Le landau est verni noir, attelé d’un cheval pommelé. Le cocher porte une gandoura de couleur sable et un énorme turban lui compose une tête pour citrouille d’Halloween.
Elle se tient à mon côté, sa main blottie au creux de la mienne. Elle sent la verveine. Elle paraît heureuse, emplie d’une douce félicité, m’man.
Chose inouïe, c’est elle qui a souhaité faire une escapade au Maroc.
Je l’ai déjà amenée deux fois à Marrakech, ma Féloche, aussi ai-je suggéré que nous pourrions aller ailleurs, plus loin : aux Marquises, par exemple, ou à la Guadeloupe ? Mais non : son hobby, c’était la Mamounia, si pleine de charme, et la fabuleuse palmeraie abritant des demeures somptueuses.
Elle venait, m’a-t-elle avoué, de lire le roman d’un magnifique écrivain marocain dont l’action se situait dans cette ville, et désirait voir les lieux si bien décrits par l’auteur.
Notre landau caléchait mollement à travers la fantasmagorie produite par les ombres huppées des palmiers. Partout, ce n’était que grâce et volupté. Nani, nanère…
Le carrosse a ralenti, puis s’est engagé dans une allée bordée de fleurs mauves et bleues. Au bout d’une cinquantaine de mètres s’offrait une ravissante villa mauresque dont la large terrasse proposait une échevelure (voire un échevelage) de plantes et d’arbres exotiques aux senteurs opiacées.
L’attelage a stoppé.
J’ai considéré m’man avec un rien d’effarement.
— Tu veux rendre visite à ton romancier ? ai-je baobé.
— Oui.
Ça m’a soufflé.
— Mais, ma chérie, on ne débarque pas sans crier gare chez quelqu’un, quand bien même on l’admire !
Et alors je me suis tu, sinon ma fosse à cloaque aurait fait des bulles !
Devine qui sort de la maison, Edmond ?
Pantalon de lin blanc, chemise azur, gourmette d’or au poignet ?
Oui, compagnon : Pinaud, dit Pinuche, dit Pinauder, dit la Vieillasse, dit Baderne-Baderne, dit César Pion, dit le Fossile, dit l’Écroulé, dit le Débris, dit l’Ineffable de La Fontaine, dit la Pinasse, dit Branlomanche, dit la Gelée, dit Pissenfroc, dit la Pendouille, dit Gouttaunez, dit la Sucette, dit le Père Laconique. C’est la première fois que je le vois bronzé et rasé correctement.
Il a l’air à l’aise dans une peau taillée sur mesure. Son regard inchiasseux pétille. Il s’avance, en écartant les bras, paré pour l’étreinte des retrouvailles. Mais, à mon bonheur de le retrouver vivant, succède une noire fureur.
— Arrière ! tonné-je. Je ne te pardonnerai jamais ! Tu es une purulence cholérique ! Comment as-tu pu nous plonger dans cette angoisse imprévue aussi bien que mortelle ! Venir jouer au sultan dans ce paradis pendant que nous nous faisions un sang d’encre à cause de ta disparition !
Puis, me tournant vers ma Féloche, très pâle :
— Et tu étais dans le coup, m’man ! Toi, en qui j’ai davantage confiance qu’en Dieu !
Elle se prend à sangloter, la pauvrette.
— Ne la houspille pas ! s’emporte le père Peau-de-Zob. Mme Félicie est une sainte. Tu n’as pas le droit de la faire pleurer !
Je penaude. Saisis ma chère Chérie par l’épaule. Baisotte les cheveux blancs moussant dans son cou.
— Entrons nous expliquer en buvant du thé à la menthe ! pérempte le Dabuche.
Désormais, il a perdu sa voix de saule pleureur et s’exprime en grande clarté. Un peu plus tard, j’apprendrai qu’il a cessé d’écluser, ne s’octroyant qu’une demie de roteux le dimanche afin de glorifier le jour du Seigneur.
