A BOUE DE SOUFFLE

Il a changé, Alexis, depuis l’époque héroïque où il était le plus grand des talonneurs français dans l’équipe de rugby de Mont-Tanlair. Vingt-huit sélections en « formation tricolore ! » Deux grands schelems dans le Tournoi des Saintes Nations ! L’idole ! Trapu, râblé, peu de cou, le crin taillé brosse, une arcade souricière à impériale, le regard lavande, une intelligence peu démonstrative mais réelle. Il préparait sa médecine, mais l’entraînement intensif qu’il suivait avait carbonisé ses études. Il s’était plus modestement reconverti dans la physiothérapie et avait ouvert un cabinet dans les Landes.

Et puis un jour, juste à la fin de sa carrière de rugbyman, il avait rencontré une fille à papa bourrée d’osier et l’avait épousée d’urgence. Le beau-dabe qui nourrissait des ambitions pour le couple avait financé un institut de thalassothérapie à Riquebon-sur-Mer, dans le Finistère. Bien géré, l’établissement avait rapidement connu le succès et s’était développé au point de devenir le plus important de France.

Oui, il a changé, Alexis. Quinze piges que je ne l’ai vu, le malmeneur de ballon ovale. Il s’est affiné. C’est plus la grosse brute sympa de naguère, mais un quadragénaire élégant. Il a fait réparer son arcade pétée. Il porte des lunettes cerclées d’or, sent bon « New York » de Patricia de Nicolaï, et son costar prince-de-galles sort de chez Cerruti. Il occupe un vaste bureau ultramoderne aux murs agrémentés de quelques bonnes toiles.

— Tu es formidable d’avoir si vite répondu à mon appel, Antoine !

— Je m’offrais quelques jours de vacances après une rude équipée à Singapour, réponds-je[1].

— Et je te casse la cabane ?

— Penses-tu : j’avais justement envie de langoustes. Je suppose que tu fais appel à moi rapport à tes électrocutés ?

— Evidemment. Tu es au courant ?

— Au courant est le mot, ricané-je. J’ai appris ce gag par les médias.

— Drôle de gag !

Il pousse une frite désastreuse, Alexis. Pour lui, c’est Calamitas au programme ! Une grosse partie de la clientèle a pris le large, et les réservations se déréservent à tout-va ! Il court à la ruine. L’ancien talonneur est talonné à son tour par la scoumoune !

— Tes confrères d’ici sont des zéros-en-chiffre, soupire-t-il. M’ont foutu la merde par leurs déclarations, la panique. Ils clament tout azimut qu’un détraqué rôde dans l’institut, un maniaque, et sont incapables de mettre la main dessus ! Ma saison est foutue et je ne réponds pas des prochaines. J’ai eu beau engager des vigiles en uniforme, la clientèle a les foies, mets-toi à leur place.

— C’est ce que je vais faire, décidé-je.

Il débonde ses vasistas.

— Tu vas te faire passer pour un client ?

— C’est la meilleure façon de tout observer sans attirer l’attention. File-moi une bonne chambre et organise-moi un service de soins traditionnels.

Il y a de l’admiration plein son œil droit et de la reconnaissance dans le gauche.

— Tu es vraiment un frère, Antoine !

— J’ai de la mémoire, c’est tout.

Et c’est vrai que je n’ai pas oublié le temps déjà loin où, m’étant craqué deux vertèbres, cézigue m’avait réparé à force d’obstination, par des soins efficaces. Il avait la main d’or, Alex. Une énergie qu’il savait communiquer. Deux mois entre ses grosses pattounes. La manière qu’il me triturait le dossard, Clabote ! Je me rappelle ses deux gros pouces inspirés, détectant le point crucial comme par magie. Un courant bénéfique se dégageait de ses mains énormes. Tiens, elles paraissent plus petites à présent qu’il ne travaille plus directo et qu’il les fait manucurer par les gonzesses de son Service « Beauté ».

Au bout de mon séjour chez lui, il n’avait pas voulu que je le règle. « On est devenu trop copains, c’est plus possible de mêler l’argent à l’amitié ! » Pour me « reconnaître », je lui avais offert un stylo en or. Il l’a toujours, je le vois sur son beau sous-main de cuir.

— Viens, je vais te présenter à ma femme, décide Alexis.

— Non. Plus tard. Je suis un client, te dis-je. Un simple quidam venu se faire asperger dans ta pissotière grand luxe.


