L’après-midi d’un des jours suivants sans pouvoir préciser au juste, j’ai porté Gros-Câlin au Jardin d’Acclimatation car je n’avais plus besoin de lui, j’étais très bien dans ma peau. Il me quitta avec la plus grande indifférence et alla s’enrouler autour d’un arbre comme si c’était du pareil au même. Je suis rentré chez moi et me suis lavé le cul, après quoi, j’ai eu un moment de panique, j’avais l’impression de ne pas être là, d’être devenu un homme, ce qui est tout à fait ridicule lorsque, justement, vous êtes un homme et n’avez jamais cessé de l’être. C’est notre imagination qui nous joue des tours.
Vers trois heures de l’après-midi je fis une crise d’amitié et je suis descendu au Ramsès pour jeter un coup d’œil à Blondine mais la boîte était vide, ou bien la patronne l’avait mise ailleurs ou bien elle l’avait déjà bouffée. Je suis rentré dans mon deux-pièces, mais j’avais de la fièvre et des pensées. Je me mis alors à rédiger des petites annonces, messages urgents et télégrammes réponse payée mais je ne les expédiai pas, car je connais la solitude des pythons dans le grand Paris et les préjugés à leur égard. Toutes les dix minutes, je courais me laver le cul.
Vers cinq heures l’après-midi je compris que j’avais là un problème et qu’il me fallait quelque chose d’autre, de sûr et de dépourvu d’erreur humaine, mais je demeurai résolument antifasciste. J’éprouvais un tel besoin de première nécessité, avec quelque chose d’autre, de différent, de bien fait à tous égards que je courus chez un horloger rue Trivias où je suis entré en possession d’une montre de compagnie, au cadran blanc, franc et ouvert, avec deux aiguilles gracieuses. Le cadran me sourit tout de suite. L’horloger me proposa aussitôt une autre montre, qui était « supérieure ».
— Celle-là, vous n’avez même pas besoin de la remonter. Elle marche toute l’année sur quartz.
— Je désire au contraire une montre qui aurait besoin de moi et qui cesserait de battre, si je l’oubliais. C’est personnel.
Il ne comprenait pas comme tous ceux qui sont par habitude.
— Je veux une montre qui ne pourrait pas continuer sans moi, voilà. Celle-là…
J’ai refermé ma main dessus. Je pensais, je ne sais pas pourquoi, au bouquet de violettes. Je m’attache très facilement.
Je sentais la montre se réchauffer dans ma main. J’ouvris ma main et elle me sourit. Je suis parfaitement capable de prêter un sourire d’amitié à une montre. J’ai ça en moi.
— C’est une Gordon, dit l’horloger avec un air important.
— C’est combien ?
— Cent cinquante francs, dit le marchand, et c’était un signe du ciel, car c’était autant que Mlle Dreyfus.
— Pour ce modèle, il n’y a pas de garantie, dit le marchand, avec tristesse, car il devait parfois y réfléchir.
Je suis rentré à la maison, je courus me laver le cul, et puis je me suis coulé sur le lit, avec la petite montre au creux de la main. Il y a des moineaux qui viennent ainsi se poser dans le creux de la main, il paraît qu’on y arrive avec de la patience et des miettes de pain. Mais on ne peut pas vivre ainsi sa vie avec des miettes de pain et des moineaux au creux de la main et d’ailleurs, ils finissent toujours par s’envoler, à cause de l’impossible. Elle avait un cadran tout rond avec un petit nez tout petit au milieu et les aiguilles s’ouvraient dans une sorte de sourire, mais cela dépendait de l’heure, on ne peut pas sourire tout le temps. Quand j’étais gosse au dortoir je faisais venir la nuit à l’Assistance un gros bon chien que j’avais réglé moi-même dans un but d’affection et mis au point avec une truffe noire, de longues oreilles d’amour et un regard d’erreur humaine, il venait chaque soir me lécher la figure et puis j’ai dû grandir et il ne pouvait plus arriver jusqu’à moi. Je me demande ce qu’il est devenu, s’il a encore un chien sans maître. Je suis resté de longues heures avec la montre inanimée sans cruauté dans le creux de ma main. C’était quelque chose d’humain qui ne devait rien aux lois de la nature et qui était fait pour compter dessus. Parfois, je me levais et je courais me laver le cul. Le matin, j’ai avalé la dernière souris. Dans un jour ou deux, je vais oublier de remonter Francine, je vais faire exprès pour qu’elle ait besoin de moi. J’ai appelé la montre Francine à cause de personne de ce nom et de la féminité. J’entends à l’étage au-dessus à tous points de vue, le professeur Tsourès qui va et vient avec les massacres et les droits de l’homme. Je ne vais plus au bureau en raison de mon évidence, je ne peux plus faire semblant. Je souffre toujours, lorsque je suis couché, de mon absence de bras autour de moi mais j’ai lu l’autre jour que c’est normal, les gens à qui on coupe une jambe continuent à avoir mal à la jambe qui n’est pas là. C’est un état de manque avec déficience. J’ai remarqué un glouglou bienveillant dans le radiateur et c’est encourageant. Le cinquième jour de la lutte du peuple français pour sa libération, j’ai commencé à éprouver de la philosophie : il y a les uns et les autres et les uns sont les autres mais ne le savent pas, faute de mieux. Mais ça a aussitôt fait un nœud de plus et pour rien.
