Chapitre 5 Écoute mon ami…

Quand je suis entré pour la première fois dans le cours de théâtre de Jean-Laurent Cochet, j’avais une vingtaine d’années. Il s’est passé une chose simple et en même temps miraculeuse. Une chose qu’on pourrait appeler une révélation quasiment claudélienne : la découverte du Répertoire ! Sa proximité et sa dimension inaccessible. Ou pour le dire autrement, la sensation qu’un immense travail m’attendait et que mon ego, mon intelligence, mon intuition, mes dons, ces vertus que l’on pourrait appeler bêtement « la personnalité », ne seraient pas la première chose à alerter. Il me faudrait plutôt essayer d’atteindre une science, le mot est prétentieux et excessif peut-être, mais disons un sens, une intuition de la partition classique. Ce moment immense, assez proche de la foi, et que le professeur Jean-Laurent Cochet, traversé lui aussi par la locomotive immortelle de Jouvet, m’a transmis.


J’avais lu seulement quelques livres — Nietzsche, L’Attrape-cœurs, Voyage au bout de la nuit. J’avais fait un film avec Philippe Labro (Tout peut arriver) dans lequel j’essayais de danser comme James Brown — je dis bien essayais — dans une boîte de nuit d’Angoulême, Weston aux pieds, blazer…

J’ai alors entendu Molière pour la première fois. Cochet était entouré de ses élèves. Ce premier jour, ils travaillaient sur la première scène de l’acte I du Misanthrope. Alceste et Philinte. Ça n’a l’air de rien, mais cette confrontation amicale scénarise les deux points de vue les plus radicaux du comportement dans l’existence. Alceste, Philinte. On l’a tellement entendu que cette habitude nous sépare de l’échange de ces deux amis. Contrairement à l’idée moderne, Philinte fonde le principe de l’intelligence adaptée et Alceste celui d’une vitalité intempestive, ridicule, pathétique qui, pendant des années, a été l’exemple du révolté. La grande trouvaille de Jouvet, c’est qu’Alceste et Philinte, ce sont deux amis. Deux amis. L’un est plus intelligent que l’autre. Alceste pense que la foi amoureuse va faire plier le réel à son propre désir. Philinte n’a plus ses illusions. Pourquoi ça nous passionne ?

Qu’est-ce qu’il y a d’éternellement présent dans cet échange rabâché, usé, amoindri par l’expérience scolaire ? Qu’est-ce qu’il y a de vivant dans cet échange ?

Moi-même, je ne cesse de me plaindre des gens, de leur brutalité, du bruit qu’ils font, de leur indifférence aux autres : je suis Alceste. Je suis exaspéré par les gens qui ont des voitures aux vitres teintées, par exemple : ils se prennent tous pour John Lennon, alors qu’ils ont des vies d’une vacuité misérable. Imaginons Alceste devant le portable. Qui dira, enfin, la barbarie du portable ?

Il suffit d’entrer dans un TGV pour mesurer ce que dit mon ami Claude Arnaud : l’obsession de la communication incessante, générale, mondialisée, se résume avec le monde entier mais surtout pas avec son voisin. Surtout aucun contact avec l’autre, surtout pas. Des millions d’amis mais surtout pas la disponibilité au sourire de l’autre. Ceci étant dit, cela facilite la pensée nietzschéenne : « Que le prochain, hélas, est dur à digérer ! », et ça me permet, dans le TGV, de mettre mon casque et d’écouter des chants grégoriens.

Je suis Alceste.

Et je m’indigne parce que la relation la plus élémentaire, la courtoisie, l’échange de regards ont été anéantis pour être remplacés par des rapports mécaniques, fonctionnels, performants, dépourvus de mélodie. Dans le train, dans la rue, nous sommes contraints d’entendre des choses que nous aurions considérées, même, comme indignes en famille. Et les femmes ? Être présent, se promener, regarder un visage féminin, « celle qu’on voit apparaître et qui s’évanouit », ce n’est plus pareil. On les voit ouvrir des portes de voiture et les refermer le portable à l’épaule et elles règlent en même temps le problème des enfants. La colonne vertébrale devient inélégante. La rue qui était un matériau d’inspiration, de poésie, de virtualité ; la rue qui pouvait être un objet de réflexion pour celui qui se prenait pour Socrate ou un lieu de drague s’il se prenait pour Roland Barthes est envahie de petites entreprises qui n’ont pas de clients. Nous vivons un chômage de masse, il y a mille personnes qui perdent leur emploi par jour et nous sommes transformés en PME vagabondes. Ils déambulent, totalement affairés. Mais cela se fait avec notre consentement : tout le monde est d’accord, tout le monde est sympathique. Et la vie qui doit être privée est offerte bruyamment. Les problèmes d’infrastructures des vacances du petit à Chamonix par rapport au grand frère qui n’est pas très content, le problème du patron qui est méchant.