Ma piaule est vaste, hyperconfortable. Dans les tons caramel, avec des meubles blonds. Toute la partie donnant sur l’océan est vitrée. Des mouettes d’un blanc cendré se laissent rouler par le vent, comme des papiers déchirés lancés dans l’espace. L’eau et le ciel ont la même couleur, le même moutonnement ourlé d’écume. Par instants, une rafale de pluie cingle la baie, produisant un bref crépitement de friture.

Allongé sur mon plumard, vêtu seulement d’un ample peignoir de bain saumon, je compulse les coupures des journaux régionaux relatives à « la dramatique électrocution collective » survenue à Riquebon-sur-Mer. J’essaie de constituer, non pas un portrait, mais une silhouette de l’assassin. Dur dur ! Le « bassin fatal » se situe dans une partie en retrait de l’établissement. Tout au fond d’un couloir, lequel comporte une issue donnant sur le parc de l’institut. Outre le bassin en question, d’autres petites salles de traitement destinées à des soins divers : boue marine, poulie-thérapie, etc., se succèdent, avec des cabines intercalaires réservées au décarpillage des clients.

La police suppose que le meurtrier avait laissé des vêtements dans l’une de ces dernières afin de se déguiser en ouvrier le moment venu. Onc ne l’a vu à l’intérieur de l’établissement ; seul, un jardinier l’aurait aperçu lorsqu’il est sorti par la petite porte de service. Il ne lui a pas prêté spécialement attention. En stimulant sa mémoire, il croit se rappeler que l’individu était de taille moyenne, qu’il portait un bonnet de laine, une veste de cuir, des lunettes. Il aurait récupéré une mobylette appuyée au mur, dont le porte-bagages supportait une caisse à outils métallique, et serait parti paisiblement.

Le rouleau de câble qui a véhiculé le courant mesurait douze mètres. Il s’agit d’un fil de cuivre gainé d’une matière isolante. Il était pourvu d’une prise à l’une de ses extrémités et dénudé sur quelques centimètres à l’autre bout. L’enfance de l’art ! Le tueur de vieux crabes n’a eu qu’à brancher la fiche et à développer le rouleau jusqu’à la petite piscine. La reconstitution a démontré qu’entre le moment où l’homme est sorti de la cabine où il s’est habillé jusqu’à celui où il a quitté l’institut il a dû s’écouler entre trente et quarante secondes, pas davantage. Crime express ! Crime parfait. Le mec l’a eue belle pour tailler la route sur sa mob et se fondre dans le paysage.

« Bien me dis-je en aparté, voilà pour le meurtre dans son accomplissement ; examine maintenant les circonstances, Tonio. Le criminel a agi seul, mais il avait besoin d’un complice, en l’occurrence, la personne qui a demandé la monitrice au téléphone pour l’obliger à quitter le bassin de rééducation. »

Dès lors, je potasse de rechef (de gare) mes baveux et trouve la rubrique qui m’intéresse.

C’est une voix de femme qui a réclamé Solange Vaugirard. La secrétaire a objecté que Solange était « en soins » et ne pouvait venir au téléphone ; mais la correspondante a déclaré qu’il s’agissait d’une chose « extrêmement grave » et qu’elle devait absolument parler à Mme Vaugirard. La secrétaire est donc allée quérir la « physio ». Elle a assisté à la communication entre les deux femmes, du moins unilatéralement puisqu’elle n’entendait pas la correspondante. Reconstitué, le dialogue aurait été à peu près celui-ci :

« — Voilà, c’est Solange. Qui est à l’appareil ? »

« — … »

« — Mais pourquoi ? »

« — … »

« — Pardon ? »

(Tirade de la correspondante. La mère Vaugirard poussait une physionomie qui allait se dégradant. Celle-ci exprimait tour à tour la stupeur, l’indignation, la peur.)

« — Mais où avez-vous pris ça ! Mais ! Mais ! »

« — … »

« — C’est honteux ! »

« — … »

« — Vous êtes folle ! Où est-ce que je les prendrais ? Vous savez ce que je gagne ! »

« — … »

« — Il n’est guère plus riche que moi ! (Là, elle aurait sangloté en disant le reste :) Mais pourquoi vous en prendre à moi ? J’ai deux enfants, je… »

« — … »

Et l’interlocutrice aurait raccroché.

« Chantage, me dis-je. La Solange devait se faire tirer en loucedé et les meurtriers le savaient. La chose fournissait un bon prétexte pour mobiliser la “physio” le temps nécessaire à l’accomplissement de “l’exécution”. » Aux dires de la secrétaire interloquée, la Vaugirard serait repartie sans un mot, en secouant la tête misérablement.

