Chapitre 11 Allez les verts !

Je ne pensais pas un jour écrire un livre, mais j’ai longtemps été, moi-même, comme un manuscrit envoyé à un éditeur qui ne l’édite pas. Roland Barthes disait qu’il avait peur quand il recevait un manuscrit parce que, expliquait-il, qu’est-ce qu’un manuscrit sinon un paquet de désir ? Et que peut-on faire du désir de l’autre ? De 1969 avec ma tête de coiffeur non sexué à 1985 où j’étais un acteur au parcours indiscernable, je suis comme un manuscrit envoyé à un éditeur qui ne l’éditerait pas.

Je ne suis pas non plus un maudit dans sa chambre de bonne, un garçon du théâtre amateur, un presque ringard. J’ai tourné avec Rohmer plusieurs fois, ça n’est pas rien Rohmer. Ce n’est pas rien Rohmer depuis Le Genou de Claire. Il y avait Godard au sommet, Truffaut en commercial et Rohmer entre les deux. Mais Rohmer, comment dire ça, disons que ça t’emmenait pas vers les émissions d’Arthur le samedi soir. On a rarement vu un personnage d’Éric Rohmer danser avec Patrick Sébastien dans « Le Plus Grand Cabaret du monde ».

Durant ces années, je suis comme une sorte de manuscrit, un condensé d’énergie qui terrorise. Il faut comprendre que celui qui n’est pas édité n’est pas policé, celui qui n’est pas reconnu est inquiétant, anxiogène. Je suis formidablement anxiogène. Je vais dans toutes les directions. Dans les années 1970, je découvre les voyages, les hippies, le Moyen-Orient. Il y a énormément d’animosité autour de moi. On moque ma préciosité, mon hystérie. En un mot, je ne suis pas placé, oui, je ne suis pas édité, je ne suis pas nommé quoi. Malgré Le Genou de Claire, malgré Perceval le Gallois ou plutôt à cause de Perceval le Gallois, malgré Walerian Borowczyk. On l’a oublié mais Borowczyk, en 1974, c’est un grand cinéaste. Il a fait jouer Michel Simon dans un grand film qui s’appelle Blanche. Il m’a choisi pour Les Contes immoraux, adaptation de nouvelles de Mandiargues et de Lucrèce Borgia, une sorte de porno intellectuel. Je m’étais trouvé là grâce à Bernard Privat, alors directeur des éditions Grasset, que je connaissais par l’intermédiaire de sa fille à qui je faisais les brushings. Il me présente à Borowczyk dans son hôtel particulier de la rue Bausset, dans le 15e arrondissement.

Quelques mois plus tard, je joue dans une nouvelle : La Marée. Je n’ai même pas 23 ans et le premier texte que je dois apprendre par cœur, c’est l’histoire d’un petit jeune homme qui, à vélo, s’en va avec sa cousine extrêmement jolie. En roulant, il fantasme sur elle, et l’emmène au bord de l’océan pour qu’elle lui fasse une gâterie au moment où la marée montera. À un moment précis, on les voit dans la marée, moi avec des bottes en caoutchouc en train de mimer une pipe (qui ne s’est pas faite évidemment) et je dois lui dire :

Chère petite agnelle…, je ne te veux que du bien. J’ai pour toi une verge de sel dont toute brebis serait gourmande. Tu avaleras docilement où la marée montera.

Je me rappelle peu des dialogues de mes films, mais celui-ci je me le rappellerai toujours. C’est un gros succès, mais je n’en tire rien. Pendant dix ans, je fais tous les boulots de la terre, je suis coursier dans Paris et je goûte cheveux au vent le plaisir du deux-roues.