Alceste certainement aurait voulu se battre contre cette tyrannie. Il ne se rend pas compte que le combat est perdu d’avance. Il crie. Il se révolte. Philinte lui répond :

Le monde par vos soins ne se changera pas ;

Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,

Je vous dirai tout franc que cette maladie,

Partout où vous allez, donne la comédie,

Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps

Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.[40]

Et Philinte s’adapte au portable.

Évidemment, Philinte incarne un contrepoint qui le hisse à la dimension d’un moraliste. On ne fait pas assez attention aux réponses de Philinte, face à l’exaspération d’Alceste dans ses furies, parce que cette réplique est usée à force d’avoir été tellement entendue. Philinte dit : « Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine. » Ce n’est pas une morale mais c’est un état. Il ne moralise pas, il affirme un nouveau son :

Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;

Ne l’examinons point dans la grande rigueur,

Et voyons ses défauts, avec quelque douceur.[41]

Vous vous rendez compte de ce qui se dit, là ? Vous prenez conscience de ce nouveau code offert à Alceste qui n’entend rien ?

Il faut, parmi le monde, une vertu traitable.

Espèce de couillon, accepte le portable !

À force de sagesse, on peut être blâmable ;

La parfaite raison fuit toute extrémité,

Et veut que l’on soit sage avec sobriété.

Regardez comment Philinte s’adapte au portable :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,

J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font.[42]

Est-ce que nous entendons ce qui se dit là ? Il dit qu’il prend doucement — voyez l’importance du « doucement » — les hommes comme ils sont. Il accoutume son âme à souffrir ce qu’ils font.

C’est évidemment Philinte qui a raison.

« Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur », dit-il encore. On a envie de dire, encore une fois, acceptons le retentissement de la puissance évocatrice de cette phrase, voyons les conséquences dans votre vie.

Le Misanthrope, ça n’est pas de la littérature. Il n’y a aucun souci rhétorique. La langue sort du corps et non pas du cerveau : c’est un produit organique qui fait avancer l’action. Rien n’est descriptif, orné. Tout est immédiatement compréhensible. Comme dirait Jouvet, une phrase de Molière n’est pas du joli langage, les phrases sont les « cicatrices du poète ».


Chez Jean-Laurent Cochet, on travaillait inlassablement cette scène. Travailler Molière : pourquoi cette épreuve est-elle évidente, nécessaire ?

Pour mille raisons, dont les principales me semblent le génie de la situation et la confrontation à ce que Jouvet appelle le « marbre » : Molière, dit Jouvet, c’est du marbre, on ne peut le faire plier, on ne peut le réduire à nous-mêmes, il nous délivre du narcissisme de la modernité en nous obligeant à nous mesurer aux constantes de l’âme humaine, parce qu’il a sécrété, produit, créé des scènes et des personnages qui ont une puissance éternelle[43]. La langue est propulsée par un turbo, le corps, les muscles. Il y a si peu de joliesse, de raffinement français chez lui. C’est une langue en marche. Molière, c’est un immense graphologue organique. Il serait criminel d’apporter sa petite colère personnelle dans l’échange qui va suivre :

PHILINTE

Il est bien des endroits, où la pleine franchise

Deviendrait ridicule et serait peu permise ;

Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,

Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.

Serait-il à propos et de la bienséance

De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?

Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît,

Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

ALCESTE

Oui…

PHILINTE

Quoi ? vous iriez dire à la vieille Émilie

Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?

Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?

ALCESTE

Sans doute.

PHILINTE

À Dorilas, qu’il est trop importun,

Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse,

À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?

ALCESTE

Fort bien.