Le drame a éclaté le surlendemain, lorsque je me suis aperçu que je n’étais pas là. J’ai entrepris aussitôt des recherches fiévreuses mais je ne suis pas arrivé à me trouver. Je ne me suis pas affolé parce que je me fourre parfois dans des endroits impossibles. J’ai téléphoné aux objets trouvés mais ils m’ont dit que pour les pythons, c’était la SPA. Je me suis rappelé alors que je m’étais rendu au Jardin d’Acclimatation et que je m’étais laissé là. J’ai voulu rédiger une petite annonce avec état de secours et d’urgence mais ce n’était pas très clair dans ma tête, je ne savais pas si c’était une offre d’emploi ou une recherche, une demande ou absolument rien à tous les points de vue, ce qui me parut être le cas mais impossible à rédiger. Cependant les lois de la nature se firent à nouveau sentir et lorsque Mme Niatte est entrée pour me nourrir, je me suis dressé et je lui ai pris la boîte des mains. Il y avait là six souris et j’en ai tout de suite avalé une. Mme Niatte a poussé un hurlement mais je n’avais plus la force de lutter contre la nature des choses et j’ai bouffé une deuxième souris et puis une troisième. J’ai cru que Mme Niatte allait tomber dans les pommes et pourtant elle venait me nourrir une fois par semaine depuis un an, c’était peut-être parce qu’elle ne m’avait jamais vu debout. D’habitude, quand elle vient, je reste roulé en boule dans un coin. Je me suis vite couché par terre pour la rassurer et je me suis mis à ramper sur la moquette pour la mettre à l’aise. Elle était affreusement pâle et elle s’était mise à marcher à reculons en se tenant aux murs, et puis elle s’est sauvée. Je me suis coulé sous le lit, décidé à ne plus faire semblant et à ne plus me singulariser, dans un agglomérat de dix millions d’habitants, il faut faire comme tout le monde. J’aurais dû penser à porter une souris à Mlle Dreyfus mais c’était seulement un effort d’imagination, je ne pouvais pas ouvrir la porte sans bras. D’ailleurs si je me mettais à ramper au vu et au su, ils ne me le pardonneraient pas pour dégradation et dépradation de la Culture et à coups de bâtons du même père ou même pire. Il faut faire pseudo-pseudo, c’est d’entente tacite et collaboratoire avec l’institution et le régime au figuré car c’est pseudo-pseudo et c’est tout de suite schizophrène et psychiatrique pour cause de père inconnu. Il faut être en faire semblant des pieds à la tête avec exigences diminuées. Pierre Brossolette a dû se jeter par la fenêtre du cinquième étage à cause de ses exigences. Jean Moulin était tellement prétentieux qu’il a même dû se trancher la gorge. Au Mont Valérien c’est plein des mecs qui avaient des prétentions. Je refuse de me faire fusiller comme il faut et au Chili pour être un homme. Je déclare soussigné que je suis en peau d’homme et que les écailles ne sont là qu’à la suite d’une erreur humaine. Il ne faut pas que ça se sache et de tout cœur. J’ai aussitôt bouffé une souris et rampé sous le lit pour me conformer et ne pas déshonorer. Je soussigné démographique m’engage avec études secondaires et Ordre des Médecins à l’appui avec droit sacré à la vie par voies urinaires et culturelles pseudo-pseudo. Je suis patriote et francophone.
