NOCTURNE DE CHOPIN

A l’amour succède l’anéantissement.

Puis l’amour revient à la décharge.

Et encore après, c’est un engloutissement merveilleux, une mort douce et lente. La houle de notre tendresse nous berce et nous entraîne : bref, on se met à roupiller comme deux gentilles brutes rassasiées.

Tu vois le topo ?

Les échos d’un piano viennent titiller mon entendement. Un nocturne de Chopin. Je rouvre mes falots. Y a toujours cette modeste lumière en provenance de la salle de bains. D’instinct, j’élève mon avant-bras pour m’informer de l’heure. Le cadran de la tocante me file une décharge d’adrénaline surchoix. Tu sais quoi ? Neuf plombes et dix broquilles ! Alors là, on va à la cata, mon drôle ! C’est Dunkerque ! Waterloo ! Pavie ! Alésia !

Au lieu de secouer Lucette comme un butor, je prends le temps de la réveiller avec une langue fureteuse sur le clito. Elle soupire, renaît.

— Chéri !

Son premier mot !

Elle croit que je veux remettre le couvert une énième fois, mais je l’en détrompe (d’éléphant, naturellement).

— Sais-tu l’heure qu’il est, mon adorée ? Au lieu de demander, elle consulte sa propre horloge.

Tu crois qu’elle soubresaute, exclame, glapit ? Impec !

Elle dit seulement, d’un ton tranquille :

— Ah bon !

C’est tout. Constatation. Il est neuf heures dix. Point à la ligne. La situation est désespérée, mais pas grave.

— C’était prévisible, ajoute-t-elle.

J’aime qu’elle ne saute pas du lit avec affolement, qu’elle ne se reloque pas à toute vibure en mettant sa culotte à l’envers.

— A quelle heure rentres-tu, habituellement ?

— Six heures, sept heures au plus.

— Très bien, alors voilà, tu vas téléphoner à Alexis. Version : tu m’as déposé à cet hôtel avant de te rendre à Vannes. Nous étions convenus que tu me reprendrais en rentrant. Las, la dame que je cherche faisait une excursion et n’a été de retour qu’à huit heures. Je suis en conversation avec elle et tu attends que j’en aie terminé. Ça te paraît correct ?

— Il n’y a pas de meilleur argument, convient Lucette, toutefois, je doute que mon mari s’en contente.

Je me bouclarde dans la salle de bains, pendant qu’elle bigophone. La discrétion avant tout. Un amant doit toujours laisser seule sa maîtresse quand elle vend des salades pas fraîches à son époux !


Elle roule bon train. La petite tuture galope à la poursuite du double faisceau jaune qu’elle projette. Y a des arbres, des panneaux indicateurs. Le ruban d’un noir bleuté se dévide…

— Il t’a crue ? je demande.

— Je l’ignore, il était très pincé.

— Tu penses qu’il te frappera ?

— Ce n’est pas exclu.

— Si c’est le cas, je préfère lui révéler le pot aux roses.

— Tu dois conclure ton enquête auparavant, mon amour ; ne te tourmente pas, j’ai l’habitude de ses brutalités.

Elle parle d’or : oui, aboutir avant de songer à notre vie privée.

Au bout d’un instant de gambergeance, je demande :

— Vous attendez quelqu’un d’important à l’institut ?

— On en accueille beaucoup, des gens importants, remarque Lucette.

— Par important, j’entends TRÈS important. Plus important qu’une vedette de cinéma, par exemple ; quelqu’un comme un homme politique fameux, ou un savant au rayonnement international ?

— A ma connaissance, nous n’attendons personne de ce genre. Il est vrai qu’Alexis ne me dit pas tout. Au début, nous gérions l’institut en étroite collaboration, et puis, peu à peu, il m’a mise sur la touche, au point de me réduire à l’état de spectatrice. Je te l’ai dit — et je suis navrée de dénigrer un ami que tu sembles aimer — : c’est un arriviste sans scrupule et tyrannique.

— Je l’aime beaucoup moins depuis que j’aime sa femme, déclaré-je en me disant que voilà ma foi une fort jolie réplique que M. Depardieu, par exemple, rendrait avec éclat dans un film.

