Le jour suivant j’étais très en avance en arrivant à la STAT, car j’étais angoissé et j’avais peur d’être en retard, au cas où quelque chose se produirait. Je dois avouer aussi sans fausse honte que je redoutais un peu de revoir Mlle Dreyfus au lendemain de notre intimité. Je pensais nerveusement à toutes les choses que nous ne nous sommes pas dites mais que nous avions néanmoins échangées d’une manière tacite et par affinité. J’ai lu dans l’Histoire de la Résistance en cinq volumes pour se rattraper, qu’il y avait ainsi un courant mystérieux souterrain du grand fleuve Amour qui circulait en profondeur avec complicité, et qu’il suffisait d’un moment de faiblesse pour s’y rejoindre et pour que l’impossible cessât d’être français. C’est justement à cause de sa faiblesse que l’on parle de l’étincelle sacrée, il y a là une très grande justice dans l’expression, car c’est en général seulement là qu’elle se trouve. Ceux qu’on appelait alors les « résistants », au sens propre du terme, sortaient avec toutes sortes de prudences et de ruses de Sioux de leurs forts intérieurs, se rejoignaient subrepticement et il s’allumait alors de grandes et belles choses. Des illuminations. C’étaient donc des êtres de la même espèce. Je le souligne pour le salut et pour le bon entendeur. Je ne suis pas un incendiaire, je parle dans le sens de chaleur, les étincelles sacrées servant surtout aujourd’hui à se réchauffer les mains.
Il y eut, ce jour-là, selon les informations parvenues par télex à la STAT, qui est spécialisée dans les calculs de rendement, une nouvelle arrivée de bras – dans le sens bien connu de « l’agriculture manque de bras » – dont le chiffre pour la France, la France seule ! se montait au capital de trois cent mille, immédiatement vocabularisés sous forme de nouveau-nés, avec des mères de famille heureuses parce que cela arrivait enfin à quelqu’un d’autre. Je pus tout de suite voir que mon IBM était contente, il y eut même sur le clavier une espèce de sourire : on n’allait pas manquer, et c’est toujours très important pour la machine. Trois cent mille de nouvelles arrivées par voies urinaires, c’est ce qu’on appelle le revenu national brut. Je me bornai à aller boire un café, car je ne me prends pas pour Jésus-Christ et après tout, le plein emploi du foutre, les besoins de l’expansion, l’agriculture qui manque de bras, les nouveau-nés pseudo-pseudo et l’encouragement de la vache française et la compétition de nos banques de sperme avec la Chine, ce ne sont pas là pour moi, ni d’ailleurs pour Jésus-Christ, des problèmes de naissance.
Au café, j’ouvris courageusement mon journal et je lus dans ce contexte que le Ministre de la Santé qui s’appelait alors provisoirement Jean Foyer, s’était vigoureusement prononcé contre l’avortement, à la tribune démocratique, dans le sens du pareil au même. Il déclara, et c’est moi qui cite, à cet égard : « J’ai certaines convictions auxquelles je ne renoncerai jamais. » J’étais content. Moi aussi, je suis contre l’avortement, des pieds à la tête. Je suis pour l’intégrité de la personne humaine, des pieds à la tête, avec droit à la naissance. Moi non plus, j’ai « des convictions auxquelles je ne renoncerai jamais ». Moi aussi, je préfère que ce soient les autres qui y renoncent. Moi aussi, j’attache une grande importance à mon confort et à ma propreté. Moi aussi, je me lave les mains.
Il y a même chaque jour dans le journal une page consacrée aux manifestations artistiques et culturelles sustentatoires dans un but de consolations de l’Eglise et d’inaperçu. L’inaperçu avec continuation est le grand but de ces encouragements. C’est le pseudo-pseudo. Moi, je suis pour. Ça permet de mieux cacher Jean Moulin et Pierre Brossolette, vous pensez bien que ce n’est pas là qu’on irait les chercher.
Et ça donne même plus de goût au café expresso bien fort à l’italienne, car c’est authentique.