Je suis cependant ressorti pour filer à la salle de bain et me laver le cul et mettre un pyjama pour la forme humaine.
S’ils viennent m’interroger, je jouerai le jeu. Jouer le jeu c’est la règle du jeu pour la forme humaine. C’est le grand siècle et le style. Qu’ils viennent. Je n’ai pas peur. Je ferai pseudo-pseudo comme tout le monde. Il n’y a que le garçon de bureau qui me fait peur. C’est une erreur du genre humain, ce salaud là, il veut la peau des mue-mues, il exige.
J’étais donc tranquillement en train de me conformer sur la moquette lorsqu’on frappa à la porte sans sonner parce que tout devait être en panne dans un moment de sympathie. Le garçon de bureau, j’en étais sûr. J’ai voulu ramper à la cuisine pour saisir un couteau du même nom, mais je me suis rappelé à temps que je n’avais pas de bras. Prudence. S’il me voit debout verticalement avec une clé à la main, il serait aux anges. « Aha, Gros-Câlin, je t’y prends ! T’es pas un python ! T’es des nôtres ! Viens avec nous, couillon, sors, lutte ! ».
Je me suis vite roulé en boule sur la moquette pour ne pas me trahir. On a frappé encore. L’espace d’une seconde, je fus saisi d’un espoir fou : je crus que c’était Mlle Dreyfus qui venait me laverie cul.
Ils avaient la clé de Mme Niatte. Ils sont entrés. Il y avait deux, trois types avec elle. Quatre. Deux flics avec uniformes à l’appui.
J’ai eu beaucoup de présence d’esprit.
Je n’ai fait ni une ni deux. Vite, j’ai ouvert la boîte, j’ai saisi une souris par la queue et je l’ai avalée.
Je sais que ça fait copain-copain et conformiste mais je n’ai pas la prétention. Je ne veux pas faire le différent.
J’ai même fait « gnam-gnam » en me frottant mon petit ventre d’un air content, pour montrer que c’était bon et que je leur étais reconnaissant.
Je n’ai pas dit merci, pour montrer que j’avais des limites.
Ils parurent étonnés et se regardèrent de l’un à l’autre. Ils ne s’attendaient pas à ça. Ils s’attendaient à trouver une erreur humaine et ils tombaient sur un citoyen et un démocrate.
J’étais sauvé. On ne pouvait pas m’accuser d’acte contre nature.
Je savais d’ailleurs pourquoi ils étaient venus. C’était à cause du garçon de bureau. Ils ont dû nous voir ensemble et ils ont dû se dire Aha ! il est pour l’impossible, lui aussi.
Je leur ai cligné de l’œil pour le copain-copain et j’ai pris encore une souris par la queue et je l’ai bouffée. Ils ont été tout de suite réassurés. Ils ne m’ont même pas demandé mes papiers d’identité. Ils ont tout de suite compris que j’étais de la famille. Ils ont été d’une extrême gentillesse. Il n’y eut aucune brutalité policière. Il n’y avait pas de raison.
J’ai eu tout de même très peur. J’avais laissé les photos de Jean Moulin et Pierre Brossolette sur les murs. J’avais oublié de les enlever. Mais ils ne les ont pas vues parce qu’ils n’y auraient jamais pensé. Ça dépasse l’imagination, quand on regarde.
Il y avait une bonne ambiance. Ils savaient bien que je n’étais pas de ceux-là. Car il faut bien dire que parfois il est difficile de s’y reconnaître. Il y a beaucoup d’hommes sans provision en circulation qui ne sont pas honorés et à des cris défiant toute concurrence.
Seule Mme Niatte était consternée. Elle pleurait même un peu.
— Pauvre monsieur Cousin ! répétait-elle.
Aha ! Un piège.
— Je m’appelle Gros-Câlin, lui dis-je de toute ma hauteur. Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez.
