit un vif plaisir dont les retombées doivent faire l’agrément des fossiles d’alentour.

Très honnêtement, au cours de ma carrière très riche, je n’ai encore jamais assisté à un interrogatoire conduit de cette manière. L’inspecteur qui pompe le prévenu et se fait bouffer le cul par lui, c’est plutôt rare dans les annales ; et même dans les anus comme dit Béru.

Mais, comme je le répète volontiers avec cet esprit cartésien qui est l’apanade (toujours Béru dixit) de notre race française, en toute chose, c’est la finalité qui importe.


Lorsqu’ils ont bien parlé et bien joui ensemble, Alexis et Violette se prennent mutuellement congé. Elle dit à mon pote de faire gaffe à sa santé et d’attendre des instructions concernant le grand bal de ce soir.

Chère Violette ! Si elle n’avait la bouche amidonnée au sirop de burettes, je l’embrasserais !

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