Nous approchons de Riquebon-sur-Mer. Peu de circulation. A cette heure, les gens sont chez eux dans ce coin de Bretagne, à regarder leur bonne télévision ruisselante de lots, de fric et de voyages autour du monde à gagner. De nos jours, c’est ça l’aventure, l’ultime : la téloche. Tu peux y décrocher du flouze, une chambre à coucher, une bagnole, des bijoux certifiés avec des rubis et des émeraudes pur fruit d’une valeur de deux mille balles ! Elle t’envoie en cure aux Antilles, à Dache ! On te fournit des fiancées d’un soir ! Des œuvres d’art galvanisées !

Elle te prend en charge. Si t’es joueur, tu peux ramasser le pactole. Suffit que tu répondes bien à des questions perfides telles que « combien fait dix fois douze » ou « quelle est la capitale du Dannemark » et tu gagnes le canard, décroche la timbale. C’est la fée Marjolaine, la télé ; l’enchanteur Merlin ou Bouygues ; elle relègue loto et tiercé, petit à petit. On vit d’elle, par elle, pour elle. L’ogresse nous a pris possession. Elle nous fait rêver avec ses ricaneries et bander avec ses films X. Nous enniaise, embobeline, bandelette, pétrifie.

Mais un jour viendra où l’homme sortira de l’asservissement. Il brisera les tubes cathodiques à coups de hache ! Il grimpera scier l’antenne de la tour Eiffel ! Les animateurs se laisseront pousser la barbe, pour être reconnus ; on les contraindra à porter une étoile rouge sur la poitrine avec « T.V. » écrit dessus en gothique ! Le sursaut se produira, j’annonce haut et fort. Juste les très vieillards et les grabataires auront encore droit à visionner un peu. On retrouvera la campagne, la pluie, les fleurs, la baise, bref, la liberté !

On aborde une zone de travaux que nous avons franchie en allant. De nuit, des feux clignotent pour les signaler. Une longue tranchée est en cours de creusage le long de la route, à droite, ce qui ramène celle-ci à une seule voie qu’il faut emprunter de façon alternée. On s’y engage mollo. Le sol est gras, visqueux. Lucette roule à vingt à l’heure. Et brusquement, pile devant nous, le faisceau d’un projo portatif nous aveugle. Ma chère amante freine à fond et sa petite chignole embarde un peu du fion, au point que les roues de droite affleurent la tranchée.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

— Un contrôle de gendarmerie, je sup…

Pas le temps de finir ma phrase. Notre pare-brise vole en éclats tandis qu’une balle se fiche dans mon appui-tête après m’avoir décoiffé.

D’un geste rapide, j’actionne la manette des grands phares afin que notre éblouissage compense celui de l’agresseur.

Lucette a eu le réflexe de se coucher sur mes genoux. Dans des cas de ce genre, n’importe quel gymnaste, comparé à moi, est un paralytique atteint de la goutte. C’est ma main gauche qui a mis les phares, la droite a déjà dégainé mon pote Tu-tues et je bastosse le projo. La lumière s’éteint illico. Je double le tir. Un cri mâle retentit dans la nuit sereine. Maintenant que nos loupiotes n’ont plus d’adversaire, je distingue clairement un gonzier courbé en deux sur le chemin. Il a lâché son projotorche et replié ses bras sur sa poitrine comme un grand frileux. Il porte une cagoule. J’aperçois d’autres ombres à l’arrière-plan. Des mecs également cagoulés.

Combien sont-ils ? Deux ou trois ? Ils se tiennent accroupis. Ils ont des armes qui scintillent dans la lumière. L’un d’eux vise notre tire.

J’attends plus, je me penche sur Lucette pour être protégé par le pare-brise.

Deux balles miaulent dans l’habitacle et traversent le pavillon de l’auto. Alors, comprenant que notre position va devenir franchement inconfortable, je délourde à tâtons ma portière et me laisse couler à l’extérieur. Je chois dans la tranchée, heureusement peu profonde.

— Viens ! chuchoté-je à Lucette.