Il y avait là un jeune homme bien, en blouse blanche. Il s’assit sur le lit, au dessus de moi. Il jeta un coup d’œil à la concierge.
— Gros-Câlin ?
— C’est le python, dit-elle avec un soupir à fendre l’âme à cause de l’expression.
— C’est moi, dis-je avec présence.
Le jeune homme était tout amical.
— Ah bon, dit-il. Tout s’explique. Un python. Et vous vous nourrissez de souris, naturellement.
— Naturellement, comme le mot l’indique, dis-je.
J’avais un peu peur. Il commençait à m’inquiéter avec son air bienveillant. Il voulait peut-être me mettre en confiance pour me trahir.
Aha ! pensai-je. Il y a de la ruse dans l’air.
— Il n’y a pas de caractère humain, ici, dis-je.
Je tapotai du pied gauche. Il y eut un silence inquiétant avec hurlements intérieurs.
Ne pas avouer. Présenter un aspect humain, rassurant, inaperçu. Bouffer de la merde s’il le faut. S’ils me découvrent à l’intérieur, c’est la tombe de Jan Palach, à des cris défiant toute concurrence.
Ne pas avouer. Pierre Brossolette s’est jeté du cinquième étage pour ne pas avouer son caractère humain. Et l’autre – ne pas prononcer le nom, pour ne pas se trahir – s’est jeté du cinquième étage. Ils n’ont pas avoué, plutôt que de bouffer de la merde. Gabriel Péri s’est fait fusiller avant la lettre. Mettre un gros manteau et un foulard quand l’esprit souffle. Se fier à la lettre, laisser l’esprit souffler, il en a bien besoin. Bouffer des rats à tous les repas pour offrir les garanties nécessaires.
Je rampai sur la moquette d’un air rassurant. Je lâchai parfois un petit pet pour la bassesse nécessaire.
— Je mange des souris, des rats, des cochons d’Inde, avec niveau de vie, déclarai-je. Je me nourris normalement.
— Bien sûr, bien sûr. Vous vivez seul, ici ?
Aha ! pensai-je. Un piège.
— C’est monsieur Cousin qui s’occupait de moi, dis-je. Mais je l’ai donné au jardin zoologique.
— Ah bon, ah bon, je vois, dit le jeune homme amicalement et il avait vraiment l’air sympathisant.
— Au jardin des plantes, plus exactement, me rectifiai-je, soucieux comme toujours. Au jardin des plantes, je rectifie pour la lucidité. La lucidité, monsieur, ça fait vraiment le poids.
— Oui, parfois même ça fait tellement le poids que ça écrase, dit-il en souriant avec je ne sais pourquoi de la prestance dans son piège. Dans son regard, je veux dire.
— Il vivait avec un python mais il l’a donné au Jardin d’Acclimatation, l’autre jour… Je l’aurais tuée. Oui, je l’aurais.
— Elle ment, me bornai-je.
— J’ai compris, j’ai compris, dit le jeune homme. Elle veut dire que vous viviez avec un monsieur Cousin et que vous l’avez donné au Jardin d’Acclimatation. C’était quand ?
— Je ne sais pas, dit Mme Niatte. Ce sont les locataires du troisième qui viennent de me l’apprendre, car je l’ai trouvé… Oh mon Dieu ! Pauvre monsieur Cousin ! Il n’aurait pas fait de mal à une mouche…
— Je me suis séparé de Cousin mercredi dernier pour raisons de famille, dis-je sèchement.
— Il y tenait énormément, dit Mme Niatte en essuyant les larmes. Moi, je n’ai jamais compris comment on peut aimer un python mais…
Le jeune homme en blouse blanche me regardait avec génération. À vingt-cinq ans, chez eux, il y a génération. Ils ne sont plus les mêmes. Il faut être patient, avec eux, leur donner du temps. Ils n’ont pas encore eu le temps de bien se nourrir.
Ce jeune homme me paraissait bien. Il n’avait rien de particulier, mais il en avait moins que les autres. J’ai eu un moment d’espoir sans aucune raison par définition du terme. Je m’attache très facilement. Il m’est arrivé de m’accrocher à un regard pendant des jours et des jours. C’est presque toujours un regard de femme, à cause de la féminité. Je pense d’ailleurs que tout devrait être au féminin et dès le lever du soleil.
