Mes parents m’ont quitté pour mourir dans un accident de circulation et on m’a placé d’abord dans une famille, puis une autre, et une autre. Je me suis dit chic, je vais faire le tour du monde.
J’ai commencé à m’intéresser aux nombres, pour me sentir moins seul. À quatorze ans, je passais des nuits blanches à compter jusqu’à des millions, dans l’espoir de rencontrer quelqu’un, dans le tas. J’ai fini dans les statistiques. On disait que j’étais doué pour les grands nombres, j’ai voulu m’habituer, vaincre l’angoisse, et les statistiques, ça prépare, ça accoutume. C’est comme ça que madame Niatte m’a surpris un jour debout au milieu de mon habitat, à me serrer dans mes bras tout seul, à m’embrasser, à me bercer presque, c’est une habitude d’enfant, je sais bien et j’ai un peu honte. Avec Gros-Câlin, c’est plus naturel. Quand je suis tombé sur lui, j’ai tout de suite compris que tous mes problèmes affectifs étaient résolus.
J’essaye cependant de ne pas pencher d’un seul côté et d’avoir un régime équilibré. Je vais régulièrement chez les bonnes putes et je tiens à proclamer ici, que j’emploie ce mot généreux « putes » avec son plus noble accent de reconnaissance, d’estime publique et d’Ordre du Mérite, car il m’est impossible d’exprimer ici tout ce qu’un homme qui vit dans la clandestinité avec un python ressent parfois dans nos circonstances. C’est quand même une façon de faire le mur. Le cœur des putes vous parle toujours, il suffit de mettre l’oreille, et il ne vous dit jamais d’aller vous faire voir. Je mets l’oreille dessus et nous écoutons tous les deux, avec mon sourire. Je dis parfois aux filles que je suis étudiant en médecine.
En attendant, je m’installe dans un fauteuil, je prends Gros-Câlin et il met son bras de deux mètres vingt de long autour de mes épaules. C’est ce qu’on appelle « état de besoin », en organisme. Il a une tête inexpressive, à cause de l’environnement originel, évidemment, c’est l’âge de pierre, comme les tortues, les circonstances pré diluviennes. Son regard n’exprime pas autre chose que cinquante millions d’années et même davantage, pour finir dans un deux-pièces. Il est merveilleux et rassurant de sentir chez soi quelqu’un qui vient d’aussi loin et qui est parvenu jusqu’à Paris. Cela donne de la philosophie, à cause de la permanence assurée et des valeurs immortelles, immuables. Parfois, il me mordille l’oreille, ce qui est bouleversant d’espièglerie, lorsqu’on pense que cela vient de la préhistoire. Je me laisse faire, je ferme les yeux et j’attends. On aura compris depuis longtemps par les indications que j’ai déjà données que j’attends qu’il aille encore plus loin, qu’il fasse un bond prodigieux dans l’évolution et qu’il me parle d’une voix humaine. J’attends la fin de l’impossible. Nous avons tous et depuis si longtemps déjà une enfance malheureuse.
Souvent, je m’endors ainsi, avec ce bras de deux mètres de long qui m’entoure et me protège en toute confiance, avec le sourire.
J’ai pris une photo de Gros-Câlin endormi autour de moi dans le fauteuil. J’ai voulu la montrer à Mlle Dreyfus mais j’ai eu peur qu’elle renonce à moi en croyant que j’étais déjà pourvu. J’aurais pu évidemment lui expliquer que ce n’était pas une question de longueur de bras, seulement d’aspiration et du sentiment qu’on y met, mais il ne faut jamais risquer d’éveiller chez quelqu’un un sentiment d’infériorité.
Il est cependant évident que les rapports exceptionnels que j’entretiens avec Gros-Câlin me coûtent cher. Très peu de jeunes femmes, ainsi que je l’ai déjà exposé en connaissance de cause, accepteraient de partager la vie d’un python. Cela demande beaucoup de tendresse et de compréhension, c’est une véritable épreuve, un test, ça prouve. Pour franchir une telle distance d’une personne à une autre avec python, il faut un vrai élan. Je suis sûr et certain que Mlle Dreyfus en est capable et qu’elle a d’ailleurs un avantage au départ à cause de ses origines communes.
Je me réveille parfois dans mon fauteuil car Gros-Câlin dort si fort qu’il risque de m’étrangler. C’est l’angoisse et je prends deux valiums, puis je me rendors. Le professeur Fischer, dans son ouvrage sur les pythons et les boas, nous dit qu’ils rêvent aussi. Il ne nous dit pas de quoi. Mais moi j’ai ma conviction là-dessus. Je suis sûr que les pythons rêvent de quelqu’un à aimer.
C’est chez moi une certitude.