Il paraît gentil, l’ours. À preuve, c’est le jouet du premier âge. Son pelage épais, son air rigolard et sa démarche de gros plein-de-miel inspirent confiance.
Seulement il a quarante-deux dents et aime s’en servir. Alors tu penses : bonne nuit les petits, mon cul ! Martin, t’as pas intérêt à le réintégrer dans les Pyrénées.
Redoutable jusque dans le jeu de Scrabble qui ne comporte pas deux « Z » pour pouvoir écrire « grizzli », il t’arrache la tronche d’un coup de patte, comme toi l’aile d’un ortolan. Faut se rendre à l’évidence : nounours est un fauve plus sanguinaire que ceux d’Afrique et du Bengale.
Celui de mon histoire est un ours blanc du nom savant de thalarctus maritimus. C’est précisé dans le programme. Superbe mâle de trois ans, il a été découvert sur je ne sais quelle banquise arctique où il se faisait chier à attraper des poissons par un trou pratiqué dans la glace.
Ses chasseurs faillirent l’épeausser pour le transformer en descente de lit mais, impressionnés par sa taille, ils jugèrent qu’il rapporterait davantage de blé sous un chapiteau que dans la chambre à coucher d’une vieille pétasse. Le brave Martin s’est retrouvé à Hambourg.
Dans un premier temps, le zoo voulut l’acquérir. Heureusement pour mon récit, un jeune mec, beau comme une bite d’archange était là, qui surenchérit jusqu’à l’obtenir. Ce garçon, dont je te fais état, était le fils cadet du plus important des brasseurs allemands. Il consacrait sa vie au cirque et à l’enculage à sec d’obèses (des deux sexes) rencontrés au hasard de ses pérégrinations. Le bruit court que ce magnifique éphèbe aurait rendu mère Daisy Bringer, la femme la plus grosse des U.S.A. (460 kg avec sa culotte). Mais c’est là un ragot de couloir (à lentilles) car notre dompteur n’a jamais reconnu le fruit de ses amours.
Cet Adonis s’appelle Erwin Liebling. Il est plus blond que blond, se fait décolorer entièrement (poils pubiens et culiers compris).
À la piste et à la ville, il est habillé de blanc et se change sitôt qu’une infime tache souille ses vêtements.
Cette maniaquerie faillit lui causer des désagréments, le jour où il planta son couteau dans le ventre d’un serveur de restaurant qui avait renversé le contenu d’une saucière pleine de coulis de tomate sur son plastron. Fort heureusement, l’employé portait un bandage herniaire ce qui valut au dompteur d’éviter la prison.
Son ours blanc lui permit de réaliser le tour de magie le plus extraordinaire jamais présenté dans un music-hall. À vrai dire le plantureux plantigrade n’était pas pour grand-chose dans le succès du dompteur, mais sa masse immaculée et son air bonnasse en renforçaient l’impact.
Le numéro s’opérait ainsi : on amenait sur la scène une énorme cage de verre qu’on plaçait sur des tréteaux nickelés. Liebling démontrait, en tournant autour, puis en passant dessous, sa parfaite transparence et l’impossibilité d’un double fond. Il faisait grimper le thalarctus maritimus à l’intérieur. Deux gracieuses assistantes intervenaient alors et tendaient un immense châle devant les parois vitrées. L’artiste immaculé comptait jusqu’à trois, puis d’un geste délicat, il leur arrachait l’étoffe, laquelle disparaissait instantanément. Stupeur ! La caisse en verre était vide. L’Allemand claquait des doigts et l’ours surgissait des coulisses, habillé en magicien : smoking et gibus noirs, déclenchant une formidable ovation.
Erwin passait à la seconde partie de son tour. Pendant que son animal retournait derrière la scène, il recrutait un volontaire dans la salle ; il ne s’agissait pas d’un compère. Il le choisissait pittoresque pour que le public puisse en rire. Il invitait l’homme à s’installer dans la cage. Les deux filles revenaient, déroulaient leur tissu. Le « Maître » comptait à nouveau et s’emparait du châle, le transformant en drapeau américain. Cette fois l’ours se trouvait à la place du volontaire. Le mot « magie » était le seul dont on pouvait qualifier un tel exercice.
Erwin Liebling acquérait rapidement une renommée universelle. Il avait décidé de ne se produit qu’à Vegas dont il devenait l’une des incontournables gloires. Les obèses abondaient aux States pour sa plus grande jouissance.
Au moment où débute cet admirable récit, il avait pour maîtresse un « sang-mêlé » d’une demi-tonne, appartenant au même spectacle que lui. L’individu arrivait dans un palanquin véhiculé par une dizaine de porteurs athlétiques. Son rôle consistait à dévorer un porcelet vivant devant l’assistance. Le goret poussait des cris atroces que le balèze lui mangeait dans la hure. La ligue protectrice des animaux voulut faire interdire l’exhibition, mais le représentant de la loi, mandaté pour la circonstance, avait constaté que la bête sacrifiée était en réalité un faux cochon de brioche et de sirop de groseille, astucieusement articulé, dont les cris d’agonie étaient assurés par un enregistrement dissimulé entre les cuissots du boulimique. Ce dernier avait immédiatement mobilisé la sexualité particulière d’Erwin, qui le prenait plusieurs fois par jour, soit par l’anus, soit entre les bourrelets de sa chair, génératrice de replis profonds auxquels l’Allemand confiait sa semence.
