En rentrant, comme à propos, je trouvai sous la porte une feuille jaune : l’État des choses était venu chez moi pour me recenser. Je remplis la fiche avec empressement, car cela peut être utile en cas de doute, au cas où il faudrait prouver mon existence. Lorsqu’on va sur les trois milliards, avec six milliards prévus dans dix ans, on a beaucoup de mal, à cause de l’inflation, de l’expansion, de la dévaluation, de la dépréciation et de la viande sur pied en général.

On était vendredi et Mlle Dreyfus devait me rendre visite le lendemain à cinq heures.

Je fis des préparatifs. Je ne cherchais pas à impressionner Irénée par des artifices de présentation et de mise en valeur. Je voulais être aimé pour moi-même. Je me bornai simplement à prendre un bain prolongé pour laver les dernières traces du tuyau de canalisation. Je fus tiré de mon bain par un coup de téléphone, c’était naturellement une erreur, et à force de répondre toujours « c’est une erreur », je commence souvent à me sentir comme ça, je veux dire, comme une erreur. Je reçois un nombre incroyable d’appels téléphoniques de gens qui ne me connaissent pas et ne me demandent pas, je trouve ces tâtonnements à la recherche de quelqu’un très émouvants, il y a peut-être un subconscient téléphonique où s’élabore quelque chose de tout autre.

Je plaçai sur la table un petit verre avec des muguets et je disposai sur la nappe mon service de thé pour deux personnes, avec deux serviettes rouges en forme de cœur. Le service de thé pour deux personnes est en ma possession depuis fort longtemps déjà, car il convient de prodiguer à la vie les marques de confiance auxquelles elle est habituée et qui parfois réussissent à l’attendrir. Je ne savais pas du tout ce qu’il fallait servir avec le thé et je pensai à toutes les difficultés que j’avais eues à me faire aux habitudes alimentaires de Gros-Câlin, mais Mlle Dreyfus habitait déjà sous nos latitudes depuis longtemps et j’étais certain qu’elle s’était acclimatée et mangeait un peu de tout.

Je dormis fort peu, me préparant à la rencontre, avec des sueurs froides, car j’étais persuadé que Mlle Dreyfus allait vraiment venir et quand on a attendu l’amour toute sa vie on n’est pas du tout préparé.

Je réfléchissais, je me disais que ce qui manquait surtout pour le bon fonctionnement du système, c’était l’erreur humaine, et que celle-ci devait intervenir d’urgence. Mais enfin, comme l’avait dit Gros-Câlin, « pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils sont ». Je me permettrai également de faire remarquer à mes élèves, au cas où la publication du présent traité me vaudrait une chaire au Muséum, que la fin de l’impossible peut s’observer à son état printanier et prémonitoire sous les marronniers, sur les bancs du Luxembourg et dans les portes cochères, c’est ce qu’on appelle justement des prologomènes, de l’anglais, prologue aux men, hommes, au sens de pressentiment.

Passons maintenant à l’erreur humaine en question.

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