Elle se laisse haler par les bras. Je la reçois contre moi. Nous demeurons tapis un instant.

Je perçois un murmure, du côté des assaillants :

— Tu crois que tu l’as eu ?

— Je ne sais pas.

Le moteur de la 205 continue de tourner.

Les attaquants conciliabulent :

— On fonce ?

— Pas tout de suite, il faut faire attention, c’est peut-être une ruse.

Une ruse !

Ça me donne des idées, ce mot.

Protégé momentanément par la tranchée et la voiture, je tends la main vers le bouchon d’essence situé de mon côté, le dévisse. Ensuite j’ôte vivement ma cravate et introduis le petit bout dans le réservoir, le plus profondément possible. Après quoi, j’extirpe mon briquet, l’actionne en protégeant la flamme de ma main et j’approche celle-ci du côté large de ma cravetouze. Une Hermès dernier cri, c’est dommage, non ? En tout cas, la soie crame que c’en est un bonheur.

— Couchons-nous ! chuchoté-je à Lucette.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Je ne réponds pas.

— On y va ? demande l’un des assaillants.

— Attends, te dis-je !

« Te dis-je ! » Ils s’expriment bien pour des malfrats, les gusmen du commando.

Et puis ce que j’escomptais se produit. Ça fait un bruit de lampe à souder qu’on allume. « Chlaouffff ». Presque instantanément (ou instanténémone, si tu es poète), un brasier illumine la nuit.

— Bon Dieu ! Ils brûlent ! crie une voix.

Une autre, moins exaltée, dit :

— Une balle a dû percer le réservoir.

— Il faut faire quelque chose ! lance la première voix, on a un extincteur dans la voiture !

— Il est trop tard. Le temps qu’on aille le chercher, ils seront en cendres !

— Merde ! Merde ! Merde !

Tiens, la politesse capote dans leurs rangs, dirait-on.

— Filons ! crie l’un des types, le feu va attirer du monde.

Au bout d’un temps, je perçois le démarrage d’une voiture qui fonce sur Riquebon. Ouf ! Sacrée alerte, non ?

— Tu es assurée tous risques, j’espère ? demandé-je à Lucette en l’aidant à se relever.

Elle tremble comme la feuille morte descendant devant le gros nez de Cyrano au dernière acte. A la lumière intense de l’incendie, je vois qu’elle a les traits creusés par la peur.

Je me hisse hors de la tranchée et l’aide à s’en extraire.

— Soyons prudents, fais-je ; nous allons rentrer en coupant à travers champs.

Bon, on se met à arquer dans l’herbe médiocre qui pousse sur une terre trop sableuse. Le ciel bas est superbe, parcouru de nuages à la Vlaminck.

Au bout d’un moment, la chère exquise et merveilleuse chérie d’amour fou murmure :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Tu as besoin de sous-titres, mon âme ? C’est pourtant très clair : on a cherché à me tuer ! Mais comme j’ai la baraka et des réflexes…

— Mais pourquoi veut-on ta mort ?

— Parce que je risque de compromettre une opération terriblement importante, mon tendre amour.

— Quelle opération ?

— Je ne sais pas : je cherche. Je vais trouver.


Après vingt minutes de marche à travers les pâturages, nous atteignons les premières maisons de Riquebon-sur-Mer. Le clocher de l’église, massif, avec son brave coq qui girouette depuis des siècles sur sa flèche, me réchauffe le cœur.

Je m’engage dans une ruelle silencieuse bordant des maisons aux façades hermétiques et sombres.

— Ce n’est pas par là, me dit Lucette, nous tournons le dos à l’institut.

— Je sais ; aussi bien je n’ai pas envie d’y aller, pour l’instant.

— Tu as peur de tomber sur les tueurs ?

— Plus ou moins. Demain il fera jour.

— Où allons-nous ?

— Chez une brave femme énervée de la culotte : la mère Sogrenut.

— La secrétaire d’Alex ?

— Exact.

— Tu la connais en particulier ?

J’élude l’embarrassante question.

— Elle est sympa, dis-je, je suis certain qu’elle nous donnera asile pour la nuit.

Lucette s’arrête et me défrime plein cadre.