— La séparation a dû être très très pénible, n’est-ce pas ? demanda le jeune homme.
— Elle a été très pénible pour Cousin, je peux vous l’assurer, l’informai-je.
J’ajoutai modestement mais non sans fierté :
— Il m’aime.
— Eh bien, c’est pour cela que je suis ici, dit-il. Je suis assistant au Jardin d’Acclimatation. Cousin se sent terriblement seul. Il dépérit. C’est affectif. Il a besoin de vous. Il est encore en état de choc, sous l’effet de la séparation. C’est un être ultra-sensible, qui n’a pas réussi à s’acclimater. Il vous réclame.
Mon cœur faillit s’arrêter. Je parle au figuré, comme l’organe. J’ai même eu une espèce d’espoir au côté gauche, là, sous les côtes.
— Je pense que vous devriez venir avec nous et passer quelque temps auprès de monsieur Cousin au Jardin d’Acclimatation. Il fait une dépression nerveuse. Lorsqu’on est brutalement séparé d’un être cher, on se sent très seul.
— Évidemment, dis-je. Ils sont dix millions, sans compter les autobus. Ça réduit. C’est la carte perforée, avec programmation et déperdition et des bouchons de quinze kilomètres à hauteur de Juvisy dans la gorge. Je ne sais pas si vous êtes au courant du foutre, de l’Ordre des Médecins avec droit sacré à la vie par voies urinaires et cheptelisation avec vaches françaises et banques de sperme pour l’expansion, mais la quantité d’hommes sans provision qui ont été émis et qui sont en circulation sans aucune chance d’être honorés, est effrayante. Je vous parle en connaissance de cause, je suis statistique. J’ai confié Cousin au Jardin d’Acclimatation dans ce but. Il est très difficile de détonner. J’espère qu’avec peu à peu et petit à petit il s’adaptera. Il faut des mesures. Je vous félicite. Les Jardins d’Acclimatation c’est très important, à cause de l’environnement. Il faut s’adapter. Il convient de prendre la couleur du milieu ambiant par mimétisme pour la protection par camouflage. Personnellement, je suis prêt à bouffer de la merde, je ne me prétends pas, je vous fais simplement remarquer qu’on ne nous a pas encore donné d’uniformes. Je suis antifascistes, car il faut que la police serve à quelque chose, ça ne se remplace pas par tout le monde du jour au lendemain. Je pourrais également vous parler d’autre chose, monsieur, mais c’est prohibitif, en raison de son absence. Mais permettez moi de vous dire que je ne vois pas du tout pourquoi vous avez amené des flics, car je suis pour. Je suis pour l’ordre des choses avec lois de la nature. D’ailleurs…
J’ai couru vite bouffer une souris pendant que Mme Niatte redoublait de sanglots, car elle sentait bien, la salope, que je leur échappais et que j’allais réussir à garder les deux suspects dans mon fort intérieur, avec avenir.
— … Voilà… Je me mets en règle. D’ailleurs, ce garçon de bureau, je ne veux pas le savoir. Je ne le connais pas. Il y a des lois contre lui, qu’on les applique. Je n’y suis pour rien. On n’a aucun rapport. Il n’existerait pas que ça ne m’étonnerait qu’à moitié ou même à un cinquième, car il n’y a que des rondelles qui existent, à cause de la mutilation des saucissons bien ficelés pour être débités au détail. Je déclare solennellement sous la loi que je suis sous tous rapports et comme on l’exige. Je l’ai prouvé en donnant Cousin au Jardin d’Acclimatation. Il faut qu’il s’adapte sans détour car il est en pure perte. Il ne faut surtout pas que ça détonne avec des produits de première nécessité à domicile. Je suis pour la fraternité et à tout égard car il est urgent de mélanger les torchons et les serviettes.
J’étais tellement convaincu que j’avais des larmes. L’Assistant battait du pied la mesure.
— Il a besoin de votre soutien moral, dit-il. Il a un peu perdu contact, comme souvent lorsqu’on perd brutalement un être cher. Vous y serez très bien. C’est chauffé. Il ne peut pas vivre sans vous, monsieur Cousin.