Donc, c’est un couple qui a agi. Le coup était minutieusement préparé puisqu’on connaissait la vie privée de la monitrice, l’heure du traitement des quatre vieillards, l’emplacement de la prise électrique par rapport au bassin.

Maintenant, la grosse question qui permet de gagner un téléviseur et une vidéo : quel est le mobile de ce quintuple assassinat (que l’on ne voulait que quadruple, puisqu’on ne pouvait prévoir le courage spontané de cette connasse de Solange) ? Visait-on l’un des quatre chenus en particulier, comme on fait exploser un jet pour tuer un seul des passagers ? Ou bien souhaitait-on nuire à l’institut ?

Je décroche mon téléphone de chevet et sonne le numéro d’Alexis.

— Dis voir, talonneur, as-tu des ennemis ?

— Les vrais ennemis sont ceux que l’on ignore, rétorque mon pote.

Comme quoi, les gnons qu’il a morflés sur la calebasse au cours de sa prestigieuse carrière n’ont pas altéré ses facultés. Il ajoute :

— Excepté Johnny Gillary, un pilier de l’équipe de Galles à qui j’ai arraché une oreille et fracturé la mâchoire à l’Arm’s Park de Cardiff, il y a seize ans, je ne connais personne qui me haïsse. Et même le gus en question, depuis qu’on lui a arrangé une portugaise en plastique, sa rancune a dû s’émousser.

— Donc, il est difficilement pensable que ce coup fourré ait pour seul but de ruiner ton entreprise ?

Il est toujours bourré de bon sens, Clabote.

— Ecoute, soupire-t-il. D’abord, elle n’est, Dieu merci, pas encore coulée, ma boutique. Ensuite, avoue que ça serait payer cher ce discrédit. On ne sacrifie pas quatre personnes uniquement pour faire chier un mec !

— Tout existe, répliqué-je, lui montrer que, moi aussi, je sais penser dans les conforts philosophiques.

— Il y a des limites !

— Non, Alex, C’EST SANS LIMITES. Songe, par exemple, que des transsexuels se font faire l’ablation de leur sexe et de leurs testicules. On prélève ensuite un bout de leur intestin afin de leur confectionner un faux vagin, et tu as des dépravés qui baisent « ça » ! Quelque part, c’est encore plus difficile à admettre que la perpétration de quatre meurtres pour carboniser une affaire.

— Tu n’as pas changé, me dit-il ; toujours le sens des images choc !

— Tout pour convaincre ! je lui fais. Comme disait Jeanne d’Arc en grimpant au bûcher : « L’essentiel, c’est d’être cru. » Dis-moi, tu as un dossier sur chacun de tes clients, je suppose ?

— Naturellement.

— Tu peux me faire tenir ceux des quatre vieillards électrocutés ?

— Tout de suite !

Je raccroche. Une brusque ondée océane crible la vitre de ma baie, affolant les mouettes tournoyantes. Depuis mon pieu, j’aperçois la ligne sombre d’une île, au large, avec la grosse quille blanche d’un phare planté sur un promontoire rocheux. C’est beau, la Bretagne ; beau et triste.

Je reviens à la lecture des baveux. Leur opinion, aux médias, c’est que ces cinq meurtres sont l’œuvre d’un déséquilibré. Le vampire de Riquebon-sur-Mer ! Au lieu d’égorger ou d’étrangler, il branche ses victimes sur la force !

Toc, toc !

Une gerce qui m’apporte une grande enveloppe jaune de la part de M. Clabote. Une blonde boulotte dont la blouse blanche craque de partout comme la coque d’un haricot mûr.

Je lui souris d’un air bienvenant ; elle, d’un air bienvenu. Elle s’approche de mon lit pour me remettre l’enveloppe.

— Vous êtes la secrétaire de M. Clabote, ou bien l’une de ses physiothérapeutes ?

— Sa secrétaire.

— Dommage, j’eusse aimé être massé par vous…

C’est de la gonzesse pas bégueule. Volontiers partante pour un coup de rapière quand elle a affaire à un homme sympa.

Or, je lui suis sympa.

Je la regarde « d’une certaine manière ». La bonne.

Légère roseur de la dame.

— Vous possédez la première des qualités que doit avoir une femme, lui dis-je : vous êtes appétissante.

— Merci.

— Vous en voulez une preuve ?