— Mais enfin, chéri, on va nous rechercher ! Que pensera Alex de notre disparition après l’incendie de ma voiture ?

— Ce qu’il voudra.

— Il va croire qu’on nous a enlevés.

— Ce serait une bonne chose qu’il le croie.

— Il va alerter la gendarmerie, si ce n’est pas déjà fait.

— Je l’espère bien.

Elle hausse les épaules.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, murmure-t-elle.

— Ne t’inquiète pas, mon ange, je le sais parfaitement.


Cinq minutes plus tard, nous sommes devant le logis de la dame Sogrenut. Je l’ai trouvé d’autant plus aisément que Lucette est déjà venue chez elle et me l’a désigné. Il y a de la lumière au rez-de-chaussée. Je frappe aux volets. Une exclamation qui me paraît être de joie me parvient. L’huis s’écarte et la Marinette qui marinait est là, superbe dans un déshabillé pour comédie américaine des années 30. Son pupitre à la mode de Caen pendouille sur son estomac. A travers le vaporeux, on distingue comme je te vois ses varices et vergetures (fluctuat nec vergeture).

Son sourire d’allégresse qui s’épanouissait jusqu’à son entre-deux Olida disparaît quand elle aperçoit Lucette.

Elle ouvre : deux grands yeux, une grande bouche plus tous les pores de sa peau et son anus.

— Mais que… mais quoi…

Je lui épargne le « mais qui… » déjà programmé en intervenant :

— Marinette, mon cœur, nous avons des problèmes, Mme Clabote et moi, pourriez-vous nous héberger pour la nuit ?

Elle referme sa bouche et, je gage, son trou du cul, stoppant ainsi le fâcheux courant d’air qui s’était créé.

— Entrez !

On entre dans un logis mieux que modeste sans être toutefois bourgeois. C’est meublé en style danois, ce qui constitue un moindre mal. C’est clair, avec des conneries sur les murs et un poste de TV japonais écran plat ; des fragrances (odeur suave) de haddock flottent encore dans la maisonnette.

— Seigneur, dans quel état êtes-vous ! exclame Marinette. Que vous est-il arrivé ?

— Un accident de voiture à l’entrée du pays.

— Grave ?

— Nous sommes là !

— Mais vous êtes plein de sang ! couine la dame Sogrenut.

Je m’approche d’un miroir et découvre que la première balle tirée dans le pare-brise m’a entaillé le lobe, et t’as rien qui saigne autant que l’oreille. Mon raisin a dégouliné le long de mon cou, imbibant ma limouille et mon col de veste. C’est pas grave, mais ça fait de l’effet.

La vioque, faut lui bayer quelques explicances, je sens. Un accident, bon d’accord, on est crottés et moi saignant, mais pourquoi lui demandons-nous asile au lieu de regagner nos pénates toutes proches ?

— Chère Marinette, lui dis-je, l’accident en question a été provoqué par une tentative d’assassinat sur nos personnes. Nous en avons réchappé de justesse et nous préférons terminer la nuit ailleurs que dans nos lits.

Elle blêmit.

— Vous assassiner ! Vous ! Et Mme Lucette ! Mais pourquoi ?

— Nous le découvrirons bientôt. Vous disposez d’une chambre d’ami ?

— Il y a celle du fils qui est au régiment.

— Parfait, Mme Clabote va y dormir.

— Et vous ? elle demande, mordue par une brusque jalousance.

Je lui calme les affres :

— Votre beau canapé ici présent fera mon affaire. Votre époux n’est pas là ?

— Pas encore, leurs répétitions ne finissent jamais avant minuit.

On monte au premier. La piaule dévolue à Lucette mesure douze mètres carrés à peine. Il s’agit d’une cellule tapissée de posters représentant des postères, ce qui donne vie à la chambrette. Marinette montre la salle de bains et va chercher une chemise de noye pour son « invitée ».

— Tu ne veux pas rester avec moi ? demande Lucette.

— Tu sais bien que chez cette brave femme, ce n’est pas possible : ta réputation volerait en éclats. D’ailleurs, quand la mère Sogrenut sera couchée, je sortirai.

