Je déteste bouffer dans un restau tentaculaire. Pour moi, la clape doit s’opérer en des lieux à l’échelle humaine ; sitôt que je croûte dans un établissement de plus de dix tables, je deviens agoraphobe.
T’heureusement, avant de partir, je me suis équipé d’un guide des States comportant des adresses valables pour user de son tube digestif sans le noyer sous des niagaras de ketchup.
Je jette mon tu sais quoi ? Oui : dévolu, sur une boîte en étage : le Schubert, sa spécialité étant la truite aux amandes. M’y rends, escorté d’un Alexandre-Benoît devenu désabusé lui aussi. Malgré les flacons de bourgogne qu’il s’est entiflés, il macère dans de sombres morosités.
— Tu veux qu’ j’ vais t’ dire ? murmure-t-il en déchiffrant un menu accroché dans l’entrée du building. Si la bouffe existerait pas, j’ m’ fererais chartreux au Carmel. T’as vu ? Y proposent d’la blanquett’ d’ veau à l’ancienne ; c’t’ écrit en parisien, on peuve avoir confiance.
Nous nous engouffrons dans l’ascenseur garni de velours bleu roi. Le liftier porte un uniforme taillé dans le même tissu, si bien que tu l’écrases contre la paroi sans t’en apercevoir.
Ici les élévateurs vont plus vite qu’une fusée Apollo à la recherche de son orbite (d’âne).
Poum ! Tziiing !
Et nous voilà à destination. Dans ce mot, il y a « destin ». Si je te le fais remarquer, c’est pas en pures pertes, comme dit Blanche.
Nous déboulons dans une taule au décor français, époque Mistinguett, ressemblant à la vénérable crèche du grand Lasserre où la gentillesse et la classe de mon pote Louis font merveille[3]. Mais différence notoire, c’est une minette en jupette ras-la-touffe qui nous reçoit.
Est-ce que nous avons-t-il réservé ? elle demande dans un américain très pur. No ? C’est pas grave : il lui reste justement une table for two près de la cage à zoiseaux. Elle nous y pilote.
Fasciné, le spadassin de la Rousse lui concocte un petit toucher de moniche chemin faisant. L’hôtesse a le sens de l’accueil car elle ne moufte pas.
On s’installe. Qu’à peine une nouvelle gerce avec une tunique tonique nous apporte deux coctaux maison, à base (je déduis à l’odeur) de bourbon, de gin, de Marie Bizarre, de sirop de menthe, de beurre fondu, de lotion antipelliculaire, de citron vert et de jus de choucroute crue.
Le Mastard trouve le breuvage si raffiné que je ne résiste pas au plaisir de lui offrir le mien. Il le siffle, comme un chasseur son chien lorsque ce dernier fait des chichis avant de ramener un faisan assassiné.
Pendant sa seconde dégustation, je perçois dans le brouhaha un rire qui me gouzille les trompes de la rue Saint-Eustache.
— J’ai oublié d’aller me laver les mains, m’excusé-je.
— T’as touché quéqu’ chose d’ sale ? s’étonne le Grand Veneur.
— Oui : je te donnais le bras !
Et de musarder à travers les tables pour rechercher l’origine de l’hilarité qui m’a fait tressaillir le gland.
Ce n’est pas long. J’avise Berthaga dans une loggia en surplomb par rapport (sexuel) à la salle.
Pas seule, qu’elle est, la délicate dame. Deux hommes l’escortent : Liebling, le prestidigitateur à l’ours, et un sang-mêlé monumental : il lui faut deux sièges pour poser son dargeot. Je reconnais l’amant de l’Allemand. La Berthaguche n’a pas fait long pour emparer l’homme au smok immaculé. Devant une pareille fougueuse de la moule, l’Erwin a arrangé une partie d’obèses qui doit le mettre en transe.
Curieux, comme la libido s’organise chez d’aucuns ! Longtemps, je me suis fait une certaine idée de la baise classique : papa, maman, la bonne… En existant, j’ai constaté que ce programme élémentaire ne suffisait pas à tout le monde. Qu’il y avait beaucoup de chemins de traverse, de combinaisons drôlatiques, de transfugeances, d’agrémentations, d’éperduances.