Il est net, clair, nous résume sa vie matrimoniale (à ne pas confondre avec Paray-le-Monial). Durant la première partie de leur mariage, son brancard n’a été qu’une épouse affolée par la perspective de la maladie. Elle croyait souffrir de tous les maux homologués, sortant d’un hôpital pour entrer dans une clinique. Et un jour, elle a complètement basculé.
— Je me suis mis à gagner beaucoup d’argent comme tu le sais. Dès lors, Geneviève-Marthe a pris la grosse tête et a radicalement changé. De souffreteuse, elle est devenue pimpante. De prude, elle a tourné pétasse. La vérité est là : je suis le mari bafoué d’une ignoble pute décharnée, dont le corps évidé engloutit tout ce qui passe à sa portée. J’ai tenu le coup longtemps. Maintenant je craque.
« Ta mère, la plus honnête des femmes, a compris ma réaction. Souvent, j’ai pensé en finir avec l’existence. Mais j’ai réalisé que j’étais trop âgé pour me suicider ; supprimer l’ultime tronçon d’un itinéraire ne rime pas à grand-chose. J’ai donc décidé de continuer autrement. J’ai acheté cette délicieuse propriété dans ce coin de paradis. Une jeune femme veut bien se consacrer à ma fin de parcours : Fatima. Je vous la présenterai.
« Dans ce pays de soleil, je me sens enfin protégé, enfin heureux. Je me repose, me fais masser, emmène mon égérie dans les meilleurs restaurants. Je lis énormément et écris un livre de maximes. Je roule dans une Jaguar décapotable. Et, j’ose vous l’avouer, cultive des fleurs. C’est précaire et beau, comme la vie : épanouies à l’aube, fanées au crépuscule. »
Au fur et à mesure qu’il en dévide, une émotion me point. J’ai repris la menotte de Félicie, plus douce qu’un gant de chevreau.
— Oui, je me rends compte, dis-je. Dans le fond, tu as osé faire ce à quoi rêvent la moitié des hommes.
Puis le professionnalisme réapparaît et je vire de bord :
— Tu veux bien nous parler de Las Vegas, César ?
Il a un sourire contrit.
— Explique-moi, insisté-je.
Il se décide, timide, l’air d’un puceau réprimandé.
— Ce voyage collectif, je l’avais prévu pour mettre à exécution mon projet, pensant qu’aux États-Unis il me serait plus facile de m’escamoter sans laisser de trace. Quand ce magicien m’a pris pour cobaye, j’ai su immédiatement que c’était l’occasion rêvée. La notion de « disparition » créait, si je puis dire, le climat favorable.
« Ma participation au tour terminée, j’ai musardé dans les coulisses, suis sorti pour entrer de nouveau dans le music-hall par la porte réservée aux machinistes. J’ai grimpé dans les cintres, m’appliquant à “semer” des indices afin de laisser entendre que j’étais venu là contre mon gré.
« Pendant cette déambulation, le Gladiateur s’est vidé. J’ai patienté pas mal de temps avant de descendre dans les sous-sols à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il me fallait brouiller les cartes. Une fois dehors, j’ai pris un bus de nuit pour Los Angeles et, de là, un Jet pour Londres. Le surlendemain, je gagnais le Maroc où cette maison m’attendait depuis plusieurs mois.
« Voilà toute l’histoire, mon petit Antoine. J’ai tenu à me confier à ta mère et l’ai autorisée à te dire la vérité si mon absence te causait trop de chagrin. Vous voir tous les deux ici prouve que c’est le cas, cela me met du baume au cœur », conclut-il en m’étreignant.
Il ajoute :
— Maintenant, je vais vous présenter Fatima.
Il sort un instant et revient, tenant par la main une créature de rêve. Sans charre, c’est la gonzesse la plus sublissime que j’aie rencontrée. Enfin, une des !
Mais l’heure tourne, mon lecteur chéri, je te la décrirai dans un prochain book car je sens que mes relations avec César vont s’épanouir de plus en plus.
Qu’est-ce que tu veux : je suis comme ça !