J’ai passé une nuit formidable. Ça chantait en moi avec chœurs et tympans, tous en costumes folkloriques, c’était la fête, toutes les places étaient prises jusqu’au moindre recoin. Je souriais dans le noir avec applaudissements. Parfois je sortais pour saluer. J’avais placé le bouquet de violettes dans un verre d’eau, car il ne leur en faut pas davantage. C’est fou ce qu’une présence féminine peut faire pour un intérieur.

Je fus sur le palier du neuvième étage à huit heures quarante-cinq, pour le cas où Mlle Dreyfus serait en avance, dans son impatience. Je me tenais prêt à ouvrir devant la porte de l’ascenseur, le bouquet de violettes à la main.

Neuf heures, neuf heures cinq, rien. Les autres employés arrivaient les uns après les autres et je finis par ne plus leur ouvrir la porte, pour éviter l’infériorité.

Neuf heures quinze.

Vingt.

Rien.

Eh bien, je ne me suis pas replié. J’ai tenu bon, sans céder un pouce du terrain plutôt que de reculer, malgré les sourires amusés, sans céder à leur caractère humain, inhumain, enfin, l’un dans l’autre. Avec le bouquet de violettes, qui continuait à sentir bon.

À neuf heures vingt-cinq, toujours pas de Mlle Dreyfus. J’avais très chaud, j’étais couvert de sueur froide, je commençais à me nouer. Et puis, je compris dans une illumination que Mlle Dreyfus m’attendait en bas, devant l’ascenseur, pour le prendre comme d’habitude et plus que jamais ensemble, et ne me voyant pas arriver, elle attendait toujours. Je ne fis ni une ni deux et dégringolai les neuf étages, mais elle n’était plus là, l’ascenseur venait justement de remonter et elle l’avait pris de guerre lasse et je regrimpai les neuf étages au grand galop mais trop tard, il n’y avait plus personne sur le palier et l’ascenseur redescendait. L’idée du terrible malentendu qui me menaçait de toutes parts, car Mlle Dreyfus pensait peut-être que je lui faisais faux bond, que j’avais changé d’avis au dernier moment parce qu’elle était une Noire, me causa un tel choc que je dus m’asseoir sur les marches avec mon bouquet de violettes dans le verre d’eau à mes côtés. C’était terrible. Je ne demandais qu’une seule chose : avoir des enfants Noirs, qu’on puisse se serrer les coudes au sein d’une même famille, eux, moi, Mlle Dreyfus et Gros-Câlin. J’étais même prêt à vivre avec eux dans une caverne comme à leurs origines. Le racisme m’est une chose complètement étrangère, j’ai tout ce qu’il faut pour ça. Il fallait mettre fin à ce malentendu coûte que coûte. Mlle Dreyfus était sans doute dans son bureau, en train de se sentir seule et humiliée.

Je n’ai pas hésité une seconde. J’ai fait le tour de tous les bureaux, mon bouquet de violettes à la main dans un verre d’eau. Je ne regardais même pas les noms sur les portes qui riaient de moi. J’y allais de main morte. Mais ce qu’on appelle morte, décapitée et en plus, avec l’absence de tout le reste. J’ouvrais, j’entrais, sans même dire bonjour : à ce moment-là, j’étais capable de tout. Je me suis trouvé ainsi dans le bureau du directeur, le bouquet tendu.

— Dites donc, Cousin, qu’est-ce qui vous prend ?

Je n’arrivais pas à reprendre mon souffle, vu les étages et avec haine.

— Vous m’apportez des violettes, à présent ?

— Ah non, merde ! lui dis-je dans un cri du cœur sans même frémir, car j’étais capable de prendre la Bastille, à ce moment-là, pour me délivrer. Je cherche une amie, Mlle Dreyfus.

— C’est pour elle, les fleurs ?

— Je n’ai rien à dire à ce sujet.