— Pour faire quoi ?

— Des vérifications discrètes à l’institut.

— Tu as dit que ce pouvait être dangereux d’y retourner de nuit !

— Je prendrai mes précautions, ma chérie, ne te tourmente pas pour moi et dors !

On se quitte.

Je redescends au salon. Marinette m’y rejoint, déjà trémousseuse du fion de se sentir seule avec ma pomme. Elle me noue ses beaux bras de charcutière au cou.

— Oh ! mon beau mâle vigoureux ! déclame-t-elle.

La vache me fait un suçon au cou, moi qui ai horreur d’être ainsi composté par une frangine. Je trouve la chose vulgaire. Je lui filerais une mandale si je laissais aller ma rogne. Mais la pauvre chérie ne mérite pas d’être rebuffée en ce moment d’assistance.

— Tu as le téléphone, ma poule ?

— Qu’est-ce que tu crois !

Elle me montre l’appareil qu’on a judicieusement placé au bas de l’escadrin, lequel constitue en somme le cœur de la maison.

Je compose le numéro de l’institut et, déguisant ma voix, performance qui m’est aisée, je demande si M. Bérurier est là. On m’affirme que oui et me le passe.

— Ah ! c’est toi, exulte le brave des braves, j’m’d’mandais jusment ce dont t’étais d’venu. Sachant qu’ des vilains ont des patins après toi, j’commençais à m’cailler la laitance.

Puis, laissant toute inquiétude :

— On est en train d’s’ payer une d’ces parties de craquettes, mon pote ! T’sais, av’c la p’tite serveuse d’à midi. Plus salope qu’elle, y a qu’dans l’haute société ! La dévergond’rie, c’te gosse, on s’d’mande, bretonne comme elle est, où elle est été la pêcher. T’sais qu’é m’enfourne le radis noir jusqu’à la garde ! J’y touche la polyglotte du bout d’mon zob ! C’te furie. Violette est en train d’y mordiller la crête d’coq en y enfonçant son intermédius dans l’œil d’bronze. Un vrai travail, les mères ! On est fier d’êt’ français à les voir ébattre.

— Béru, soupiré-je, te serait-il possible de t’arracher à ces dégueulasseries pour venir me rejoindre à l’endroit que je vais t’indiquer ?

Et de lui refiler l’adresse de la mère Sogrenut.

— Tu m’attendras dehors, dans ta tire. Avant de venir, passe par ma chambre, dans l’un des soufflets intérieurs de ma valise tu trouveras une petite boîte chromée : apporte-la. O.K. ?

— C’est urgentissime, mec ? Je pourrerais pas terminer ces pécores à la lance d’arrosesage ? Tu me voirais, j’ai un pinoche monumental, incasable dans un bénouze d’honnête homme. M’faudrait des pantalons bouffants pour accueillir une asperge d’c’gabarit !

— Je veux que tu sois à dispose dans trente minutes, Gros ! Négocie avec ton membre.

— Jockey, Monseigneur, on va pousser les feux !

Nous raccrochons.

La Marinette m’espère en prenant des poses lascives sur un fauteuil. Une jambe par-dessus l’accoudoir, l’autre allongée et la limouille relevée, tu vois le genre ? Sympa, quoi ! Elles sont putes, je te jure ! Enfin tant mieux, on perd moins de temps.

— Tu viens ? soupire-t-elle avec la voix de Marlène Dietrich dans L’Ange Bleu.

Moi, après une journée de cette envergure, question du mandrin volant, j’ai autant envie de lui engainer le calice que de m’engager dans les « Marines ». Je me vois pâlot entre ses cuissots, la mère ! Déjanteur en diable ! Plus du tout partant pour la tornade blanche, Tonio. Il réclame une nuit sabbatique. Les burnes, ça se recharge moins vite qu’un Waterman à cartouche.

Je lui souris un peu niais.

— Ton mari va rentrer, non ?

— Et alors ?

C’est vrai qu’il est fané de l’os à moelle, le pauvre mec, et complaisant avec les frasques de sa madame, j’avais oublié ce détail.

— Tout de même, argué-je, je n’aimerais pas qu’il nous surprenne en train de bien faire.

