Nous sommes donc restés comme ça un bon moment à rêvasser. Il faut dire que cela fait déjà dix mois que je prends tous les matins l’ascenseur en compagnie de Mlle Dreyfus et en additionnant les temps de parcours, on arrive à un total assez impressionnant. Il y a onze étages et pour me changer les idées je donne un nom différent à chaque étape, Bangkok, Ceylan, Singapore, Hong Kong, comme si je faisais une croisière avec Mlle Dreyfus, c’est marrant, quoi. L’autre jour, j’ai même essayé de faire un peu d’humour, c’est mon côté anglais. L’ascenseur venait de toucher le sixième étage, qui est Mandalay, en Birmanie, sur ma carte. Je dis à Mlle Dreyfus :
— Les escales sont tellement rapides que l’on n’a pas le temps de visiter.
Elle ne comprit pas, parce qu’on n’est pas toujours dans le même rêve, et elle m’a regardé avec un peu d’étonnement. Je dis :
— Il paraît que Singapore, c’est très pittoresque. Ils ont là-bas les murs de Chine.
Mais on était déjà arrivés et Mlle Dreyfus est sortie en minijupe, avec incompréhension.
Je passai une journée sinistre, au cours de laquelle je remis tout en cause. J’étais plein de moi-même avec bouchon. Je me trompais peut-être complètement sur la nature des sentiments que Mlle Dreyfus éprouvait à mon égard. Étant une Noire, elle était peut-être sensible à la solitude des pythons à Paris et ne me fréquentait que par pitié à leur égard. Moi, la pitié, je n’en veux à aucun prix, j’en ai déjà assez moi-même. C’était l’angoisse. Je me sentais complètement libre sans aucun lien de soutien avec personne, une liberté sans dépendance aucune et avec personne à l’appui, qui vous tient prisonnier pieds et poings liés et vous fait dépendre de tout ce qui n’est pas là et vous rend à votre caractère prénatal, avec anticipation de vous-même. J’en venais à me demander, par astrologie, si la planète n’est pas composée de deux milliards et demi de signes astrologiques dont on se sert ailleurs pour lire l’avenir d’une espèce humaine sur une tout autre galaxie. Je pensais que Jean Moulin et Pierre Brossolette étaient des prénaturés, des pressentimentaux anticipaires et qu’ils ont été rectifiés à ce titre, pour erreur humaine. C’était la banque du sperme, quoi. La liberté est un truc particulièrement pénible, car si elle n’existait pas, au moins, on aurait des excuses, on saurait pourquoi. La liberté, il ne faut pas que ce soit seulement bancaire, il faut quelque chose d’autre, quelque chose, quelqu’un à aimer, par exemple – je dis ça en passant – pour ne plus être libre à bon escient. Moi, je suis contre le fascisme, mais l’amour, c’est quand même tout autre chose. Je répète ici pour la dernière fois et si on continue à l’insinuer, je vais me mettre en rogne, que ce n’est pas pour ça que je garde Gros-Câlin chez moi, car même si je ne vivais pas avec un python, rien ne prouve que je trouverais quelqu’un à aimer qui soit disposé. Au moins, dans un État policier, on n’est pas libre, on sait pourquoi, on n’y est pour rien. Mais ce qu’il y a de dégueulasse en France, c’est qu’ils vous donnent même pas d’excuses. Il n’y a rien de plus vachard, de plus calculé et de plus traître que les pays où l’on a tout pour être heureux. Si on avait ici la famine en Afrique et la sous-alimentation chronique avec dictature militaire, on aurait des excuses, ça dépendrait pas de nous.
J’étais tellement anxieux qu’en rentrant chez moi, j’ai fouillé dans la poubelle et j’ai regardé les brochures et les feuilles ronéos que les garçons de bureau m’avaient laissées, mais il n’y avait là rien qui me concernait, c’était de la politique.