En dehors de ces surprenantes étreintes, le fils du brasseur s’affichait en compagnie de pin-up tapageuses qu’il ne touchait pas. Il les comblait de cadeaux, les gavait de champagne et se laissait photographier avec ces donzelles de magazines pour asseoir son standing.
Tels se présentaient les faits lorsque nous débarquâmes dans la vie de « l’homme en blanc ».
Je dis « nous » car je n’étais pas seul, tant s’en faut ! Nous étions redevables de ce voyage collectif aux U.S.A. à Pinaud appelé là-bas par ses affaires américaines.
Tu dois te souvenir, ô mon lecteur comblé, que la Pine, dit la Vieillasse, a fait fortune sur le tard aux États-Unis grâce à deux idées que n’eût pas désavouées Christophe Colomb[1]. À cause de ce concept génial, le doux César perçut des dividendes forcenés qui modifièrent sa vie : appartement de grande classe à la Muette, domestiques, Rolls, suceuses de luxe, vêtements de chez Zili, villa sur la Côte d’Azur, caviar, montres Cartier, manteau de zibeline à médème, thermalisme de haut niveau, chien de concours, shampooing au foutre de puceau ; tout ! Que dis-je : Tout !
Chaque année, la société en question organise un symposium dans quelque lieu touristique des States. Fastueux, notre cacochyme ami a tenu à nous offrir le voyage, aux Bérurier et à moi. M’man a décliné l’invitation because une crise aiguë de rhumatismes, si bien que nous débarquâmes à cinq dans cette ville insolite. Joignant l’utile à l’agréable, nous y menions grande vie. Pinuche ne lésine pas. Il sait jouir de sa fortune et en faire profiter les amis.
Ce soir-là, il a pu obtenir des places au marché noir pour le Gladiateur, le meilleur music-hall de Las Vegas où se produit notre roi des prestidigitateurs, flanqué de son fameux ours blanc « Pussy ». Le numéro est remarquable et fait chanceler la raison. Le public reste incrédule devant des sortilèges défiant l’entendement. Le bel éphèbe blond évolue avec grâce. Il parle peu, agit avec précision, ponctue ses gestes de brefs commentaires ironiques.
Tous les spectateurs en bavent des ronds de serviettes, à l’exception d’Alexandre-Benoît qui joue à l’esprit fort. « C’est pas marle, y a un truc ! » affirme-t-il à voix haute, qu’à la fin, n’en pouvant plus, je le rembarre :
— C’est bien parce qu’il y a un truc que le numéro est exceptionnel, Pine d’Âne !
Invaincu, il continue de faire la moue. Ses sarcasmes me battent les roustons jusqu’à la hauteur des genoux, aussi lorsque l’artiste réclame un « volontaire » lui adressé-je de grands gestes pour mobiliser son attention. Ce prince du mystère m’avise et vient à nous.
— Vous, monsieur ? me demande-t-il.
— Non, mon ami ici présent, rectifié-je.
Il mate l’Ignominieux et esquisse une moue réprobatrice.
— Je crains que la corpulence de votre compagnon n’enlève de la légèreté à ma démonstration. Par contre, poursuit-il en mettant la main sur l’épaule de César, ce gentleman fera merveilleusement l’affaire.
Toute la salle applaudit et Pinuche se laisse embarquer sur la scène, effarouché mais pas mécontent de son succès. Une fois sous les feux de la rampe, il salue la foule puis envoie un baiser à son épouse du bout de ses doigts jaunis par la nicotine.
Le Maître l’aide à s’installer dans la cage. Les deux gonzesses en maillot fluorescent développent leur large châle destiné à masquer la boîte de verre. Herr Liebling saisit l’étoffe par le bas. À l’orchestre, un roulement de tambour, ponctué d’un coup de cymbale. Poum ! Le tissu se met à flotter au-dessus de la salle. Tu sais quoi, Benoît ? Oui, puisque je te l’ai déjà dit plus haut : il s’est changé en immense drapeau américain. Le public frénétique des paumes. Et puis se fige en réalisant que la vieille ganache n’est plus dans la caisse mais, qu’à sa place, il y a l’ours placide, immaculé des crocs jusqu’au bout de la zitoune.
Re-ovations !
Clameurs ! Sifflets, car en Ricanerie c’est ainsi que l’on marque sa satisfaction.
L’Allemand salue, l’ours également et aussi les deux grognasses. La musique attaque l’Hymne à la Paix. Des jeux d’éclairage rythment les vivats. Erwin Liebling en bande dans son falzar. Un haut-parleur beau parleur annonce que l’artiste signera ses photos au foyer. Des nanas dépoilées un max se mettent à proposer du pop-corn d’abondance. Le public en achète par seaux de plastique de cinq litres ! Geneviève-Marthe Pinaud, enamourée, commente la prestation de son époux valeureux. L’allure qu’il avait, ce Vieux Con, dans les projecteurs !
Elle a hâte qu’il réapparaisse pour lui sauter au cou, lui rouler la pelle du vainqueur.
Seulement il tarde.
Il ne revient pas.
On ne le reverra que deux mois plus tard.
Sur un autre continent.