— Comment cela ?

Moi, je suis un gusman dans le genre de Maupassant. Le cher grand Troyat nous rapporte que, certaines fois, pour épater la galerie, l’auteur de Bel-Ami se mettait face à un mur, les deux mains appuyées contre. Au bout d’un instant, il se retournait avec un braque gros commak. La bandaison par la volonté ! Faut pouvoir.

Moi, j’ai le puissant secours de cette pulpeuse présence. Je pense que la secrétaire dodue a une belle moulasse bien renflée avec un joli bigorneau rose au creux de l’écrin, et qu’elle doit mordre le tranchant de sa main pour pas gueuler lorsque tu la verges en force.

— Les chants désespérés sont les chants les plus beaux, annoncé-je en écartant les pans de mon peignoir.

Mister Popaul, franchement coopératif, est là qui dodeline au-dessus de sa paire de roustons. Il a la démarche un peu harassée de Frankenstein qui se lève de la table d’opération où il vient d’être fabriqué, avec pas encore l’expérience de la position verticale mais déjà une énergie indomptable.

Ma visiteuse admire loyalement.

— C’est moi qui vous fais cet effet ?

— En doutez-vous ?

Je lui ouvre les bras et elle largue ses godasses pour grimper sur mon plumard.

J’adore les petites troussées improvisées qui se présentent sans crier gare. T’étais là, innocent, une minute plus tôt, peinardos dans ta viande indifférente, et puis un fion s’la radine et c’est l’embarquement immédiat pour Cythère. La divine surprise ; le cadeau du ciel.

Elle prend appui sur un genou pour que je la débarrasse de son slip, puis sur l’autre. Et voilà qui est fait. C’était pas une culotte ; à peine une petite formalité. Dis, il s’annonce bien, mon séjour à Riquebon-sur-Mer. Elle est péremptoire dans ses décisions, la secrétaire. M’est avis qu’il doit la régaler d’abondance, mon talonneur. Lui, c’est un rapide du braque, kif l’Antonio. Tout ce qui bronche avec du poil autour, il se porte volontaire, que ça bêle ou que ça parle !

Faut voir avec quelle détermination elle m’empare la membrane, Ninette. Se frotte le casque sur la partie malade pour préalabler celle-ci. Lui faut pas cent ans pour lubrifier, cette chérie. Que, très vite, la voilà qui m’engouffre du balancier. Lentement mais sûrement, avec des précautions pour dédolorer son frifri de l’intrusion. Deux ou trois essais de mise en place, plus redouter la surchauffe, et ça part au galop à travers la lande bretonne, parmi les genêts et les ajoncs.

A cru ! Régime sans selle ! Foin d’étriers ! Radada, radada ! A crier sioux pour marquer l’ivresse de la chevauchée. Heureusement, la literie est neuve, donc silencieuse. Pour une boulotte, elle est rudement souple, cette dame. Elle possède l’intrépidité du dargif. C’est une conquérante de zobs ! Une effrénée du chipolata ! Si je m’attendais à une énergie pareille. Elle y va à une allure folle ! Je redoute pour ses appas inférieurs. Un démenage de cette envergure, elle aura la chatte égueulée comme les flancs d’un cratère après la violente éruption !

Et mon téléphone qui en profite pour carillonner, ce con ! Bien le moment. J’hésite à débonder avant de répondre. Ce serait vache pour ma partenaire. Elle se trouverait en rideau d’extase, à s’éponger la case trésor pendant que je discuterais au bigophe.

— Pardon ! je râloche.

Puis je biche le combiné. C’est Alexis. Il a une voix comme tu peux pas te douter, décomposée, blanche.

— Descends tout de suite, Antoine !

La secrétaire a ralenti, mais sans stopper tout à fait. C’est comme une locomotive haut le pied qui piaffe sur une voie de garage. Le minou qui bouillonne, halète. Elle me pistonne à vide.

— Que se passe-t-il ? je demande à mon pote.

— Viens !

Il raccroche.

Question douloureuse : on arrête les frais ou on se finit en trombe ?

J’opte pour la seconde soluce. J’opère une renversée, manière à prendre l’initiative. La blonde est dessous et je me lance à bite perdue dans la pente. Mes assauts sont si violents et si rapides qu’elle est subjuguée, dévastée, roulée, embarquée dans le siphon du typhon, ainsi font font font les soudards pressés.