PHILINTE

Vous vous moquez.

ALCESTE

Je ne me moque point,

Et je vais n’épargner personne sur ce point.

Mes yeux sont trop blessés et la cour, et la ville

Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile :

J’entre en une humeur noire, et un chagrin profond,

Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;

Je ne trouve partout que lâche flatterie,

Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;

Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein

Est de rompre en visière à tout le genre humain.[44]

Dire de Molière que c’est un dialoguiste de génie est trop faible : il est le dialoguiste. Parce qu’il ne démontre rien, il laisse sa chance à chacun. Un exemple : le duel entre Clitandre et Trissotin dans Les Femmes savantes. Clitandre, c’est l’homme de Molière un peu ennuyeux, sans grâce. Trissotin, c’est le brio, le mondain, le précieux. Il devrait vaincre mais, avec Molière, Clitandre a sa chance.

À chaque réplique, on change de camp. La tête passe de l’un à l’autre comme à Roland-Garros quand on regarde les échanges.

Clitandre, qui n’en peut plus de voir les femmes savantes se pâmer devant Trissotin, est au service. Il fait l’éloge de l’inculte préférable au prétentieux :

CLITANDRE

Je m’explique, Madame, et je hais seulement

La science et l’esprit qui gâtent les personnes.

Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes ;

Mais j’aimerais mieux être au rang des ignorants,

Que de me voir savant comme certaines gens.

C’est dit calmement. Trissotin perd le point. Il tente l’apaisement.

TRISSOTIN

Pour moi, je ne vois pas, quelque effet qu’on suppose,

Que la science soit pour gâter quelque chose.

Mais Clitandre insiste.

CLITANDRE

Et c’est mon sentiment, qu’en faits, comme en propos,

La science est sujette à faire de grands sots.

Trissotin, lui, reste en fond de cour.

TRISSOTIN

Le paradoxe est fort.

Mais Clitandre qui le tient, tape de plus en plus fort. On le voit serrer les dents…

CLITANDRE

Sans être fort habile,

La preuve m’en serait, je pense, assez facile.

Si les raisons manquaient, je suis sûr qu’en tout cas

Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

TRISSOTIN

Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

CLITANDRE

Je n’irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

TRISSOTIN

Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux.

CLITANDRE

Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux.

Piqué au vif, Trissotin réagit enfin.

TRISSOTIN

J’ai cru jusques ici que c’était l’ignorance

Qui faisait les grands sots, et non pas la science.

L’affrontement est maintenant total. C’est l’esprit français dans toute sa grâce et sa férocité.

CLITANDRE

Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant,

Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

TRISSOTIN

Le sentiment commun est contre vos maximes,

Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

CLITANDRE

Si vous le voulez prendre aux usages du mot

L’alliance est plus grande entre pédant et sot.

Les deux sont maintenant au sommet de leur art.

TRISSOTIN

La sottise dans l’un se fait voir toute pure.

Et Clitandre par un smash gagne le match :

CLITANDRE

Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature.[45]

« Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature », ça ne veut rien dire d’autre que « déjà que la nature t’a pas gâté, mais si en plus on y ajoute ta prétention… ». Autrement dit : « Tu es une grosse fiente ! »


Jouvet estimait que la supériorité des personnages du théâtre classique, comme Tartuffe, Dom Juan ou Alceste, interdisait à l’acteur de les jouer en apportant sa propre vie : il fallait au contraire s’en déposséder pour laisser vivre le personnage.

Ce qu’il y a toujours chez toi, disait-il de sa voix étrange à l’un de ses élèves, c’est l’intention de jouer. Tout de suite, tu veux jouer. […] Tu veux mettre là-dedans du sentiment, exprimer quelque chose. Tu ne peux pas.[46]

Un jeune comédien aura tendance à jouer Alceste en y mettant en scène sa propre colère. C’est trop réducteur : cela ne tient pas. S’il ajoute sa colère aux mots de Molière, on ne les entendra plus. Cela peut prendre des années, mais il faut accepter de se contenter de dire les mots de Molière. C’est l’humeur et l’intelligence des personnages qu’il faut atteindre. Jouvet, encore :

Il faut que le théâtre soit propulsé par un sentiment et non par la raison. Ce sont les gens de l’Université qui raisonnent les textes. […] Nous prenons un texte, nous essayons de l’animer, or, ce qui est important, ce n’est pas d’animer le texte, c’est l’état dans lequel est le personnage à ce moment-là.[47]

Quand tu joues du Henry Bernstein, tu peux apporter ton casse-croûte, ta psychanalyse, ton Œdipe, car les personnages sont à peine esquissés. C’est l’auberge espagnole ; chacun y ajoute ce qu’il veut, et c’est très bien. Mais quand tu joues Molière, il faut que tu te dégages de tout apport personnel.