Je louchai vers les deux policiers. Mais ils voyaient bien que j’étais en règle. Je bouffais des souris, je ne prétendais pas. La seule chose qui paraissait les inquiéter un peu, c’était que je courais me laver le cul, tout le temps. Même l’Assistant était un peu surpris. Mme Niatte levait les yeux au ciel et ils me suivaient dans la salle de bains pendant que je m’asseyais sur le bidet. Mais à part ça, ils étaient bien. Ils m’ont permis d’emporter quelques amis, la montre, le tube dentifrice avec une petite tête bleue, un parapluie cassé dont personne n’aurait voulu et qui n’existait que pour moi, mais ils ont fait des difficultés quand j’ai essayé de traîner dehors l’armoire. Je m’attache très facilement. J’ai essayé aussi de prendre le bidet, pour des raisons sentimentales, mais il était déjà attaché. Ils m’ont dit qu’il y en avait un là-bas. Possible, mais ce n’est pas la même chose, quand vous aimez une femme, vous ne pouvez pas la remplacer comme ça par une autre. J’étais résolu à demeurer fidèle à Mlle Dreyfus. Il y a des gens avec indifférence qui éprouvent toujours les mêmes sentiments quel que soit le bidet, mais je suis un rêveur ce qui fait que pour moi tous les bidets ne sont pas pareils.
Ce fut alors que je les ai surpris en flagrant délit. Ils avaient pris ma valise et ils y fourraient des vêtements pour mon séjour au Jardin d’Acclimatation. Des vêtements avec des bras, des jambes, des corps humains futurs. Y es, des vêtements d’homme. Je dis yes en anglais pour ne pas dire toujours oui, il ne faut pas se laisser faire. Je crus d’abord que c’était une ruse de guerre pour me faire avouer et arriver ainsi à Jean Moulin et Pierre Brossolette avec torches électriques et fil à aiguille, mais ce n’était pas ça, c’était beaucoup plus grognard. Je dis grognard à cause de leur fidélité à Napoléon et complètement hors du contexte pour brouiller les pistes et ne pas me laisser surprendre avec fidélité à l’intérieur. Car ce qui se passait était immense. Ils y croyaient. Même les flics y croyaient. Ils tenaient à la main un pyjama qui avait une forme humaine indiscutable et même des chaussettes et caleçons en vue d’homme. Je ne crois pas que c’était dans un but de provocation, pour me faire avouer. Je crois que c’était malgré eux, le caleçon, les chaussettes, le pantalon, c’était prémonitoire, la sublimation, quoi. J’éprouvai une nouvelle poussée d’angoisse prénatale avec passages vertigineux de garçon de bureau. Je tremblais même des pieds à la tête, faute de mieux. Une sorte de fin de non recevoir. Je me tenais tout nu devant eux et ils voyaient bien qui j’étais, écailles et tout, ayant tout avalé comme de droit sous leurs yeux, avec acceptation, mais ils n’en mettaient pas moins dans ma valise, en vue d’avenir, des provisions de métamorphose et des signes avant-coureurs, des prologomen. J’emploie ce mot dans son sens prémonitoire avec espoir dans l’inconnu et confiance dans autre chose. J’ai couru rapidement dans la salle de bain, je me suis assis sur le bidet et je me suis lavé le cul pendant qu’il était encore là.
C’était un moment bouleversant. Là où il y a vêtement, il y a espoir. L’homme s’annonçait sur toutes les coutures. Là où il y a vêtement, il y a moule à remplir, il y a forme humaine. Je compris immédiatement que le Jardin d’Acclimatation était un lieu de passage pour objets en souffrance en vue d’une destination heureuse et ultérieure. Il y a bien sûr des garçons de bureau qui se perdent mais on ne peut pas se retrouver sans se perdre. La seule façon sûre de ne pas se trouver c’est de ne pas savoir qu’on est perdu.
Quand ils ont mis mon pyjama dans la valise, indubitablement, pour usage futur, je compris que l’on me voulait du bien et je n’ai fait aucune difficulté. Je les ai suivis au Jardin d’Acclimatation en me frottant les mains et avec bonne humeur.
