Je vais vous présenter à ma femme !
Le nombre de gonziers m’ayant sorti ça !
Première strophe d’une romance : mes plus chouettes maîtresses, c’est toujours leurs époux qui me les ont fait connaître, comme pour s’assurer qu’elles allaient tomber entre de bonnes mains !
Lorsque je rencontre leur dame, après ce préambule incontournable, je suis déjà conditionné, paré pour les manœuvres de printemps. Oh ! ces regards échangés ! brefs et intenses, où le programme est clairement exposé, délibérément accepté.
« — Mes hommages, madame. »
« — Enchantée de vous connaître[8]. »
Nous pénétrons dans le living auquel je m’attendais : peint en blanc, tapis rouges, meubles design, toiles tarabiscotées au modernisme éculé comme les brodequins du curé d’Ars que le diable a tellement fait chier, le pauvre ! Une téloche à l’écran plus vaste que celui du Gaumont Palace et, devant ledit, une femme brune dans un fauteuil d’infirme !
Nous avançons ; elle tourne la tête.
Oh ! la très belle créature ! Si très belle que mon zigomuche farceur n’a même pas un tressaillement et reste tout con dans mon bénoche. Tu te rappelles Caroline de Monaco quand elle était jeune ? Eh bien, elle ! Visage harmonieux, regard sombre, à la fois intense et langoureux. Une bouche que tu voudrais bouffer. Et tout le reste à l’avenant ! Le buste est superbe ! Le ventre ? Plat, mon pote ; si tu le contrôlais au niveau de maçon, la bulle resterait au milieu.
Seulement, Achtung ! Descends pas davantage, t’aurais trop de chagrin ! ELLE N’A PLUS DE GUIBOLLES ! J’entends « à elle ». Car on ne peut appeler jambes cet appareillage relevant de la robotique. Matière plastique et acier ! Sangles de cuir ! Joyeux anniversaire et bonne allée, grand-mère !
Je pantoise kif le prince Charles le jour où il apprit qu’il était issu d’un clonage. Finis par m’incliner. Puis, murmurer :
— Mes hommages, madame !
Et elle de répondre :
— Je suis enchantée de vous connaître !
Mais comme elle le dit en américain, c’est moins grave.
— Ma femme se prénomme Mary, ajoute l’homme aux ratiches d’or.
— Le plus beau prénom du monde, dégaufré-je à sec.
En songeant, le cœur plus serré que la taille d’un danseur de flamenco : « Pauvre fille exquise dont la jeunesse se flétrit dans sa fleur trop tôt moissonnée ».
— Que prenez-vous ? demande l’époux. Bourbon, gin, cocktail ?
— Ce que vous voudrez.
Il se rend à un bar vitré bien garni. Ils en possèdent tous dans ce pays dès l’instant qu’ils sont ni réfugiés cubains, ni livreurs de pizzas. Se consacre à des mélanges plaisants à l’œil et cuisants au gosier.
Je me concentre sur son épouse. Feindre de ne pas s’apercevoir qu’elle a des jambes en fer serait sans doute charitable, mais profondément hypocrite. Aussi, l’homme entier (au sens d’étalon) que je suis ne peut-il s’empêcher d’interroger :
— Un accident ?
— Non, répond-elle avec un tragique enjouement : c’est volontaire.
J’en reste sidéré.
— Pouvez-vous m’expliquer ?
— Sans problème : je me suis allongée sur une voie ferrée en gardant mon buste hors des rails.
— C’est abominable !
Une femme aussi exceptionnelle ! Quelle raison peut justifier un tel acte ?
— Je n’ai pas eu le courage de mettre « complètement » fin à mes jours.
— Vous avez préféré vous mutiler !
— Elle vous raconte sa folie ? intervient Ray, bourru. Malheureusement, je n’étais pas là pour l’empêcher de la commettre : un séminaire à Hong-Kong. Elle possédait des jambes admirables, et maintenant je suis marié à une armure !
Je ne réponds pas, atterré par cette révélation. Soudain, Mary se met à regarder la télévision, bien me signifier que je dois lui lâcher… j’allais dire : « les baskets » !
Une habitude déconcertante des Ricains : ils se gavent de haricots rouges mais ne pètent pas davantage que les lords d’Angleterre quand ils sont en séance.
Je vois mon pote Kesselring : il m’a invité à bouffer et, en l’absence de domestique, a ouvert une grande boîte d’un cassoulet capable de transformer n’importe quel aérophage en mitrailleuse et, pour succéder, du pudding en conserve ! Le tout arrosé de bière ; tu mords la quiétude de tes entrailles après semblable festin ?
