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Je me mets à l’attendre dans le bureau des deux secrétaires, lesquelles se sont « rapapillotées », disait ma grand-mère[7].

Elles chialent d’abondance, avec tant d’énergie que Salami n’ose même plus leur filer un coup de menteuse dans la gorge du dindon.

Ces chougneries me battent les reliquaires. Tu parles qu’elles devaient l’aimer à la folie, ce forban de Manzoni ! J’ai idée qu’elles s’apitoient surtout sur leur situasse compromise.

Mon valeureux toutou égoutte son panoche sur mes pompes. Il a chaud et s’emmerde, deux bonnes raisons d’aimer Contrex.

Malgré sa promesse, Kesselring n’arrive pas. Dans la pièce du carnage, ça ne chôme guère : des zigotos à brancards, des photographes en surnombre, un chenil d’apocalypse ! Ça tubophone à outrance, sur des chiées d’appareils amenés en renfort. Les actualités télévisées, d’autres, seulement radiophoniques. Des gonzesses de la presse à sensation, vachement plus culottées que les mecs !

Ça finit par me passer les testicules au moulin à légumes, ces sanglantes histoires.

Et mon vieux Pinuche, qu’en est-il advenu dans ce patelin de l’An 3000 ? Et cette monstrueuse hécatombe, qu’on paraît m’offrir en manière de divertissement, tel un impromptu signé Al Capone au lieu de Molière ?

Vivement la classe ! J’en ai plein mes hauts-de-chausses.

N’y tenant plus, je quitte le secrétariat où l’on m’a cantonné et pars à la recherche du flic qui a tenu à pianoter soi-même sur mon téléphone tout à l’heure.

— On vient de m’appeler sur mon portable pour me fixer rancard dans le hall de Radio-City, l’informé-je.

— Qui ?

— La personne de tout à l’heure, évasivé-je. Vous permettez que je file ?

— On a vos coordonnées ?

— Vous le savez bien !

— En ce cas, c’est O.K.

Ne me le fais pas répéter. Pas besoin de siffler Salami : il a déjà sa truffe dans mon pot d’échappement.


La rue me ravigote. C’est que je commençais à déprimer chez feu Nello !

Je longe la file de camions et cars coagulés par l’événement. Au moment où je presse le pas, j’avise une bagnole de police caparaçonnée de projos et gyrophares. Un flic grand comme la statue de la Liberté y est adossé, me regardant venir.

Lorsque je parviens à sa hauteur, il ouvre la portière avant côté passager.

— Putain ! Vous en avez mis du temps ! fait-il d’un ton rageur.

— Mais c’est Kesselring que j’attendais chez Manzoni ! rétorqué-je. C’est ce qui fut convenu !

— Alors j’ai mal compris les ordres du patron, rengracie le gussier en comparaison duquel Schwartzenegger pourrait tenir le rôle d’un nain de Blanche-Neige dans une matinée enfantine.

Il ajoute :

— Le Boss n’a pu venir lui-même !

Je m’installe, lui idem, et on décarre dans un déferlement de sirène qui auraient donné à Beethoven l’impression d’avoir recouvré l’ouïe.

— Où allons-nous ? proféré-je.

— Chez lui, justement.

— Il ne s’occupe pas de cette nouvelle affaire ?

— L’est en vacances depuis ce matin, pour dix jours.

— Il a de la chance.

On frictionne sur le macadam, après avoir largué la ville du toc. Tous ces mecs agrippés à des machines à sous ou qui blêmissent autour d’un tapis vert me filaient la nausée.

Le grand mec a conservé sa sirène hurlante et ne s’occupe pas du compteur de vitesse. J’ai jamais eu confiance dans ces caisses ricaines dont la tenue de route dansante ramène l’estomac au niveau de la glotte.

— Il habite la campagne ? m’informé-je.

— Le plus possible, mais il a un pied-à-terre à Vegas.

— Il m’a appris qu’il était marié.

— Exact.

— Elle ressemble à quoi, Mme Kesselring ?

— À personne d’autre qu’à elle-même, heureusement. Quand il l’a épousée, elle venait d’être élue Miss Pacific.

— Chapeau ! Il a des dons de séducteur cachés, car en fait d’Apollon…

— Il en a, affirme mon chauffeur avec détermination.

Le paysage s’élargit de plus en plus ; les Rocheuses s’épanouissent, formidables. Leurs cimes enneigées étincellent au soleil. Bientôt nous quittons l’autoroute pour une voie plus pondérée. De vastes propriétés surgissent dans des vallons enchanteurs ou sur des collines aux formes arrondies. La végétation est luxuriante ; partout, ce ne sont que conifères d’un vert argenté, érables rouges, houx massifs ingénieusement taillés. Les toits sont en chaume. Les barrières d’enceinte peintes en blanc. Faut reconnaître : le fric sait tirer parti de tout, y compris de la nature.

— Pas mal, le patelin, apprécié-je.

Je me retiens d’ajouter que les poulets doivent être douillés comme des pédégés pour pouvoir s’offrir de telles crèches !

Mon driver ralentit et s’arrête devant un portail coulissant. Léger coup d’avertisseur : le panneau de deux tonnes se met en mouvement, et découvre un parc admirablement complanté avec, au centre, dans une clairière de rêve, une demeure tellement « aboutie » que « le Roi Soleil » s’y sentirait aussi frustré que dans le château de Fouquet.

On se range au bord de la terrasse en pierres blondes. Kesselring surgit, impec dans un short écossais qui lui arrive aux genoux, et une limouille de lin blanc. Un sourire épanoui fait rutiler les carats emplissant sa bouche.

— Bienvenu, chez confrère ! me dit-il avec une chaleur inconforme à sa nature.

Serrements du jeu de paumes.

— Classe, votre gentilhommière ! complimenté-je. Si notre ministre de l’Intérieur possédait une telle propriété, il serait emprisonné !

— Les Français n’ont jamais rien compris au capitalisme, m’assure mon homologue. Chez vous, les nantis ont le tempérament socialiste, et le peuple des instincts bourgeois.

Me saisissant familièrement par le bras, il déclare en m’entraînant :

— Entrons, je vais vous présenter à ma femme.

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