Je me tenais prêt à recevoir Mlle Dreyfus dès deux heures de l’après-midi, car elle avait annoncé sa visite pour cinq heures mais on connaît les embouteillages dans Paris.

J’avais placé Gros-Câlin bien en évidence sur le fauteuil près de la fenêtre, dans la lumière qui le faisait briller attractivement (de l’anglais attractive, attirant) car je comptais sur lui pour plaire.

Je portais un costume clair, avec une cravate verte. Il faut s’habiller bien, car vous courez ainsi moins le risque d’être écrasé en traversant, les gens font plus attention quand ils croient que vous êtes quelqu’un. J’ai le cheveu un peu blondasse et rare mais cela ne se voit pas heureusement, car j’ai un visage qui n’attire pas l’attention. Ce n’est pas gênant, au contraire, car cela fait mieux ressortir mes qualités intérieures que Gros-Câlin exprime mieux que personne par le dévouement que je lui témoigne. Je m’excuse de ce nœud, dû à la nervosité.

La sonnette de la porte retentit à quatre heures et demie et je fus saisi de panique à l’idée que c’était peut-être encore un faux numéro. Je me repris et courus ouvrir, en m’efforçant de paraître très décontracté, car une jeune femme qui se rend pour la première fois à un rendez-vous avec un python se sent toujours un peu mal dans son assiette et il convient de la mettre à l’aise.

Mlle Dreyfus se tenait devant la porte en minijupe et bottes fauves au-dessus du genou mais ce n’était pas tout.

Il y avait trois collègues de bureau avec elle.

Je les regardai avec une telle pâleur que Mlle Dreyfus parut inquiète.

— Eh bien, nous voilà, dit-elle, avec son accent chantant des îles. Qu’est-ce que vous avez, vous êtes tout chose, vous avez oublié qu’on venait ?

Je les aurais étranglés. Je suis parfaitement inoffensif, contrairement aux préjugés, mais ces trois salauds-là, je les aurais saisis dans mon étreinte de fer et je les aurais étranglés.

Je leur souris.

— Entrez, leur dis-je, en ouvrant la porte d’un geste large, comme on offre sa poitrine.

Ils entrèrent. Il y avait là mon sous-chef de bureau Lotard, et deux jeunes de la section des contrôles, Brancadier et Lamberjac.

— Je suis content de vous voir, leur dis-je.

Ce fut alors que je fus réduit en miettes.

Dans mon deux-pièces, on entre tout de suite dans le salon. C’est ce qu’ils ont fait sans hésiter.

Aussitôt, Mlle Dreyfus se tourna vers moi avec un très beau sourire. Mais les autres…

Ils ne regardaient même pas Gros-Câlin.

Ils regardaient la table.

Le petit bouquet de muguets.

Le service de thé pour deux.

Les deux serviettes en forme de cœurs, ces salauds-là.

Tout pour deux et deux pour tout.

Surtout le muguet, qui sent seulement pour deux, et les cœurs.

Je mourus sous leurs regards goguenards sur place mais fus aussitôt ressuscité, car on n’avait pas fini de rire.

C’était une terrible trahison. Une atrocité, au vu et au su.

Je me tenais là tout nu et il y avait de l’ironie dans l’air. Je ne suis pas du genre qui se suicide, étant sans aucune prétention et toute la mort étant déjà occupée ailleurs. Je n’étais pas intéressant, il n’y en avait pas assez pour un massacre et pour l’intérêt.

Je n’y avais pas droit, bien sûr. Je veux dire, le muguet qui sentait pour deux, le banc sous les marronniers au Luxembourg, les portes cochères, le service pour deux, les deux serviettes rouges en forme de cœurs.

Je n’y avais pas droit, il n’y avait jamais eu promesse, il y avait seulement un petit excédent de naissance pseudo-pseudo, et l’ascenseur.

Mais c’était une erreur humaine, l’espoir.

— C’est gentil, dit Mlle Dreyfus en regardant les deux cœurs.

Ils ne les quittaient pas des yeux non plus. Des regards lourds qui s’asseyaient dessus.

— Ça se glisse parfois dans le fonctionnement de l’IBM, bégayai-je.

Je voulais dire, une erreur humaine peut se produire dans le fonctionnement des meilleurs systèmes, mais je n’avais pas à me justifier, j’étais malgré moi.

— C’est un peu kitsch, dis-je, avec un effort héroïque pour aider les deux serviettes en forme de cœurs, car je me sentais à ce moment-là si faible qu’il me fallait absolument aider quelqu’un.

— Je crois que nous sommes de trop, dit Lamberjac, qui avait de l’entregent, et j’emploie ce mot en désespoir de cause.

— Nous allons vous laisser, dit Lamberjac.

Les deux autres aussi. Bien sûr, ils se marraient sans le montrer mais cela se sentait à la façon dont j’avais mal.