Je m’en foutais. J’éprouvais une telle horreur que je n’avais même plus peur. Je savais bien que je risquais tout mon avenir, mais je ne risquais rien, parce qu’il n’y a pas d’avenir sans deux. Un avenir, c’est deux avenirs, c’est élémentaire, ça s’apprend au berceau, il ne faut pas me faire chier ou je deviendrai vraiment mauvais. Putain de merde, si on continue à me faire chier, je vais fabriquer des bombes chez moi avec des produits de première nécessité.

— Calmez-vous, mon vieux.

C’est tout ce qu’ils veulent, ces salauds-là : du calme. J’allais te leur foutre du calme mon z’ami, plein la gueule, avec ratiboisement et extinction sur l’ensemble du front.

Mais j’ai réussi à sauver la civilisation.

— Je vous demande pardon, monsieur le Directeur, dis-je. Je dus me tromper d’endroit. Je cherche ma collègue, Mlle Dreyfus.

Je me dirigeai vers la porte.

— Mlle Dreyfus ne travaille plus ici. Elle nous a quittés.

Je gardai la main sur le poignon. Le mognon. Enfin, la poignée, je veux dire.

— Quand ça ?

— Eh bien, avec le préavis d’usage. Vous ne saviez pas ?

La porte était coincée. Ou c’était peut-être moi. Quelque chose était absolument coincé, en tout cas. Je n’arrivais pas à tourner la poignée. C’était un de ces trucs ronds, en cuivre, qui glissent. Il n’y a pas prise.

Je faisais des efforts de gauche à droite et de droite à gauche mais c’était complètement coincé à l’intérieur. Noué. J’avais fait encore plus de nœuds que d’habitude et je n’arrivais pas à ouvrir.

Je sentis la main du directeur sur mon épaule.

— Eh bien, eh bien ! Vous en faites une tête…

Allons, calmez-vous… Alors, c’est le grand amour ?

— Nous allons nous marier.

— Et elle ne vous a pas prévenu qu’elle partait ?

— Quand on a tant de choses à se dire, il y a des détails qu’on oublie.

— Mais comment se fait-il qu’elle ne vous ait pas dit qu’elle quittait son travail pour rentrer en Guyane ?

— Je vous demande pardon, monsieur le Directeur, mais ça s’est coincé. Je n’arrive pas à ouvrir cette porte.

— Permettez… Voilà. Il suffit de tourner.

— Je pense que les vieilles poignées de nos ancêtres avec manches tout droits et simples étaient beaucoup plus pratiques. Ça glisse dans la main, cette saloperie-là, on n’a pas prise.

Le directeur gardait la main sur mon épaule comme chez lui.

— Oui, je vois, c’est bien ça… On n’a pas prise… Ça échappe. Vous avez peut-être raison, Cousin.

— C’est mal conçu, mal foutu, si vous voulez mon avis, monsieur le Directeur.

— Exact.

— C’est même absolument dégueulasse et inadmissible, voilà, monsieur le Directeur. Je le dis comme je le pense et j’en pense quelque chose, je puis vous en assurer.

— Bien sûr, bien sûr, mais ce n’est pas une raison, Cousin, allons. Tenez, prenez mon mouchoir.

— Ça glisse dans la main, cette saloperie, un point c’est tout, il n’y a pas à chier.

— Il n’y a pas à…

— … À chier. À chier, monsieur le Directeur, et du fond du cœur. Bien sûr, si on serre très fort, si on s’accroche… Mais je pense que les portes doivent s’ouvrir plus facilement.

— Vous avez raison… Remettez-vous. Ce sont là des choses qui arrivent. Vous êtes très bien noté. Il y a des machins électroniques qui s’ouvrent automatiquement quand on met les pieds en avant.

— Les pieds en avant, évidemment, c’est facile.

— Il faudra peut-être que j’installe quelque chose de ce genre.

— Je ne suis d’ailleurs pas chez moi, ici, monsieur le Directeur, et je vous prie de m’excuser. Je n’ai pas été programmé.

