Chapitre 10 Le lac de son pays

« Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur. »

Ainsi parlait Zarathoustra

C’est quoi mon histoire avec Nietzsche ? Ça vient d’une femme. Il y a longtemps. Je dois avoir 20 ans. C’est ma première fiancée qui lit Nietzsche. Un jour, elle arrive, triomphale, et lance : « J’ai trouvé quelqu’un comme moi. Quelqu’un qui dit “je souffre du monde”, ce monde n’est pas possible, les hommes ne sont pas possibles. » Elle tient dans sa main Ainsi parlait Zarathoustra. Elle continue, un peu exaltée, à me dire que l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Je la regarde, ahuri. « Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes aux entrailles frigorifiées, continue-t-elle. Nos concepts, nous les avons vécus. » Là, je suis totalement perdu.

Elle me dit : « Le surhomme doit être ton devenir. » Le surhomme ? Moi, je vois l’homme américain, une silhouette californienne tout en force et en muscle. Une incarnation pleine de muscles sous le soleil. Apparemment, on déteste l’idée du surhomme. On a déjà du mal à être un homme, on est déprimé à l’idée d’être un homme. Je ne sais pas alors que, pour Nietzsche, le surhomme, c’est la mort du dernier homme. J’entrais dans la dramaturgie nietzschéenne, car ce qui est merveilleux chez Nietzsche, c’est son aptitude à la scénographie de la vie des idées. Ma fiancée ne supportait pas la laideur du monde.


Alors j’ai lu Nietzsche. Dans le désordre. Je n’ai pas étudié La Généalogie de la morale[92] le crayon à la main, non, j’ai dévoré Le Gai Savoir et un peu Zarathoustra. L’autre jour, j’entendais l’émission de Finkielkraut, « Répliques », et il y avait là des savants qui parlaient de Nietzsche. Je n’y ai pas eu accès comme eux. Quand je le lisais, je ne comprenais pas tout, j’étais un peu couillon devant cet immense philosophe allemand, mais j’étais transporté par son génie de la formule publicitaire. « Il sera associé à mon nom quelque chose de formidable », disait-il. Il avait raison. Est-ce qu’il n’y avait pas dans mon comportement obsessionnel une facilité à atteindre la rumination, vertu essentielle exigée pour ses lecteurs, comme disait Nietzsche :

Il est vrai que, pour pratiquer de la sorte la lecture comme un art, une chose est nécessaire que de nos jours on a parfaitement oubliée — c’est pourquoi il faudra du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, une chose pour laquelle il faut être presque bovin et, en tout cas, rien moins qu’un « homme moderne » : la rumination.[93]

Écoutons Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Georges-Arthur Goldschmidt :

Vous vous pressez auprès du prochain et vous avez pour cela de belles paroles. Mais moi, je vous dis : votre amour du prochain n’est que votre mauvais amour pour vous-mêmes.

Vous vous réfugiez auprès du prochain pour vous fuir vous-mêmes et vous voudriez vous en faire une vertu : mais je perce à jour votre « désintéressement ». […]

Vous conseillé-je l’amour du prochain ? Je préfère plutôt vous conseiller de fuir votre prochain et d’aimer le plus lointain !

Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et du futur. Plus haut que l’amour des hommes est l’amour des choses et des fantômes. […].

Vous ne pouvez vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas suffisamment : or vous voulez détourner le prochain vers l’amour et vous dorer de son erreur.

J’aimerais que la compagnie de prochains de toutes sortes et de leurs voisins vous devienne intolérable ; vous seriez bien obligés de tirer de vous-mêmes votre ami et son cœur débordant.[94]

Nietzsche photographie la mauvaise relation aux autres, l’utilisation qu’il peut en faire pour satisfaire ses inquiétudes et ses angoisses, et il ouvre l’extraordinaire perspective d’une réconciliation avec son être profond.

Nietzsche arrache par ailleurs d’une main les masques de la comédie sociale.

[…] nous allons ainsi vêtus en société, c’est-à-dire au pays des masques qui ne veulent pas qu’on les dise tels ; et nous aussi nous agissons comme tous ces masques avisés, et nous éconduisons d’une façon polie toute curiosité qui ne vise pas notre « costume » […].

Il la connaît par cœur. Voyez comme il la décrit :

L’art de fréquenter les humains repose essentiellement sur l’adresse (elle postule un long entraînement) avec laquelle on est capable d’accepter et de déglutir un repas dont la cuisine n’inspire aucune confiance.

Il ne faut pas perdre un mot de ce qui suit, je trouve que c’est la description la plus véhémente des relations entre êtres humains que l’on puisse lire.

Si l’on arrive à table avec une faim de loup tout va bien […] ; mais on n’a pas cette fringale quand on veut ! Que le prochain, hélas, est dur à digérer !