Parenthèse. Le deux-roues. La Mobylette. La Mobylette ! Elle était bienveillante, elle planait, elle était marginale par sa proposition d’homme libre. Aujourd’hui le deux-roues est comme une métaphore de la société, agressive ; il veut aller plus vite, il ne supporte pas de s’arrêter, même dans les embouteillages. Il n’a même plus deux roues mais trois. Il a le portable écrabouillé dans l’oreille, il écrit des SMS tout en roulant. Ce qui est impressionnant à remarquer, modestement, c’est le feu rouge. Le feu rouge ne peut plus être subi. Car le feu rouge subi, c’est le rien. Le feu rouge sans SMS, c’est l’homme sans Dieu. Il n’en peut plus, il est irrité. Il n’est pas du tout le deux-roues d’il y a trente ans ouvert aux vents dans une vision panthéiste de l’actualité. Aujourd’hui, il veut aller plus vite que la voiture. Il regarde son portable comme au précédent feu rouge 1,27 mètre plus tôt, et il se demande s’il a un SMS. Quelque chose qui se soit passé. Mais rien ne s’est passé. C’est ça qui est fascinant.


Au cinéma, je continue à travailler comme je peux. J’oscille entre Patrick Schulmann, le cinéaste de Et la tendresse ? Bordel ! qui me fait allumer au briquet les pets d’une fille sublime en lui disant « vas-y pète » (pas facile de dire « vas-y pète ») et Rohmer qui reconstitue la France romane. Je suis méprisé. Pas du tout reconnu. Dans une prison romhérienne, comme souvent les acteurs qui sortent de chez Bresson.

Cette période professionnelle est chaotique, incohérente. Dans ce magma d’ego, de frustration, d’impatience, cette errance chaotique et douloureuse, la lecture de Louis Jouvet, le travail sur Molière est vital pour moi. Entre deux courses. J’ai deux choix : laisser libre cours à une frénésie mal contrôlée sans racines ou développer ma passion pour cette solidité que représente le théâtre classique du XVIIe siècle. Ma vie change grâce à la rencontre du répertoire français. Ces quinze ans chaotiques sont aussi les quinze années d’obsessions sur le travail du théâtre avec Jean-Laurent Cochet et d’autres grands professeurs. Elles sont le prétexte à l’approfondissement de questions telles que : « Qu’est-ce que le mouvement d’une phrase », de la formule de Louis Jouvet : « Toute phrase est avant tout un état à atteindre. » Sur ma Mobylette, comme ça, en train de livrer un travesti, ou un décadent de l’avenue Montaigne, un collectionneur de tableaux.

Je pensais à Molière sur ma Mobylette. Maman était contente parce que j’avais bonne mine. Oui, j’avais bonne mine parce que personne ne sait que la nuit au mois d’octobre sur la place Saint-Augustin, il y a un air océanique. Personne n’en parle, mais Paris est océanique. La mer n’est pas loin finalement. Ma mère me disait : « Je suis contente du métier que tu as fait parce que tu as bonne mine. » Évidemment, j’étais comme un marin-pêcheur, j’avais le souffle du vent de la place Saint-Augustin. Je livrais tout Paris, les pauvres, les riches, les travelos, les homos, les hétéros, les escrocs avec cette bonne mine.

Et je pensais en montant les escaliers : « Qu’est-ce que la phrase de l’écrivain génial ? C’est une cicatrice, une cicatrice du poète et l’acteur doit s’approcher de cette cicatrice. » Travail obsessionnel que je fais l’été dans des stages, dans des cours. Voilà ce que je pense en montant dans ce qui a été la révélation de cette époque : les immeubles, les cages d’immeubles, les portes cochères. Plus personne n’a le respect que l’on devrait montrer aux portes cochères. Les escaliers et leurs moquettes. Les cours d’immeubles. La sonnette, la porte qui s’ouvre, le marbre, la deuxième porte, l’Interphone et là, une atmosphère, une montée vers le bonheur. Personne n’a assez parlé de la moquette dans les montées d’escaliers.