— Mais pas du tout, Cousin, vous êtes au contraire bien chez vous, ici, je veux que vous le sachiez, que vous le sentiez, que vous en preniez conscience et que vous le disiez aux autres. C’est la participation, Cousin, la grande idée de la participation. C’est votre organisation, votre société et votre maison.

— Je vous remercie, monsieur le Directeur, mais je ne suis pas chez moi, parce que je n’y suis pour rien. Cette remarque que j’ai faite à propos de votre porte et de votre poignée est tout à fait déplacée. Je vous prie de croire qu’elle n’avait rien de personnel.

— Mon cher Cousin, vous êtes en proie à une émotion d’ordre intime et je vous prie à mon tour de croire que je sympathise, car nous sommes tous une grande famille.

— Je le sais, monsieur le Directeur, je prépare un ouvrage là-dessus.

— C’est très bien et je vous en félicite. À propos, on m’a signalé que vous élevez un python ?

— Oui. Il a déjà deux mètres vingt.

— Et il continue à grandir ?

— Non, je ne crois pas qu’il devienne plus grand, il prend déjà toute la place que j’ai à lui offrir.

— Ça ne doit pas être commode de vivre tout le temps avec un reptile.

— C’est une question que je ne lui ai jamais posée, monsieur le Directeur. Je saisis cette occasion pour vous remercier de la sympathie et de la bienveillance que vous m’avez témoignées. Je ne manquerai pas d’en faire état dans mon ouvrage.

— Mais je vous en prie, mon cher Cousin, ne me remerciez pas. Je ne puis que vous le répéter, nous sommes une grande famille. Et je suis toujours heureux de recevoir un collaborateur et de m’entretenir avec lui. Je tiens énormément à l’esprit d’équipe. Il n’y a rien de plus beau. Allez, au revoir, au revoir. Et n’y pensez plus, d’ailleurs je vais peut-être installer un de ces ouvre-boîtes électroniques. Ouvre-portes. Il faut faciliter la vie, elle est déjà bien compliquée sans ça. Mes amitiés chez vous.

Je pus enfin sortir et me précipitai à la section du personnel, où je demandai l’adresse de Mlle Dreyfus et pris le métro. Les gens souriaient de haut en regardant le bouquet de violettes que je tenais à la main dans un verre d’eau pour qu’il ne se fane pas prématurément. Je suis monté dans l’appartement rue Roy-le-Beau au cinquième sans ascenseur et sans perdre une goutte mais il n’y avait personne. J’ai demandé à la concierge s’il n’y avait pas de message pour moi mais elle m’avait fermé la porte au nez selon l’usage. Je suis revenu au bureau et j’ai fait face à mes obligations statistiques jusqu’à sept heures mais j’ai eu beaucoup de mal parce que je tendais au zéro à une vitesse vertigineuse. J’avais mis les violettes devant moi sur le bureau. Je fus pris d’une sorte de sympathie pour l’IBM à cause de son absence de caractère humain. À sept heures trente je fus de retour devant l’appartement de Mlle Dreyfus qui n’était pas encore rentrée et je suis resté jusqu’à onze heures assis dans l’escalier avec violettes.

Vers onze heures, le désespoir me saisit, ce qui est très rare chez moi, car je suis peu exigeant et n’ai pas le goût du luxe. La vérité, c’est qu’il y a une quantité incroyable de gouttes qui ne font pas déborder le vase. C’est fait pour ça. J’éprouvai à nouveau cette sensation bien connue battant tous les records, avec sous-alimentation et famine affective, particulièrement fréquentes chez ceux qui sont assis sur les marches de l’escalier dans le noir avec un bouquet de violettes dans un verre d’eau. Elle ne pouvait pas être partie. On ne part pas comme ça pour la Guyane sans un moment d’adieu. Onze heures dix. Rien. Je demeurai assis dans le noir parce que c’était le dernier quart d’heure, comme toujours, et il fallait tenir.

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