Je pense que ce curé a raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d’excédent. Je pense que c’est en général, et que le monde souffre d’un excès d’amour qu’il n’arrive pas à écouler, ce qui le rend hargneux et compétitif. Il y a le stockage monstrueux de biens affectifs qui se déperdissent et se détériorent dans le fort intérieur, produit de millénaires d’économies, de thésaurisation et de bas de laine affectifs, sans autre tuyau d’échappement que les voies urinaires génitales. C’est alors la stagflation et le dollar.
J’en arrive à la conclusion que lorsque nous voyageons ensemble dans le même ascenseur, Mlle Dreyfus comprend que je crève de surplus américain et qu’elle n’ose pas affronter un tel besoin, ne se sentant pas à la hauteur, à cause de ses origines. La grande passion fait toujours peur aux humbles. Nous avons au bureau une secrétaire, Mlle Kukowa, qui fait rire mes collègues parce qu’elle court faire pipi toutes les dix minutes. Elle doit avoir une toute petite vessie, un véritable bijou.
Mais je demeure confiant. Une femme est toujours intéressée lorsqu’elle rencontre un homme jeune, avec une situation, et qui ne craint pas de se charger d’un reptile difficile à nourrir de deux mètres vingt, de l’assumer et de veiller sur ses besoins, elle sent qu’il y a là une bonne place à prendre.
À part cette question qu’elle m’a posée une fois au cours de nos voyages, Mlle Dreyfus ne m’a plus jamais adressé la parole. Peut-être parce qu’elle sentait que ça devenait trop important, entre nous, ou peut-être avait-elle honte. Elle doit éprouver de la gêne lorsqu’on commence à parler des pythons, à cause des singes. Ce qui me fait penser que je suis né trop tard pour la fraternité. Ça n’a plus rien à vous donner. J’ai raté les Juifs persécutés que l’on pouvait traiter d’égal à égal, avec noblesse, les Noirs lorsqu’ils étaient inférieurs, les Arabes lorsqu’ils étaient encore des bicots, il n’y a plus d’ouverture pour la générosité. Il n’y a plus moyen de s’ennoblir. S’il y avait l’esclavage, j’aurais épousé Mlle Dreyfus tout de suite, je me sentirais quelqu’un. Les seuls moments où je me sens quelqu’un, c’est lorsque je marche dans les rues de Paris avec Gros-Câlin sur mes épaules et que j’entends les remarques des gens : « Quelle horreur ! Mon Dieu, quelle sale tête ! Ça devrait pas être permis ! On n’a pas idée ! Ça mord sûrement, c’est dangereux, ça risque de s’infecter ! » Je marche fièrement la tête haute, je caresse mon bon vieux Gros-Câlin, mes yeux sont pleins de lumière, je m’affirme enfin, à l’extérieur, je me manifeste, je m’exprime, je m’extériorise.
— Pour qui il se prend, celui-là ?
— Ça doit être plein de maladies. Ma sœur avait une cuisinière algérienne et elle a attrapé des amibes.
— Pauvre type. Il doit vraiment pas avoir personne.
Évidemment, un python, ça ne suffit pas. Mais j’ai également l’ascenseur avec Mlle Dreyfus. Il s’est établi entre nous un lien discret et tendre, plein de pudeurs et de délicatesses – elle demeure toujours les yeux baissés, pendant le parcours, les cils palpitants, effarouchée et timide, à cause des gazelles – et chaque voyage que nous faisons ensemble nous rapproche davantage et nous fait la plus douce et la plus rassurante des promesses : celle de 2 = I.
Il ne me reste plus, pour faire le pas décisif, qu’à surmonter cet état d’absence de moi-même que je continue à éprouver. La sensation de ne pas être vraiment là. Plus exactement, d’être une sorte de prologomène. Ce mot s’applique exactement à mon état, dans « prologomène » il y a prologue à quelque chose ou à quelqu’un, ça donne de l’espoir. Ce sont des états d’esquisse, de rature, très pénibles, et lorsqu’ils s’emparent de moi, je me mets à courir en rond dans mon deux-pièces à la recherche d’une sortie, ce qui est d’autant plus affolant que les portes ne vous aident pas du tout. C’est au cours d’une de ces prises de conscience prénatales que j’ai écrit au professeur Lortat-Jacob, la lettre suivante :
Monsieur,
Dans un communiqué de l’Ordre des Médecins de France, signé de votre nom, vous avez parlé avec une juste sévérité de l’avortement et qualifié d’« avortons » les lieux où ces interruptions de naissance seraient pratiquées. Je me permets de vous informer, à titre personnel et confidentiel, que le caractère sacré à la vie dont vous vous réclamez, ainsi que le cardinal Marty, exige une possibilité d’accès à la naissance et à la vie, une impossibilité évidente que vous paraissez ignorer, dont vous ne faites aucune mention, et je me permets à ce titre de vous signaler l’histoire bien connue, survenue en 1931, et que l’on cache aujourd’hui à l’opinion publique. Je l’ai trouvée sur les quais dans une collection d’histoires dont l’auteur m’échappe. C’est en effet en 1931, ainsi que vous ne l’êtes pas sans ignorer, qu’eut lieu la première révolte des spermatozoïdes à Paris. Ils se réclamaient du droit sacré à la vie et en avaient assez d’être frustrés de leurs aspirations légitimes et de mourir étouffés à l’intérieur des capotes. Sous les ordres d’un guérillero spermatozoïde, ils se sont donc tous armés d’une hachette, afin de percer au bon moment les parois de caoutchouc et accéder à la naissance. Le moment venu, lorsque commença la grande ruée en avant, les spermatozoïdes levèrent tous leurs hachettes et leur chef fut le premier à abattre la sienne et à percer le caoutchouc pour accéder au monde et au caractère sacré de la vie qui les attendait dehors. Il y eut un moment de silence. Et alors, la grande masse de spermatozoïdes entendit son cri affolé : « Arrière ! C’est de la merde ! »
Veuillez agréer.
Je n’ai pas envoyé cette lettre. J’avais peur de ne pas recevoir de réponse, ce qui confirmerait mes pires soupçons. Peut-être qu’ils sont tous au courant et qu’ils font semblant et pseudo-pseudo. J’ai même voulu écrire une lettre au cardinal Marty, mais là, j’ai eu vraiment peur ; il était capable de me dire la vérité, lui. Que j’étais prénatal, prématuré et par voie urinaire. Comme ça, en plein dedans, genre moine-soldat, avec les consolations de l’Église.