Premier principe : comme en face d’un malheur prendre son courage à deux mains, se lancer hardiment, s’admirer tant qu’on peut, serrer les dents sur son dégoût et avaler sa répugnance.

Deuxième principe : « améliorer le prochain », par exemple, en le complimentant si bien qu’il se met à suer toute la joie qu’il conçoit de lui-même ; ou encore attraper par le bout une de ses bonnes qualités ou un de ses aspects « intéressants », tirer dessus jusqu’à ce que tout suive et qu’on puisse envelopper le prochain dans le drapé de sa vertu au grand complet.

Troisième principe : s’hypnotiser soi-même. Fixer l’objet de son commerce à la façon d’un bouton de verre jusqu’à ce qu’on cesse d’en ressentir tout plaisir ou tout déplaisir et qu’on se mette, sans qu’il y paraisse, à s’endormir, à devenir raide, à acquérir le parfait maintien : c’est une recette domestique du mariage et de l’amitié ; abondamment expérimentée, on la vante comme indispensable mais elle n’a pas encore été formulée scientifiquement. Son nom populaire est… patience.[95]

Ce qu’il décrit dans ces citations, je l’ai vu. Je le constate chez les gens qui se présentent rayonnant d’amis. C’est simplement de l’instrumentalisation névrotique. C’est la vraie question. Comment dans nos relations on échappe à la névrose de l’instrumentalisation ? L’être humain pratique des relations instrumentalisées. L’autre me sert pour mon moi. Qu’est-ce qu’il y a comme rencontre ? J’ai vu que tous ceux qui théâtralisent le contact social, qui aiment les autres, ont laissé en chantier leur identité. J’ai été ça. J’ai été un artisan de la relation aux autres. Un artisan de la séduction. L’art d’attirer l’attention. À 4 ans, j’imitais le pape en train de faire la messe dans la rue Ramey et je montais jusqu’à Montmartre en bénissant les gens !


Son autre fulgurance, c’est d’avoir vu que l’homme se venge. Ça c’est prodigieux, il a révélé l’acte de vengeance. C’est ce que Spinoza appelle les « passions tristes » : la jalousie, la rancœur, l’aigreur. Une alliance objective se fait entre les deux. Moi je ne suis pas nietzschéen, mais j’admire qu’il ait vu là où ça se venge. Parce que c’est vrai, il suffit de regarder autour de soi pour voir que ça se venge, que ça hait, que ça n’aime pas la vie. Qu’on, et que je n’aime évidemment pas assez la vie, je n’ai pas ce courage.

J’ai lu les textes de Nietzsche des centaines de fois et ils m’accompagnent encore aujourd’hui. J’ai compris plus tard que, comme Rimbaud, il a détruit tout ce qui était avant lui : Socrate, Kant, Hegel. Avant moi, disait Nietzsche, personne n’a philosophé, c’est la maladie qui philosophait. Ce pauvre homme était malade et quasiment aveugle et il a dialectisé la grande santé. Attention ! Je ne suis pas membre du cercle des philosophes, je le répète, je suis très Bouvard et Pécuchet devant Nietzsche et pourtant, sur certains textes, je suis prêt à affronter n’importe quel sérieux, à force de l’avoir brassé, à force de l’avoir su par cœur. Et là, la phrase de Nietzsche s’impose : « Quand j’ouvre un livre de savant, la première question que je me pose est “l’auteur sait-il marcher ?”. » Mais je ne suis pas nietzschéen, parce que tout le monde face à lui est amputé de sa fulgurance. Chez lui, il n’y a pas d’erreur, il n’y a que de la lâcheté. Et donc pour la vérité, il n’y a que du courage.

La professeur de philosophie, Wanda Bannour, qui avait inspiré ma fiancée demandait aux petites nanas boutonneuses avec leurs premières règles : « Vous n’êtes pas prêtes pour écouter une leçon philosophique de Nietzsche ? Alors vous ressortez de l’école et vous rentrez en dansant. »

Ça ne paraît rien, mais c’est profond cette remarque de professeur : « venir en dansant », qui nous renvoie à une grande citation :

Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours aussi un peu de raison dans la folie.

Et à moi aussi qui aime ce qui vit, il me semble que les papillons ou les bulles de savon et les êtres humains qui leur ressemblent sont ceux qui en savent le plus du bonheur.

Voir voleter ces âmes légères, un peu folles, fragiles et mobiles — voilà qui donne à Zarathoustra envie de larmes et de chansons.

Je ne croirai qu’en un dieu qui s’entendrait à danser. Et lorsque je vis mon diable, je le trouvai grave, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur — par lui toutes choses tombent.

On ne tue pas par la colère, mais on tue par le rire. Allons, tuons l’esprit de pesanteur !

J’ai appris à marcher : depuis ce temps je me laisse courir. J’ai appris à voler : depuis je n’attends plus qu’on me pousse pour changer de place.

Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je m’aperçois en dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi.