— Puisque je te dis…

Et là-dessus, je suis sauvé par le gong grâce à la survenance de l’impétrant que j’étais en train d’évoquer.

Un gros verrat blondasse, rougeoyant des pommettes, avec un bout de nez genre tubercule nouveau. Il tient un étui d’instrument qui doit receler quelque bugle étincelant. Le castrat s’arrête, surpris de ma présence.

— C’est lui ! annonce triomphalement Marinette. Alors le physique porcin s’éclaire.

— Oh ! très bien, enchanté !

Il me tend sa main potelée. On s’en presse un paquet. Il se tourne vers l’épouse et déclare :

— Compliment ! Monsieur est bel homme.

On devine qu’elle vient de grimper dans l’estime de l’époux. Il ne la croyait pas apte à s’embourber du mec aussi fringant.

Elle rosit de vanité. Elle lui explique notre accident, la patronne couchée dans la chambre de Loïc, tout bien.

— Bon, fais-je, vous me pardonnerez, mais je dois partir.

Alors là, c’est la fonte des neiges dans la craquette à Marinette. Tout son soubassement éplore.

— Comment ? Partir ? Mais tu devais dormir au salon, Chouchou.

Moi, d’être appelé Chouchou, c’est pire encore que les suçons dans le cou. La connerie m’asphyxie. Je dis, glacial :

— Je dois absolument vous quitter : le devoir m’appelle. Ravi de vous avoir connu, monsieur Sogrenut, vous êtes un homme infiniment sympathique. A demain, belle Marinette !

Et je sors.

Ne vais pas loin.

M’embusque sous le porche (épique et non gothique) de l’église, en face.

Bientôt, la lumière s’éteint au rez-de-chaussette des Sogrenut et le premier s’éclaire. J’attends une dizaine de minutes et je reviens à leur maisonnette. A moi, sésame ! Un velours ! Je retrouve la paix ronronnante aux relents de haddock du logis. Pose mes tatanes derrière le porte-pébroques de l’entrée et me réfugie dans un renfoncement du hall servant de vestiaire et pourvu d’un charmant rideau cretonnant. Je m’assois entre un vieux pardingue qui pue la naphtaline de bonne qualité et un manteau de cuir fleurant la vieille banquette d’autotus. Peinardos. J’attends. J’ai confiance : je sais que quelque chose va se produire.

Inévitablement.

Dans la nuit du vestiaire, je phosphore (si je puis dire). Pour phosphorer, faut être brillant ! Je passe en revue notre journée : ma visite à la dame Touraine Gladys (s’écrit également Glawdys), notre fol après-midi d’amour. Nos ébats étaient fabuleux, tant dans les imposées que dans les figures libres ! Une séance de ce niveau, si j’en ai vécu une douzaine, c’est le bout du monde. La passion la plus ardente, jointe à une sexualité sans limites ! Et, mieux que tout, le formidable unisson.

Je revois notre réveil tardif. Notre retour. La zone des travaux avec des loupiotes clignotant dans la nuit bretonne… Le projo implacable ! La balle qui pulvérise le pare-brise et s’enfonce dans mon appui-tête après m’avoir fendu l’oreille ! Un tireur d’élite, sûrement. Un vrai pro. Si j’ai eu la vie sauve, c’est à cause de la vitre bombée du pare-brise qui a dû faire dévier la balle imperceptiblement. Sinon, ton brave Antonio aurait les pieds en flèche et le regard torve sous ses stores baissés.

Je patiente sans que ma foi n’en soit altérée. Me fredonne in petto du Chopin. Un nocturne. Très chouette qui me vagalâme.

Au bout d’une vingtaine de broquilles (le cadran de ma Pasha est lumineux), j’entends arriver le Gravos. Pourvu qu’il ne fasse pas trop de boucan avec sa tire déglinguée !

Mais non, le moteur de sa moissonneuse-batteuse se tait et le silence revient. Je perçois le tic-tac feutré d’une pendule quelque part dans la crèche des Sogrenut.

Et puis, léger, aérien, un faible glissement. Quelqu’un descend l’escalier.

Загрузка...