Je me tournai au secours vers Gros-Câlin. J’avais mis ma main gauche dans la poche de mon veston, avec nonchalance. Il y avait des sirènes qui hurlaient dans ma cachette intérieure où j’étais enroulé sur moi-même pour me protéger de tous côtés. Jean Moulin était mon chef secrètement mais la Gestapo l’avait aussi piégé à un rendez-vous, à Caluire. Je regardais Gros-Câlin. Il reposait en anneaux, la paupière lourde, l’œil souverainement dédaigneux dans le fauteuil d’une tout autre espèce. Il était bien camouflé et ses papiers étaient en règle. Mais Jean Moulin avait dû se tuer pour ne pas avouer qui il était.

— Comment ça vit, un python ? demanda Brancadier, qui travaillait sous Lamberjac.

— Ils se sont habitués, lui dis-je.

— L’habitude est une seconde nature, dit Lamberjac avec profondeur.

J’acquiesçai sèchement.

— Tout à fait exact. On devient au hasard et on tient le coup.

— L’adaptation au milieu, dit Lamberjac.

— C’est l’adaptation qui crée le milieu, observai-je.

— Qu’est-ce qu’il mange ? demanda Brancadier.

Je remarquai alors que le sous-chef Lotard et Mlle Dreyfus étaient passés dans la cuisine. Ils devaient regarder ce que je mangeais dans le frigidaire.

Je ne fis ni une ni deux. J’étais paralysé d’indignation.

D’ailleurs, les pythons n’attaquent pas. Tout ça, c’est des calomnies. Gros-Câlin était couché tranquillement dans son règne animal.

Je courus à la cuisine.

Mlle Dreyfus cherchait d’autres tasses dans le placard. J’ai entendu les deux autres rire dans le salon. Je croisai mes bras sur ma poitrine et je souris avec mépris, du fond de ma supériorité.

— Je vais vous attendre en bas, dans la voiture, dit Lotard. Je suis mal garé. À tout à l’heure. Il est très beau, votre python. Je suis content d’avoir vu ça. À lundi, monsieur…

Il allait dire « monsieur Gros-Câlin », je l’ai entendu distinctement.

— … Monsieur Cousin. Et merci. C’est intéressant de voir un python en liberté.

Mlle Dreyfus ferma le placard. Évidemment, je n’avais pas de couverts pour plusieurs. Je ne compte jamais au-delà de deux, quand je suis seul. Je ne comprenais pas pourquoi Mlle Dreyfus me regardait comme ça.

— Vous savez, je suis désolée, dit-elle. Vraiment. C’est un malentendu. Ils voulaient voir le python…

Elle baissa les yeux, avec beaucoup de cils. Je crus même qu’elle allait pleurer, dans mon imagination. J’ai lu l’autre jour qu’un marin naufragé était resté trois jours dans l’océan à se noyer et qu’on l’avait repêché. Le tout est de continuer à respirer. J’avalais l’air. Elle paraissait toujours au bord de mes larmes, les cils baissés. Alors…

Alors, j’ai eu un sourire un peu amer, j’allai au frigidaire et l’ouvris largement.

— Vous pouvez regarder, lui dis-je.

À l’intérieur, il y avait du lait, des œufs, du beurre, du jambon. Comme tout le monde et avec les mêmes droits. Des œufs, du beurre, du jambon, on avait ça en commun. Je ne bouffais pas de souris vivantes, je ne m’étais pas encore soumis, résigné. J’étais une erreur humaine que d’affreux salauds essayaient de corriger, un point, c’est tout.

Je recroisai mes bras sur ma poitrine.

— Où est-ce qu’il est, votre python ? me demanda-t-elle doucement.

Elle voulait me faire comprendre que je n’avais pas à me défendre, à donner des preuves. Mon caractère humain était pour elle clair et établi, le python, c’était l’autre.

Nous sommes passés dans le living.

Au passage, elle fit quelque chose d’énorme.

Elle me serra la main.

Je ne le compris que bien après, car sur le coup je crus que c’était seulement le hasard qui rencontrait la nécessité. Il y a en général plus d’organe que de fonction, et de toute façon, je ne crois pas que cela puisse arriver par voie urinaire.

Nous entrâmes d’un commun accord dans le living.

Lamberjac et Brancadier étaient penchés sur Gros-Câlin.

— Il est très bien entretenu, dit Lamberjac. Je vous félicite.

— Il y a longtemps que vous vous passionnez pour la nature ? demanda Brancadier.

— Je ne suis pas au courant, dis-je, les bras toujours croisés. Je ne suis pas au courant, mais il est permis de rêver.

J’ajoutai, levant haut la tête et croisant les bras de plus en plus :

— La nature, la nature, c’est vite dit.

— Oui, l’environnement, dit Lamberjac. Il faut protéger les espèces en voie de disparition.

— Il faudrait pour cela une erreur, dis-je sans insister, car ils n’en avaient pas les moyens.

— Les grands singes, les baleines et les phoques sont également menacés, dit Brancadier.

— Il y a en effet quelque chose à faire, dis-je mais sans éclater de rire.

— Oui, les espèces, dit Lamberjac. Il y en a qui sont sur le point de s’éteindre.

Je demeurai imperturbable sous l’allusion.

— Il y a du pain sur la planche, dit Lamberjac avec l’air de quelqu’un qui a encore de l’appétit.

Il se tourna vers moi avec sa raie au milieu.

