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Dans l’appartement, je mets le blocage de sécurité. L’endroit est, je te le répète, fastueux. À l’américaine, hélas ! Les meubles sont laqués blanc avec des dorures à faire caca sur les tapis, lesquels ont des couleurs et des motifs inhumains.

Inspection rapide. Une vaste entrée décorée d’affiches sous verre, un living encombré de matériel professionnel, un minuscule bureau dont l’Allemand doit très peu se servir, une salle de bains pour films érotiques, enfin, et surtout, une chambre immense qui pue la babasse, le chibre, le fion, l’encens, le stupre, plus un tas de malodorances susceptibles de faire dégobiller un huissier de province !

Un grand sentimental, ce dompteur-prestidigitateur : ses murs sont garnis d’immenses photos des animaux qui lui servirent de partenaires au long de sa prestigieuse carrière. Outre son ours actuel, je découvre un tigre immaculé, une chèvre naine, une oie de Foix, un alligator Hermès, une autruche et un berger allemand (ou issu de germain).

Tandis que je passe cette étrange revue, je perçois un frôlement sur mes échasses. Sursaut de l’homme d’airain ! Je baisse la tête. Qu’avisé-je ?

Si tu devines, je te paie des bugnes.

Un serpent constrictor, mec !

Dans une chambre à coucher, ça impressionne davantage que dans la forêt équatoriale. Tu parles d’un motif ! Doit mesurer au moins trois mètres, ce bestiau sans pattes !

Il me rampe sur les targettes. Alors, mécolle, mammiférien à outrance auquel les reptiles flanquent la chiasse verte, je réagis comme un endoffé et je shoote dans ce long tuyau recouvert d’écailles.

Misère ! Que viens-je de faire là !

V’là tous ces sacs et ceintures en devenir qui me prennent à partie ! Le temps de réciter mon acte de « constriction », je suis chaudement habillé pour l’hiver d’un pardingue en peau de boa, des chevilles au menton ! Le sentiment de m’enfoncer dans une broyeuse vivante qui triture le moindre centimètre cube de mon être ! Me jette au sol, me déglingue ! Me tréfile ! M’élongue ! À ce train-là, je serai plus long que lui dans quelques instants ! Pour m’évacuer, faudra m’enrouler comme un cordage. On m’enterrera dans une grande boîte pour copies de films.

Je suis bloqué, moi qui débloque sans arrêt ! je n’ai que le bras droit hors de cette gaine vivante car il était levé au moment où l’animal m’a emparé. Je ne dois pas disposer de plus d’une ou deux minutes avant de périr étouffé.

Gisant sur la descente de lit, j’attrape un paturon de la table de chevet, tire dessus. Le petit meuble se renverse. Une pluie de préservatifs choit. Parmi eux, tu sais quoi, François ? Un pistolet, mon drôle. D’assez belle prestance : crosse gaufrée, détente en acier bleui. Ma paluche libre s’en saisit. J’applique l’orifice du pétard contre l’énorme tube de chair qui m’enserre.

Feu !

Une gerbe de sang m’éclabousse. Une gigantesque secousse dénoue l’effroyable bestiole. Le reptile blessé se tord, se déroule, fouette la chambre à tout va, compose une série de 8, puis le sigle des jeux Olympiques. Il est tellement puissant dans la souffrance qu’il brise : les meubles, les tableaux, les miroirs, les vitres, ce qui l’entaille un peu partout…

Devant cette terrifiante tornade, je m’affole. Je veux en finir avec ce monstre. Lui faire éclater la tronche me semble le plus judicieux. Seulement, si tu veux bien l’admettre, la tête, c’est ce qu’il a de plus petit, le serpent. Et comme il se trémousse follement, impossible de la prendre en photo ! Je n’ai que des nœuds de chair écaillée à portée. Et je connais ballepeau à l’anatomie du boa ! Le cœur, je ne sais fichtre pas à quel niveau il se situe dans cette lance d’arrosage !

Reusement, Monsieur Bon Dieu, qui a déjà pardonné mes écarts de foi, vient à mon aide. L’idée géniale, c’est Lui qui me la souffle. Je vais à l’une des larges fenêtres à guillotine (comme toujours dans les patelins anglo-saxons) et l’ouvre au max. N’après quoi, je ramasse un gros briquet d’argent rehaussé de jade, l’actionne. Une discrète molette permet d’en régler la flamme. Je monte cette dernière. Un vrai chalumeau ! L’approche du constrictor ! Oh ! qu’il déteste ça ! Il s’agite plus fort encore ! Se noue serré ! Forme une masse grouillassante. Inexorable, je le refoule avec ma lampe à souder jusqu’à la fenêtre ouverte. Cézigus sent l’air frais de la noye, se précipite. Ça s’opère kif un tour de magie à M. Liebling. D’un seul coup, d’un seul, le snake disparaît, comme happé par le vide lumineux et l’infernal vacarme de la circulation…

Je me penche au-dessus de la street, distingue une guirlande ronde attirée par les profondeurs et qui s’engloutit dans une flambée de néons apocalyptiques.

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