En moins de jouge, la jolie médème annonce son entrée dans la rade des félicités. Trois coups de sirène éperdus. « Vouhüü, vouhiiiii, vouhiuüüii ! » Je lui signe une décharge. Elle me râle un merci. Un petit débarbouillage express au gamin pour lui refaire une tenue décente et, sans me rhabiller, je fonce au bureau d’Alexis.

Ce qu’il y a de bien dans ce genre de taule, c’est que tu peux t’y balader en peignoir ou robe de chambre sans attirer l’attention.


Il m’attend devant l’ascenseur, Alex. Ses enjambées me rappellent la belle époque, quand il montait à l’essai, sa pastèque de cuir sous le bras en guise de bagage, mettant les adversaires dans le vent, feintant admirablement en de fausses passes diaboliques, revenant en arrière pour repérer une trouée, puis montant en force dans les derniers mètres, avec trois balèzes accrochés à ses basques, à ses bras, et à ses couilles, sanglier fou assailli par la meute, et écrasant enfin la balle, entre les poteaux le plus souvent.

Il a toujours ses épaules compactes. De loin, on pourrait croire qu’il se charrie un compteur à gaz, l’artiste ! Son cou de taureau, ses étiquettes de boxeur.

— Oh ! putain, il me fait, avec toujours son accent du Sud-Ouest ; qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu, nom de Dieu !

Puis, tout de go :

— Tu as tiré Marinette, bien sûr ?

— Qui ça ?

— Ma secrétaire qui t’a apporté les dossiers. C’est une salope. Quand je l’ai vue partir, presque à loilpé sous sa blouse blanche, j’ai tout de suite pensé que tu allais la sabrer !

— Fallait pas. C’est chasse gardée ?

— Penses-tu, elle est là pour ça ! Tu sais ce qui m’arrive ?

— Je t’écoute.

— Un de plus ! Viens !

On dédale à travers son immense crémerie. Il ne parle plus. On franchit des portes, on embranche des couloirs. Qu’à la fin nous voici dans un petit bâtiment en rez-de-chaussée, éclairé par une verrière et divisé en compartiments. Un grand zig roux aussi sympa qu’un furoncle à maturité est debout devant une porte numérotée. Blouse verte, calotte, chaussons de cuir blanc à semelles de bois. Il garde les bras croisés, façon gladiateur toisant ses futurs adversaires.

— C’est Hector, me jette Alexis.

Ce dernier renifle en guise de salut, et ouvre la lourde qu’il était en train de garder.

Alexis et lui me laissent pénétrer. De fait c’est un local exigu, une minuscule cabine où sont rassemblés un portemanteau, un bat-flanc matelassé, une douche.

— Cabine pour les applications de boue marine, m’explique brièvement Clabote.

J’avise un volume blanc et vert sur la couche. M’approche avec un peu d’appréhension. Il y a là, dans un grand suaire blanc, le corps d’une grosse vieillarde enduit d’algues écœurantes, comme ces dégueulis infernaux qui s’échappent des enfants démoniaques dans les films d’épouvante. La vieille en a été recouverte complètement. Il s’en trouve une masse importante sur sa figure. Sa bouche béante en est emplie et elle est morte étouffée par la matière visqueuse.

Je me tourne vers les deux hommes.

— Racontez au commissaire, Hector.

Tiens ! J’ai déjà cessé d’être un client anonyme de l’établissement afin de réintégrer mon grade et ma fonction !

Le rouquemoute chéribibesque retentit. Il a une voix caverneuse. Ce mec puise sa raison d’être dans des boissons fermentées.

— Elle vient tous les deux jours pour son enveloppement de boue marine, fait-il. Ses rhumatismes !

Il désigne deux cannes accrochées au portemanteau par-dessus un peignoir.

— Tout à l’heure, je lui ai fait son traitement habituel et, comme j’avais vingt minutes de battement, je suis allé boire un café.

— Arrosé pomme ? jeté-je.

Il sourcille.

— Hein ?

— Je vous fais cette remarque parce que vous n’avez pas l’haleine du pingouin. Et alors ?

Il ne sait plus où il en est. Cueilli à froid devant le dirloque, il me filerait volontiers un coup de boule dans l’armoire à croque. Néanmoins, il reprend le fil :

— Je suis revenu pour la débarrasser de sa boue. A ce moment-là, je m’aperçois qu’elle en a tout un tas sur la figure.

— Vous ne lui en mettiez pas sur le visage ?