Prudente, l’adorable cul-de-jatteuse s’est contentée de salade non assaisonnée et d’une pomme californienne. Mon rêve serait qu’elle retourne à sa télé et branche un film de guerre, me permettant ainsi une libération partielle de mon gros côlon ! Encore faudrait-il une superproduction à l’action intense ! Pas de la broutille genre Guerre des Malouines, mais plutôt Apocalypse Now, ou alors Les Apaches attaquent à l’aube.
Mon confrère vient à mon secours en craquant un vent dont le volume équivaut au contenu d’un jéroboam. Rassuré par ce précédent, je me relâche à vents feutrés.
Lorsque nous sommes seuls et « déventés », j’attaque mon compte rendu de l’affaire Manzoni. Il m’esgourde avec sérieux, malgré nos échanges flatulents susceptibles d’ouvrir un nouveau mode d’expression aux muets accidentels.
— Pourquoi lui avoir rendu visite ? demande-t-il à l’issue de mon rapport.
— Parce que je cherche toujours mon vieux camarade Pinaud. Un pressentiment me dit que ce putain de music-hall a joué un rôle déterminant dans sa disparition, aussi ai-je tenu à discuter du problème avec son propriétaire. Logique ?
— Que vous en a-t-il dit ?
— Il a prétendu tout ignorer de la question et je l’ai pensé sincère. Il a mandé le directeur de l’établissement, un certain Weston. Mais à cause de la putain de langouste, ces deux messieurs ont explosé avant de parler.
Il réfléchit, réprimant de légers mouvements de tête.
— Si on buvait un baccardi ? suggère mon hôte.
— Je n’ai rien contre.
Pendant qu’il barmane, j’appelle l’hôtel Gamma et réclame la chambre de Bérurier. Ça sonne, mais personne ne répond. Me rabats alors sur celle de Jérémie (ex-Pinuche). Le Noirpiot émerge depuis peu des vapes.
— Ma fatigue était si grande que je n’arrivais pas à trouver le sommeil ; alors j’ai éclusé une demi-bouteille de gin et je suis devenu plus insensible qu’un minéral. Où es-tu ?
— Chez le chef de la Police.
— Pépins ?
— Non. Au contraire, ça baigne !
— Salami est avec toi ? s’inquiète-t-il.
— Oui, dis-je inconsidérément car, en fait, je ne l’ai plus revu depuis mon arrivée dans cette maison.
— Quel est le programme ?
— M’attendre.
— Je vais me plumer.
— Paie-toi un rab de dorme ou visionne la téloche.
— Elle n’est pas regardable ici, et je n’ai plus sommeil.
— Alors va faire de la musculation au gymnase de l’hôtel.
Je raccroche. Pourquoi suis-je angoissé brusquement, comme si le ciel devenait tout noir ?
Ah oui ! Salami. Par Saint Médor, il est bel et bien monté avec moi dans la tire du grand Royco !
— Je me demande où est passé mon chien, fais-je à mon hôte qui revient avec deux baccardis tassés.
Il rit :
— Ne vous tracassez pas ; mon voisin possède une paire de levrettes, l’une des deux doit avoir ses chasses.
Des levrettes ! Pas tellement son genre, à mon traversin. La baise sur échasses n’est pas son blaud.
— Si vous le permettez, je vais tout de même essayer de l’appeler, m’obstiné-je en me dirigeant vers la porte-fenêtre.
À cet instant s’opère un fait peu ordinaire. Un grondement, un bris de vitres et de bois. Faut que je te raconte presto, sinon tu vas t’étrangler avec le manche de ton esquimau.
Sais-tu ce qui vient d’intrusionner dans ce bath living ? Un motard, mon drôle. Authentique chevalier des enfers. Non ! Erreur, je dis faux dans ma précipitance : deux motards. Bolides et combinaisons noirs, casques rouges !
Déglingue générale ! En dix secondes, la pièce est obscurcie par les gaz d’échappement. Les « anges de la mort » foncent à travers le salon, escaladent les sièges, percutent les meubles, brisent les objets, font éclater les miroirs. C’est du vandalisme poussé jusqu’au délire ! Véritables acrobates, ils décrochent les tableaux des murs et les crèvent sur la pointe de leurs bottes.
La déjambée hurle. Son vieux, toujours en bermuda, saisit le goulot presque inexistant d’un flacon de gin pour en faire une matraque, mais l’un des attaquants lui fait éclater la tronche d’une bastos au calibre exceptionnel.
Le même se rue sur moi. Je plonge, mais trop tard : une locomotive me percute. Je suis soulevé du sol et catapulté dans l’âtre, heureusement éteint. Ma théière file à la rencontre du néant.
Je m’y engouffre.