Je sais un pote à moi qui enfilait un fauteuil voltaire bien conservé pour son âge. Il prenait de sombres panards râpeux entre ses bras, la quéquette enquillée dans un accroc du siège. Il l’appelait Germaine en jouissant. Après, il s’oignait le gland de vaseline pour combattre l’irritation consécutive. Ce mec, je l’ai perdu de vue. Dommage, j’eusse aimé suivre sa trajectoire sexuelle. Avec quoi a-t-il entretenu des liaisons par la suite ? Objets inanimés, avez-vous donc un cul ?
Je m’approche du trio. Le magicien me reconnaît secco. Il a les traits tirés comme des crampes, le regard désenchanté.
— C’est « encore » à moi que vous en avez ? me demande-t-il d’une voix haineuse.
Berthe qui lutinait le cétacé sur la banquette relève la tête.
— Cher Antoine, minaude-t-elle, vous ici ! Est-ce possible ?
Je lui raconte : le pur hasard. Précise que son seigneur et maître m’accompagne. Elle n’en est pas émue outre mesure.
— Comment ce gros goret prend-il-t-il not’ séparance ?
— Ah ! il s’agit d’une séparation ? m’enquiers-je.
— Éternelle ! péremptoirise l’Ogresse.
— Béru l’ignore ?
— Pas pour longtemps : j’ vais tout y dire.
— Vous partez avec l’un de ces messieurs ?
— A’v’c les deux, Antoine, si vous sauriez comme ça marche !
Et sans vergogne, elle commente le mode d’emploi ; le faisant nécessairement en français, ses deux partenaires de table ne peuvent suivre, ni donc intervenir.
— Pour vous expliquer, Antoine : le presqu’agitateur me prend à la Duc-dos-au-mal, ce qu’ j’ raffole, tout en f’sant feuille de rose à Gulliver. Ça paraît compliqué, mais si vous voudrez, après le dîner on vous apprendrait la manière ; c’t’ enfantin. Ensuite, on continue par « à dada sur mon cochon », une vieille pratique de ma tante Isabeau dont elle me montrait quand j’allais passer les vacances chez elle. L’avait un voisin serrurier, duquel vous pouvez pas savoir toutes les parties d’troulala qu’on s’ payait, a’v’c lui et aussi Gracieusa, sa fille adoptive. Y z’étaient pas riches, ces gens, pourtant on passait des heures merveilleuses n’avec eux. Voiliez-vous, Antoine, c’est pas la fortune qui fait l’bonheur, mais une superbe ramonée de miches. Des tringlées dont j’ gueulais pire qu’une putoise ; au point qu’ tantine branchait la téloche à fond pour couvrir.
« Ah ! le Guy Lusc, j’ l’y suis r’connaissante ; “La Reine d’un jour”, elle titulait, son émission. Déjà, une connasse gagnait des chiées d’ cadeaux : des chambres à coucher, des trousseaux d’ mariées, des autos, des vacances au Touquet ou au Tibet, j’sais plus, des tampons périodiques pour toute sa vie, des croisesières à Enghien-les-Bains, des godemichés rotatifs, des attiraux de pêche au requin, des caquelons pour la fondue, des collections de livres qu’on pouvait toujours revende à des bouquinisses, des jumelles d’ théât’, des vélos d’ course aux roues lentille-culières, des arrosesoires pour son réséda, des lampes d’chevalets, des tableaux d’peinture, et mille aut’ trucs qu’y fallait un camion pou’les livrer n’ensute dans son F 2.
« Si bien qu’ sa vie d’v’nait int’nab’, la pauve fille. N’lu restait plus l’ moind’ coin où bouffer, chier, dormir, s’ faire tirer. Mais j’éloigne, Antoine. Pour vous reviende, ces messieurs m’ont découvri ma sensualité qu’ j’ m’ doutais à peine. On rit comm’ des fous. Si j’ vous avouerais, n’avant d’ venir, on a réussi à carrer des maracas dans le fion de M. Gulliver, ci-joint. On n’a pas pu ressortir encore l’ deuxième ; quand y remue, vous pens’riez qu’on attaque une rumba. »
Voyant que son ami teuton commence à marquer des signes d’impatience, elle se tait.
L’autre me prend aux parties, ou plus exactement « à » partie.
— Laissez-nous ! aboie-t-il. Vous n’attirez que des malheurs. Mes partenaires sont mortes en votre compagnie ! Vous avez le mauvais œil, mon vieux !