Un jour, Jouvet, dans une rêverie, était à l’Odéon. Tout d’un coup, il imagine une scène étonnante : il y a un immense brouillard qui envahit le théâtre et dans cet immense brouillard, il voit les acteurs qui rentrent. Et, derrière eux, il y a un brouillard encore plus dense : ce sont les personnages, les âmes, Alceste, Philinte. Ils entrent aussi. Ils entrent parce qu’ils ont été affichés. Il imagine l’âme d’Alceste, l’âme de Philinte dans le théâtre. Les âmes montent dans la loge avec l’acteur. Et l’acteur se regarde dans la glace et ne se rend pas compte que le personnage lui fait des signes. Ça ne l’intéresse pas, l’acteur : il est trop occupé à faire des mouvements, à s’enivrer de lui-même et le personnage lui fait des signes pour dire « je suis là ». En vain. L’acteur descend en coulisse, il croise les autres comédiens, et les personnages continuent de dire « laisse-moi entrer » et il ne les laisse pas entrer. Et Jouvet termine par cette idée merveilleuse : quand tout sera éteint, quand le public sera parti, enfin, les personnages se retrouveront sur scène pour jouer la pièce.

Jouvet, toujours :

Il n’est rien de plus faux, ni rien de plus vrai que le théâtre. Car on ne peut rien savoir sur le théâtre. Encore moins que partout ailleurs. C’est très compliqué. Mais c’est la seule énigme bienfaisante dans la vie des hommes : la seule efficace. Tout au théâtre est mêlé et emmêlé. Tout est en reflets… Et le comédien ne sait pas penser. C’est sa vertu. Penser est le contraire de sa profession, de ses exercices.

Comment devenir Alceste ? Par une pratique de la respiration, par une lente insinuation, par la « diction », la diction qui est, selon Jouvet, la « base de notre métier ». La diction, ça n’est pas « articuler ». Ce ne sont pas les hommes politiques qui articulent pour être compris et qui nous parlent comme à des demeurés. La diction c’est s’approcher par le geste de ce larynx, de ce matériau sonore qui existe dans une phrase de Molière ou de Racine.

Il faut savoir que les dictions s’adaptent à l’œuvre. Il n’y a pas de diction standard comme la nourriture d’une chaîne de restaurants où l’on mange tous le même poulet. Chaque auteur exige une diction. Ce n’est pas la même pour Molière. Ce n’est pas la même pour Racine. Ce n’est pas la même pour La Fontaine.


Et puis chez Molière, comme dans tout le théâtre du XVIIe siècle, il y a une contrainte absolue : le problème du vers. Faut-il chercher à tout prix le naturel, alors que la langue reste celle du XVIIe siècle, à laquelle l’alexandrin impose un rythme particulier ?

Qu’est-ce qu’un alexandrin ? Comment le dit-on ? Comment le respire-t-on ? Comment le restitue-t-on, sans se laisser happer par sa forme, car cela en détruirait le sens ? Un homme qui joue l’alexandrin doit donner l’impression que c’est parlé, et pourtant, ça ne l’est pas ; cela obéit à un rythme qui doit être respecté. Mais si c’est récité, on périt d’ennui.

Un vers impose, par sa musicalité, une distance, au même titre que le décor, les costumes, les lumières. Il est là pour faire sentir au spectateur qu’il regarde, qu’il écoute, qu’il assiste à une réalité sublimée : un spectacle greffé sur la réalité, mais qui la surplombe et la transfigure en lui donnant une saveur d’éternité. Si tu respectes la structure, la jouissance sera encore plus grande. Obéis au texte. Quand c’est aussi bien écrit, il faut se soumettre, être un interprète musical. Le vers de Molière, c’est la contrainte de cet alexandrin qui produit la vie, et non pas la vie qui ne s’épanouirait que quand elle est débarrassée de la contrainte.