1985. Soudain, comme par miracle, tout s’ordonne. Rohmer me convoque et me donne le rôle d’Octave dans Les Nuits de la pleine lune. Je suis le confident de Pascale Ogier. Le film est primé à Venise. Il dépasse les 300 000 entrées ; pour Rohmer, c’est un succès commercial. La mort épouvantable de Pascale Ogier six mois plus tard donne au film une épaisseur tragique. Dans Pariscope (qui était encore, avec L’Officiel des spectacles, l’une des deux bibles des errants culturels), je lis les lignes suivantes : « Nous savions qu’il avait du talent, nous n’étions pas nombreux mais maintenant tout le monde le sait. » Je crois que je l’ai lue une vingtaine de fois, cette critique : « Nous le savions, maintenant tout le monde le sait. » Je l’ai fait lire à mon père. Il y eut des réunions autour de cette critique du Pariscope. Je me rappelle même de la signature : José Bescos. Il s’appelait José Bescos, le monsieur qui a écrit ça. Symboliquement, Rohmer me sort de prison. À la même période, la directrice du Théâtre du Rond-Point me demande de venir dire un texte le soir à 18 h 30, « l’heure de l’apéritif », dit le programme. Ça devait durer huit jours. Céline m’accompagnait depuis des années, mais je ne me voyais pas imposer ma pauvre musique. Barrault me dit que je ne risque rien, qu’il y en a pour huit jours. Ça a duré vingt ans. Je suis dans un succès au cinéma et je fais une chose personnelle à un horaire absurde. Pierre Marcabru, un des seuls véritables critiques qui te renseigne et qui accompagne ton parcours de comédien de manière essentielle, parce qu’au lieu de dire qu’il ne t’aime pas ou qu’il t’adore (car admirer t’évite de te comprendre), Marcabru objective le travail que tu essayes de faire. Il te renseigne. Il y en a peu. C’est très précieux.

Rohmer, Céline m’entraînent à ne plus dépendre. Trois ans plus tard, je joue Le Veilleur de nuit de Sacha Guitry puis Henry Bernstein avec Annie Duperey et Pierre Vaneck. Énorme succès au théâtre privé. Tabac de critiques. C’est la disparition du chaos. Sur les planches, avec l’aide du succès médiatique, je pose mes bases. Le Céline n’en finit pas. Je vais de théâtre en théâtre. Je suis le seul acteur qui fait une tournée dans sa propre ville. En 1990, on m’offre La Discrète. « Tu as vu cette fille ? Elle est im-monde. » « Elle est immonde » devient un gimmick, un refrain qui entre dans les cours de récréation de province. Je suis identifié. Intellectuel, cynique. Je suis plaçable. On peut me donner des projets. Je suis édité.


Pourquoi n’ai-je pas renoncé ? Les gens me disent que j’étais très ambitieux. « Nul n’est plus ignorant de lui », comme dit Nietzsche, ils ont sans doute raison. Peut-être avais-je la haine, la rage comme on dit des jeunes des cités ? C’était aussi une vie paisible, ces années d’errance. Pas de pression de la réussite. Je faisais des métiers parallèles. J’allais à 16 heures à la Goutte-d’Or. Au bordel avec ces femmes qui disaient « 32 les hommes bougez ». J’ai mis un mois à comprendre que « 32 » c’était le prix de la passe et que « bougez » voulait dire « décidez-vous ». Avec cette femme merveilleuse un jour qui ouvre la porte — nous étions une centaine, des Africains et des Nord-Africains —, elle ouvre la porte donc et crie : « T’attends Brigitte Bardot ! Elle n’est pas là, c’est moi qui la remplace. » Là, l’oralité reprenait ses droits. C’était une vie heureuse, mais encombrée d’un paquet de désir. Au fond, c’est Céline qui m’a libéré. Là, on ne pouvait plus m’emmerder. J’étais avec l’écrivain le plus incontestable littérairement. Et j’ai réussi. Avec lui, j’ai inventé un concept : le spectacle à 18 h 30. J’ai inventé un écrivain qui devient dramaturge.