— Je vous félicite, mon cher. Vous au moins, vous faites un effort.

Je croisais mes bras sur ma poitrine avec une telle force que j’en éprouvai une véritable présence affective. Les bras sont d’une importance capitale pour la chaleur du réconfort.

Je continuais à dominer sans mot dire la situation. S’il n’y avait pas eu le désastre des deux serviettes en cœurs, je m’en serais tiré mine de rien. Mais elles étaient toujours là, toutes rouges, avec leur muguet, et je ne pouvais plus rien pour elles.

Mlle Dreyfus se refaisait une beauté près de la fenêtre, pour la lumière. Elle attendait que les autres partent mais ils étaient à la fête. On ne peut pas être comme tout le monde sans être entouré d’en vouloir et de s’en vouloir.

Je note rapidement et en passant que j’aspire de tout mon souffle respiratoire à une langue étrangère. Une langue tout autre et sans précédent, avec possibilités.

J’ai oublié également de mentionner dans ce contexte que chaque fois que je passe devant la boucherie rue des Saules, le boucher me cligne de l’œil, en touchant du couteau sa viande rouge qui se tait en silence à l’étalage. Les bouchers, évidemment, ont une grande habitude de la viande. Je voudrais tellement être Anglais et imperturbable. La vue de la langue muette sur l’étalage des bouchers me frappe d’injustice et de perroquet consterné au fond du panier. Il ne convient pas d’oublier que les perroquets consternés sont des spécimens particulièrement typiques à observer, en raison de leur manque d’expression par vocabulaire calculé, prémédité, répétitif et imposé d’avance, précisément, dans ce but de limite qui leur a été conféré. D’où consternation et œil rond au fond du panier frappé d’incompréhensible. On m’objectera qu’il y a évidemment les poètes qui luttent héroïquement pour passer au travers mais ils ne sont pas considérés comme dangereux, à cause des tirages extrêmement limités et des moyens audiovisuels chargés de les éviter. Sauf en Russie soviétique, où ils sont soigneusement foudroyés, à cause de leur caractère d’erreur humaine qui ne saurait être tolérée, pour la bonne marche des avortements et de la civilisation qui en dépend et y affaire. Affère.

Je me méfie particulièrement de ce boucher, parce qu’il aime les morceaux de choix, c’est connu dans tout le quartier.

Mlle Dreyfus mit le bâton de rouge dans son sac à main et le referma avec clic. Elle me tendit la main. Elle n’avait même pas regardé Gros-Câlin. Il y a toujours chez les Noirs une gêne au rappel de leurs origines, à cause de la jungle, des singes et des racistes. Il n’existe pas de race inférieure, car à l’impossible nul n’est tenu.

— Excusez-moi, mais je vais être en retard. À lundi. C’est gentil d’être venu.

Je crois que ce fut moi qui dis cette dernière phrase, avec savoir-vivre.

Lamberjac me tapota l’épaule.

— Je suis content d’avoir vu ça, dit-il. Il faut garder un lien avec la nature. Je vous félicite.

— Oui, c’est bien, c’est bien ce que vous faites, dit Brancadier avec patronage.

— Merci encore, dit Mlle Dreyfus. À lundi.

— À un de ces jours, leur dis-je, sans m’engager.

Je refermai la porte. Ils attendaient l’ascenseur. J’hésitai un moment, car au fond je ne voulais pas savoir mais c’était trop tard.

— C’est pas vrai ! disait Lamberjac. C’est pas vrai ! Vous vous rendez compte ?

— Ah j’vous jure, ça valait le coup ! disait Brancadier. Vous avez vu les deux cœurs sur la table ?

— Qu’est-ce qu’il tient, celui-là ! disait Lotard, qui était sans doute remonté pour la compagnie.

— Tu te rends compte d’une existence ? disait Brancadier, pour se sentir plus haut et au-dessus.

— Pauvre mec, disait Lamberjac, différent lui aussi.

C’était démographique, chez eux : ils essayaient par tous les moyens de lever le nez au-dessus des flots. C’est une méthode respiratoire bien connue, par le nez, que l’on essaye de lever pour sauver sa respiration personnelle. C’est la personnalité, avec autosuggestion.

J’attendais derrière la porte pour le bénéfice du présent traité, dans un but documentaire.

Mlle Dreyfus ne disait rien.

Elle ne disait rien. C’est moi qui souligne.

Elle était émue, bouleversée, au bord des larmes.

C’était un silence comme ça, je l’entendais clairement en moi, avec évidence. J’appuyai ma joue contre la porte de mon habitat, je l’appuyai tendrement, comme si j’étais elle (Mlle Dreyfus), et je souriais. Je sentais que nous étions tous les trois dans la Résistance, dans le même réseau clandestin et que nous faisions du bon travail. Et ce n’était pas peu, pas peu de chose, vu l’organisation mise sur pied par IBM pour empêcher l’erreur humaine, en vue de sa suppression.

J’avoue cependant que l’épreuve à laquelle j’avais été soumis me laissa tellement noué et enroulé sur moi-même que je n’osai pas bouger de peur de me faire encore plus mal.

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