La rime, c’est un cadeau supplémentaire, il n’y a pas besoin de la jouer.

« Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux. — Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux. » On n’a pas besoin d’appuyer sur « yeux ». Mais la rime est là, elle est donnée. Celui qui pérore boursoufle le texte, et le texte disparaît. Cela fait quarante ans que je suis sur ces phrases-là. Elles m’obsèdent.

Être un acteur, c’est ce moment, à la seconde où tu dis le vers, où tu le ressens, et où il t’inspire un geste théâtral que tu n’avais pas prévu. Quand tu aimes la cadence, c’est magique. Pourquoi est-ce que cela me paraît de plus en plus drôle, au fur et à mesure que je joue ces scènes ? Parce que je suis de plus en plus près de la structure du vers, je ne rajoute rien. Est-ce que je me dépersonnalise en suivant le conseil de Jouvet ? Moi qu’on dit bon client, un cabot, un qui en fait trop, un qui passe en force, un qui fait le show ?


Ce qu’il faut bien comprendre, enfin, c’est qu’une phrase n’est jamais une information. Celui qui veut dire aux gens quelque chose, il est foutu ! Il n’y a rien à dire aux gens. Les gens n’ont rien à comprendre, il faut qu’ils sentent. Et pour qu’ils sentent, il faut que le comédien sente.

Écoute, mon ami, dit Jouvet, pour être comédien, il faut se montrer. C’est d’abord un plaisir de vanité pure et de présomption téméraire. Il dure (parfois) jusqu’à la mort. Mais si un jour tu t’aperçois de cela, tu auras découvert l’important du métier ; peut-être est-ce son but, sa fin essentielle. Car tu comprendras, tu seras sur le chemin de comprendre, que pour bien pratiquer ce métier l’important est dans le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même.

Prenons cette scène prodigieuse des Femmes savantes. Elle met en scène deux littérateurs, deux intellos bas de gamme : Vadius et Trissotin. Trissotin est l’homme cultivé dont les femmes sont folles ; il parle bien et elles le trouvent formidable parce qu’il trousse madrigaux, épigrammes, sonnets. Trissotin introduit Vadius en leur présence :

TRISSOTIN

Voici l’homme qui meurt du désir de vous voir.

En vous le produisant, je ne crains point le blâme

D’avoir admis chez vous un profane, Madame,

Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

PHILAMINTE

La main qui le présente, en dit assez le prix.

TRISSOTIN

Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,

Et sait du grec, Madame, autant qu’homme de France.

PHILAMINTE

Du grec, ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !

BÉLISE

Ah, ma nièce, du grec !

ARMANDE

Du grec ! quelle douceur !

PHILAMINTE

Quoi, Monsieur sait du grec ? Ah permettez, de grâce

Que pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.

(Il les baise toutes, jusques à Henriette qui le refuse.)

HENRIETTE

Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le grec.

PHILAMINTE

J’ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

VADIUS

Je crains d’être fâcheux, par l’ardeur qui m’engage

À vous rendre aujourd’hui, Madame, mon hommage,

Et j’aurais pu troubler quelque docte entretien.

PHILAMINTE

Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

TRISSOTIN

Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose,

Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose.[48]

En quelques mots, Molière a campé le décor et la situation : on se croit à la fin d’un repas familial, lorsque quelqu’un donne une bourrade à son voisin en lui disant : « Allez, tu sais bien la chanter, vas-y ! Mais vas-y donc ! »

TRISSOTIN

Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres.

VADIUS

Les grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

TRISSOTIN

Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

VADIUS

On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.

TRISSOTIN

Nous avons vu de vous des églogues d’un style,

Qui passent en doux attraits Théocrite et Virgile.

VADIUS

Vos odes ont un air noble, galant et doux,

Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

TRISSOTIN

Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?

VADIUS

Peut-on rien voir d’égal aux chansons que vous faites ?

TRISSOTIN

Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?

VADIUS

Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?

TRISSOTIN

Aux ballades surtout vous êtes admirable.

VADIUS

Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

TRISSOTIN

Si la France pouvait connaître votre prix,

VADIUS

Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,

TRISSOTIN

En carrosse doré vous iriez par les rues.