— Si vous continuez sur ce ton, vous, vous en aurez deux, je rétorque.
— Vous oseriez me toucher ?
— Seulement de mes phalanges, mais je les passerais à l’alcool ensuite.
— Au moindre geste belliqueux, je vous fais démonter le visage par Gulliver.
— Vous parlez de votre tas d’immondices ? demandé-je en désignant sa demi-tonne de stupre. Vous confondez force et graisse !
L’empaffé comprend mes paroles, malgré son ciboulot rempli de paille. Il repousse leur table pour pouvoir se dresser. Une telle manœuvre évoque le regretté paquebot France appareillant dans le port du Havre. Que me prépare cette avarie d’humanité ?
— Écrase-le ! grince le magicien de mes grosses.
Docile, le Baleineau me saisit par les revers. Ses intentions sont claires comme celles du monsieur débraguetté courbant sa petite bonne portugaise sur la table de la cuisine : il compte me filer sa tronche de bœuf dans les gencives.
Peu soucieux de me laisser alpaguer après la castagne, je joue les poltrons et glapis :
— À l’aide ! Cet ogre est fou ! Il veut me tuer !
Toute la salle retient son souffle. Le Cachalot mobilise l’attention générale. Dans un ralenti de cinoche, il recule son front bovin et l’abat sur mon visage (en anglais : my face).
Ce hurlement de douleur, my nephew !
Pas moi qui le pousse ! Lui !
Y a de quoi, Benoît ! Pendant qu’il me tenait par le veston, ma dextre pernicieuse s’est emparée d’une fourchette que je présente devant mon portrait de légende à la seconde où il abat son groin.
Oh ! le gag !
Les quatre dents argentées rentrent dans ses trous de nose et ressortent par la paupière inférieure, juste sous l’œil. Le monstre est stoppé net. Avec cet objet insolite planté dans la bouille, il est très surréaliste ! Le raisin jaillit de sa terrine en quatre geysers abondants.
La pédale magicienne s’en évanouit ; elle est sujette à des vapes chaque fois qu’elle a ses ragnasses. Le taulier, prévenu, accourt, se fait expliquer, supplie au calme ! Pas avertir les casquettes plates, surtout ! Sa licence tient à coups de pots-de-vin !
Au plus fort de l’émotion, qui surgit ? Son Altesse Béru the First. Et que voit-elle dans cette chauffourée ? Sa rombiasse en compagnie de deux mecs ! Il lui place un ramponneau préliminaire à l’œil droit, histoire d’accentuer son maquillage du soir.
— C’est jusqu’un à compte ! prévient-il. J’te vas verser les intérêts d’ r’tard en rentrant.
On assiste alors à une grande, très grande scène de femme outragée. Elle vide son sac, la Gravosse, style benne basculante. Raconte à Taureau Fougueux qu’avec son énorme chopine à écarquiller les honnêtes chattes, il a toujours brossé comme un godemiché ! Mieux vaut prendre un pilon à aïoli dans la moniche que sa rapière de démolisseur ! Après cette expérience, la dame Béru se sait apte à une nouvelle vie sensorielle. Ce prestidigitateur lui a dévoilé des horizezons inconnus. L’y a montré que la baisance, c’était pas de l’embroquage massif, mais du va-et-vient velouté. À compter de tout de suite, Alexandre-Benoît, faut plus qu’y lu joue « j’ sus l’ maît’ à bord ». Finito, c’ temps-là. Quitte à c’ qu’elle s’inscrite au Parti communiss, ell’ f’ra valoir ses droits ! Doré de l’avant, il la nettoyera soi-même personnellement, la merde de ses slips ! Adios, Baby ! Elle le quitte pour toujours ! Viva la libertate !
Il en est anéanti, de ce discours, Sac-à-lard ! Y décèle pis qu’une rébellion : une révolution ! Il hébète ! Voudrait assener des flétrissures ! Ne le peut. Il se croyait Danton, se découvre Louis XVIII !
Le magicien a repris conscience. Il gagne la sortie, suivi de Berthy et du poussah à la fourchette.
Je balance un instant, me demandant si nous devons nous casser ou rester ! J’opte pour la seconde solution : seuls les coupables fuient, l’homme de bonne conscience n’abandonne pas le terrain ! Alors nous rejoignons notre table, très regardés.
Puis l’indifférence humaine reprend le dessus et, très vite, on nous oublie.