— Ben, cette connerie ! Evidemment que non ! L’enveloppement part du cou jusqu’aux pieds. En voyant ça, je me précipite pour dégager la bouche, mais elle en avait au moins jusqu’à la trachée-artère. Et puis elle était morte, de toute évidence. Alors je me suis lavé les mains et je suis allé prévenir M. Clabote.

— Personne d’autre que nous trois n’est au courant ?

— Non.

Alexis qui s’est approché avec crainte, murmure :

— C’est Mme Morituri, la mère du fameux constructeur de voitures italien ! Ça va faire un de ces patacaisses ! Oh ! putain ! Putain de Dieu !

— Elle est toute seule, ici ?

— Elle a une gouvernante.

Moi, je phosphore à une allure vertigineuse.

— Où est cette gouvernante ?

— Elle attend à la piscine ; Mme Morituri doit l’y prendre après son bain de boue.

Ma décision surgit, impétueuse :

— Alexis, tu vas aller trouver la gouvernante et lui dire que sa patronne a eu un malaise pendant son enveloppement. Vous, Hector, nettoyez le corps complètement, y compris la bouche, et transportez-le à l’infirmerie, car vous devez bien en avoir une ici, je suppose ?

— Bien sûr, confirme mon pote.

— Avant d’aller chercher la gouvernante, préviens un des médecins de ta boîte, sans lui dire la vérité. On garde la version d’une crise d’étouffement, ce qui, dans le fond…

— Oh ! putain ! psalmodie Alexis en s’en allant. Oh ! putain !

Déjà sur les terrains, c’était son cri de ralliement.

Hector déroule son jet.

— Vous devriez sortir si vous ne voulez pas être complètement trempé, fait-il.

Je me plante devant lui.

— Vous tenez votre langue, n’est-ce pas ? C’est votre intérêt !

— Comptez sur moi.

Il est temps que je lui laisse le champ libre et, cependant, une force mystérieuse me retient dans cette cabine.

Je murmure :

— Quelqu’un est entré quand vous avez eu le dos tourné. Quelqu’un qui savait que vous alliez biberonner et que vous ne reviendriez pas tout de suite. Le criminel devait avoir une blouse verte pour ne pas attirer l’attention et aussi parce qu’il allait se tacher en manipulant cette merde.

J’écarte le drap recouvrant la partie inférieure du corps.

— Il a pris la boue crépissant le ventre, poursuis-je en montrant l’abdomen dégradé de la vioque, l’a rassemblée de manière à obtenir un volume de l’importance d’un melon et il l’a plaquée sur le visage de la victime en la pétrissant pour que la boue d’algues pénètre bien par les orifices : le nez, la bouche. Comme la pauvre femme suffoquait, c’était facile de lui en bourrer la clape ! Il lui a suffi de maintenir mémé sur son bat-flanc avec sa hanche et de conserver ses deux mains appuyées sur son pauvre visage. En quelques instants tout a été dit.

Un temps. Hector s’impatiente, son jet déjà en batterie, n’attendant que mon départ pour actionner le robico.

— Dans le secteur, ce ne sont que des cabines de boue ?

— Il y en a quatre.

— Toutes fonctionnaient au moment où vous avez traité madame ?

— Oui, toutes.

— Et ce mec a déambulé au nez et à la barbe de vos confrères qui gravitent dans ce secteur !

— Ben, j’sais pas ! répond avec pertinence l’homme à la voix caverneuse.

Il écarte complètement le drap afin d’avoir le corps enduit à dispose. D’ordinaire, le patient quitte sa couche pour aller dans le compartiment de la douche se faire asperger, mais là, il vaut mieux nettoyer la signora Morituri à l’horizontale, ça évite une macabre et malcommode manipulation.

Je sors. Juste en fermant la porte, j’ai la clé du mystère. Il m’a suffi d’un regard machinal. J’aurais pu ne pas voir. Et puis si, j’ai aperçu.

Je ferme.

Il y a un vieux crémeux, chenu et bavocheur, assis à côté de la lourde.

— Vous avez terminé, il me demande ? Hector est en retard.

Il s’agit du client suivant.

— Votre séance est annulée pour aujourd’hui, fais-je, il y a une fuite d’eau dans la cabine.

Et de lui désigner la flotte qui filtre sous la lourde.

Le père Lacerise rouscaille comme un Français ! Parce qu’il est français…

S’en reva en débitant des imprécations, présages, malédictions. Furax de cette journée sans merde ! Il y va de sa santé ! Il paie, lui, il a le droit d’avoir le droit ! La France branle au manche.

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