VADIUS

On verrait le public vous dresser des statues.[49]

Ces compliments fécondent la rupture organique d’état. Mais le dialogue qui s’engage devant ces dames, soudain, tourne au vinaigre :

TRISSOTIN

Avez-vous vu certain petit sonnet

Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?

VADIUS

Oui, hier il me fut lu dans une compagnie.

TRISSOTIN

Vous en savez l’auteur ?

VADIUS

Non ; mais je sais fort bien,

Qu’à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.

TRISSOTIN

Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

VADIUS

Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable ;

Et si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.

TRISSOTIN

Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout,

Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.

VADIUS

Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !

TRISSOTIN

Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;

Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.

VADIUS

Vous ?

TRISSOTIN

Moi.[50]

C’est du pur boulevard. Aucune pièce de théâtre n’offre un malentendu aussi cruel.

« Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur. » Cela fait trente ans que je me demande si j’ai là un grand temps ou un petit temps. Silence. On entend le public qui, dans la salle, joue sa partie : il rit. Tu dois le laisser rire. Il prend son plaisir. À toi, il appartient de ne pas perdre ton sentiment. Et tu enchaînes : « Vous ? » Ils rient encore. « Moi. »

Nouveaux rires.


Si l’on joue cela avec la grosse lourdeur contemporaine, où tout doit être dit, c’est fichu. Prenons la tirade du mari des Femmes savantes. Chrysale lu au premier degré est considéré comme un immonde macho qui veut renvoyer les femmes à la cuisine et au bac à linge. Mais ce n’est pas un manifeste que fait Molière, il s’en fout de la femme à la maison ou pas, ce qu’il décrit c’est un état. L’état d’un homme perdu. Chrysale vient de perdre sa bonne que son épouse a virée parce qu’elle faisait des barbarismes. Le mec est paumé, égaré au milieu de ces femmes complètement investies. Il voudrait simplement qu’on lui fasse un frichti. Il n’en peut plus, alors il explose :

CHRYSALE

Voulez-vous que je dise ? Il faut qu’enfin j’éclate,

Que je lève le masque, et décharge ma rate.

Et là, pépère, qui depuis des mois supporte l’hystérie de sa femme et de ses amies qui se pâment pour Trissotin, ne tient plus :

C’est à vous que je parle, ma sœur.

Le moindre solécisme en parlant vous irrite :

Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

Vos livres éternels ne me contentent pas…

Il finit de décharger son tromblon :

Je n’aime point céans tous vos gens à latin,

Et principalement ce Monsieur Trissotin.

C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées,

Tous les propos qu’il tient sont des billevesées…

Arrive ensuite un vers inouï, adressé aux jargonnants, aux cuistres, aux bas-bleus de tous les temps :

On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé.

« On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » La fluidité est un mot impuissant pour qualifier cette perfection naturelle. « On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ! » Combien de fois dans une vie, quand un con, un snob ou un esprit obscur pérore et nous laisse ahuri, ce vers résume notre état ?


Ce qu’il faudrait, au fond, ce serait mettre en scène les dialogues de Molière, en jouant les différents personnages. Molière doit être abordé par fragment. Les pièces burlesques comme Les Fourberies de Scapin ne m’intéressent pas, les dénouements tonitruants à l’italienne non plus. Mais les pièces tardives sont des chefs-d’œuvre. Montrer à quel point il a su voir les gens, les analyser.

J’avais un projet avec Laurent Terzieff, qui pourtant ne souhaitait pas toucher à autre chose qu’au théâtre contemporain. Un soir, au sortir d’une représentation, il m’a dit : « Je pourrais te mettre en scène dans tous les dialogues amoureux de Molière. »

Je serais aussi très tenté de refaire d’une autre manière ce qu’on a fait avec Alceste à bicyclette : tenir une heure quarante avec deux vieux cabots réunis à l’île de Ré et qui se battent pendant tout le film sur une scène. Une seule scène, mais sublime. J’ai aimé l’idée de ce personnage qui ne jouera jamais Alceste tellement il aime Le Misanthrope.

C’était une belle idée de dire ces derniers vers, sur la plage, ces vers qu’il ne dira jamais au théâtre.

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