Je quitte la condition d’histrion légèrement hystérique. J’accomplis une vocation, allez, j’ose un mot important, je réponds à l’intuition claudelienne. Tout le monde dit, c’est un lieu commun, l’air pénétré, dans Paris Match : « Si je n’avais pas été acteur, j’aurais été bandit. » « Si je n’avais pas été romancière, j’aurais été prostituée. » « Si je n’avais pas été chanteur à succès, j’aurais certainement été un grand délinquant. » Toujours très attirés par la grande délinquance, les artistes ! C’est un mythe, mais c’est aussi une réalité.

Le théâtre a été un miracle. Je souffrais de cette anxiété très grande qui faisait que je prenais beaucoup trop de place, que j’étais égocentré et incroyablement narcissique. Je souffrais déjà existentiellement et je souffrais de ne pas être reconnu. Ça ne devait pas être tolérable et ce métier m’a permis de dire : « Je ne suis pas fou, je ne suis donc pas fou, je suis un homme qui essaye de maîtriser un geste. » Sinon, je deviens fou. Je pense que la nécessité de ce geste maîtrisé était biologique même si je n’aurais sans doute pas été un délinquant (physiquement je ne faisais pas le poids) ni un tueur en série (le maniement des armes n’est pas évident). J’avais un besoin immense d’être aimé et je m’effondrais dès qu’on ne m’aimait plus. Ce que m’a résumé mon psychanalyste dans une de ses plus grandes phrases. J’étais allongé sur le divan au moment de la crise d’angoisse. Je voulais qu’il parle, qu’il se manifeste et un jour dans la voix, j’ai entendu :

On pourrait résumer : avec toi, faut toujours crier « Allez les verts ! ». Moi, c’est pas mon boulot quand même.

Il avait formulé que, pour les angoissés, il n’y a qu’une obsession, c’est « Allez les verts ! ». S’il n’y a pas « Allez les verts ! », c’est le chaos. Qu’est-ce qu’il reste de l’individu s’il n’y a plus l’encouragement de « Allez les verts ! » : « un boyau avec un rêve », comme dit Céline.


Le fragment, c’est le propre de l’obsessionnel, de l’autodidacte. Me revient une conversation à Paros avec Alain Finkielkraut. C’était durant les deux jours merveilleux passés avec lui, dans sa maison. Avec le peu de matériau que j’avais qui est quand même un matériau fragile mais visité, comme tous les grands obsessionnels autodidactes, je l’ai confronté avec Nietzsche, Cioran, pour parler de l’enlaidissement du monde. Comment se fait-il qu’un cancre inapte joue ce rôle ? Inconsciemment, l’autodidacte plaît énormément, parce qu’il n’y a pas l’emprise universitaire du « très bien », du capable de parler de tout comme tous les gens de l’ENA qui savent tenir une conversation sur Mallarmé, l’Afrique ou la réduction des déficits. L’obsessionnel (et l’autodidacte) est extraordinairement limité. Sa culture a été acquise à la force du poignet. Mais il peut témoigner, parce que ce qu’il connaît, il le connaît en profondeur et ça l’habite. Quand il trouve un métier, un instrument, ça lui permet de prolonger ce travail long et pénible.


Je vis aussi, reconnaissons-le, le miracle du surclassement. « Monsieur, on vous met à une belle table parce qu’ici, il y a des courants d’air. » La moto-taxi qui vous transporte d’un bout à l’autre de Paris comme on vole. Cette ascension sociale, c’est ce que mon père voulait. Il y a une nécessité chez les gens qui ont une vague réussite. Ça devait être vital qu’on me reconnaisse. La psychanalyse m’a aidé à ne pas aller à toutes les portes en criant : « Je vous ordonne de me dire : “Allez les verts.” » J’avais moyen de patienter. La psychanalyse m’a fait arrêter d’emmerder tout le monde avec ma demande. Mon hystérie a été protégée. Il y a trente ans, je faisais rire une communauté entière homosexuelle toute la nuit, et à 6 heures du matin, je finissais à Saint-Denis. Tout ça est révolu. Maintenant, l’hystérie arrive au moment où elle est payée. Je suis une femme du monde, moi, je tapine à mes horaires, comme disait Céline.

Disons que c’est le projet. Faut pas trop faire le malin non plus.

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