Ainsi parlait Zarathoustra.[96]

Pour Nietzsche, il faut danser dans le miracle de l’instant parce qu’il n’y a pas de vie au-delà et le fait de croire qu’il puisse y en avoir une dévitalise la réalité.


L’analyse et Nietzsche dans ma vie, au fond, ça a souvent marché ensemble. Ça peut paraître étonnant, mais les gens qui sont en analyse ne sont pas que des mondains qui habitent le 7e arrondissement et qui s’ennuient dans la vie. L’angoisse qui les étreint n’est pas l’ennui. Celui qui y va n’a souvent pas le choix. C’est un choix désillusionnant. C’est une baffe dans la gueule du narcissisme. Dès que tu vas chez un analyste, tu n’as jamais d’écho à l’endroit qui t’arrange. La psychanalyse est héritière des moralistes du XVIIe siècle. Pour elle, tout ce que nous faisons appartient à l’économie générale du moi.

Mon premier psychanalyste était un génie. Il s’appelait Bouvier Robert. J’avais 17 ans, je lui ai raconté mes premiers émois sexuels. J’avais découvert la puissance, le plaisir et j’étais exalté. Je lui dis : « J’ai accédé à la pénétration, c’était chaud et c’était doux. » Et il lance, pour seule réponse : « Ben oui, c’est mieux que dans le sable ! » C’était un homme surréaliste. Je l’avais rencontré grâce à un prêtre de la Trinité, Marc Oraison, un prêtre qui s’occupait des délinquants. Je voulais me faire réformer, il m’avait envoyé chez un psychiatre : un chemin sérieux que peu de gens empruntent. C’est austère, c’est pénible. Bouvier avait une autre formule : « Le moi, c’est comme les assouplissements, plus on avance, plus il s’assouplit. » Les grands névrosés, après cinquante ans, leur moi s’est fixé, comme le cholestérol. On voit des gens dans leurs obsessions : il n’y a pas d’assouplissements. Névrosés, en monologue avec eux-mêmes. En tout cas, la psychanalyse a donné une place à l’autre et libéré l’autre de la manière dont j’aurais pu névrotiquement le réduire. Mais, du coup, maintenant je ne vois plus personne… Souvent, je disais à Bouvier :

— C’est pas chiant, votre boulot ?

Il me répondait :

— Mais c’est assez chiant parce qu’ici c’est un peu le mur des lamentations. Tu sais, nous, pour se nettoyer, on va voir d’autres psys. C’est comme les bateaux quand il y a trop de coquillages : on les lave.

La terrible lucidité, celle de Céline comme celle de Nietzsche, est invivable. Elle vous empoisonne. Le fait de travailler la structure du XVIIe siècle, d’entrer dans le mystère de la poésie vous guérit. La poésie vous donne ses vertiges, ses silences. Elle ne s’inscrit plus dans notre temps. Ses suggestions, ses silences, ses vertiges ne peuvent plus être audibles aujourd’hui. Il ne faut pas, pourtant, évoquer la poésie comme un militant qui déclamerait, l’air tragique : « Attention, poète ! » Il faut, avec Paul Valéry, se désoler de l’incroyable négligence avec laquelle on enseignait la substance sonore de la littérature et de la poésie. Valéry était sidéré que l’on exige aux examens des connaissances livresques sans jamais avoir la moindre idée du rythme, des allitérations, des assonances d’un texte. Cette substance sonore qui est l’âme est le matériau musical de la poésie.

La poésie, c’est le contraire de ce qu’on appelle le « poète », celui qui forme les clubs des poètes. Stendhal disait que le drame, avec les poètes, c’est que tous les chevaux s’appellent des « destriers ». Mais La Fontaine, Racine, Rimbaud, Baudelaire, Hugo, oui, ils ont littéralement changé ma vie. J’ai rencontré, un jour, le théâtre et la poésie comme Claudel a vu la lumière une nuit de Noël.

On dit, pour la moquer, que la poésie est ridicule, inutile ou hermétique… Elle a ces trois vertus. Ridicule, c’est évident. Il suffit de prononcer d’un air inspiré : « Poète, prends ton luth et me donne un baiser » Musset est quatorze fois exécrable, disait Rimbaud, et tout apprenti épicier peut écrire un « Rolla ». Inutile, elle l’est aussi. Hermétique, c’est certain. J’aimerais réunir les gens capables de m’expliquer « Le Bateau ivre ». Arthur Rimbaud a dit : « Que comprendre à ma parole ? / Il faut qu’elle fuie et vole ! »

La poésie, c’est une rumination. C’est une exigence dix fois plus difficile qu’un texte de théâtre. La poésie demande une vulnérabilité, une capacité d’être fécondé. Elle m’accompagne : avec elle, j’essaye d’avancer dans le mystère du verbe et de la création, et je fais honnêtement commerce de ce qui me hante.

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