Je sais, je sais, j’y viens ! Je n’ai pas demandé à Jean Moulin et à Pierre Brossolette de m’accompagner. Ils étaient déjà nés et n’avaient pas besoin de métamorphose.
Au Jardin d’Acclimatation, j’ai eu des moments pénibles parce qu’ils avaient des difficultés d’approvisionnement et je n’ai pas pu me nourrir convenablement. Ils étaient désolés mais j’étais le premier python qu’ils recevaient. Finalement, ils m’ont alimenté par tube, qui avait à peu près ma forme mais était beaucoup plus mince et plus court. Je me suis tout de suite senti amical et un peu protecteur à son égard. C’était assez pénible mais il faut bien essayer et c’était quand même déjà un acte contre nature. Je réclamais Gros-Câlin mais le vétérinaire en chef me dit qu’il se portait bien et qu’il était déjà rentré chez moi. Le vétérinaire était à lunettes, de taille moyenne, qui avait une certaine sympathie pour les autres espèces et qui venait me voir avec des étudiants en zoologie que j’intéressais à cause de ma rareté. J’étais très content de pouvoir me dérouler de toute ma longueur. Le vétérinaire aimait beaucoup m’entendre parler. Il voulait savoir pourquoi je courais me laver le cul tout le temps mais là j’étais intransigeant, je refusais d’en parler, je voulais garder cela pour moi-même.
Il m’encourageait beaucoup à continuer les présentes notes et observations sur l’état de python à Paris. Malheureusement, au bout de quelques semaines, je fus atteint de troubles la personnalité pour cause inconnue, comme son nom l’indique. Il m’est très difficile de m’expliquer là-dessus car il y a du stratagème dans l’air. J’ai l’impression que l’on cherche à me faire renaître de mes cendres dans un but de remise en circulation. Je sentais toujours que je n’avais ni bras ni jambes et le vétérinaire utilisa deux ou trois fois devant les étudiants l’expression « quelqu’un à aimer » et on voulait me faire jouer avec un petit chat, mais j’ai aussitôt essayé de l’avaler. Les petits chats, merde. L’infirmière venait s’asseoir à côté de moi mais c’était professionnel. Elle voulait me tenir la main mais c’était thérapeutique chez cette salope. Je continuais à ne pas avoir de main. Ils m’ont donné des chocs électriques pour me faire avouer. Ils m’ont mis une télévision avec ORTF et il suffisait de tourner le bouton pour y avoir droit. Je continuais à ne pas avoir de main. Le caractère humain, ils peuvent toujours venir.
J’ai eu un choc. Un vrai. L’infirmière avait laissé la porte entrouverte. Il y avait là deux étudiants qui parlaient avec le couloir.
— C’est un cas intéressant. Je dirais même : pathétique. Tu as vu son cahier ? C’est l’espoir qui est pathétique, là-dedans. L’espoir par n’importe quel moyen. Par exemple, il écrit pro-logomen. Et il dit que ça vient de l’anglais prologue et men, hommes, et que cela veut dire prologue à des hommes, à l’homme, à l’humain, en somme…
— Oui, je sais. J’ai failli même faire une connerie et lui dire que le mot se dit et s’écrit prolégomènes, et que cela n’a rien à voir avec la venue ou la naissance de quelque homme nouveau et hypothétique. C’est un humaniste attardé, à sa façon, au fond. Heureusement, je me suis rattrapé à temps, j’ai dit oui, prologomen, prologue à l’homme. Quand un mec n’a qu’un mot pris de travers pour tout espoir… On ne se méfie jamais assez, avec eux.
— Oui, jamais assez.
— Comme ça, au moins il a de l’espoir.
Je ne peux pas dire l’effet que ça m’a fait. Aucun. Strictement aucun. J’ai même eu l’impression que j’allais très bien, que c’était fini, que c’était le désespoir. J’ai toujours senti que le désespoir, c’était cela qui me manquait et que si j’y arrivais, je serais très bien, ce serait même plus bouffer des souris ou des rats, je tournerais le bouton de la télévision, je prendrais connaissance d’un nouveau massacre qui m’a épargné, et je me sentirais bien, avec reconnaissance.
À partir de ce moment, je commençai vraiment à me plaire. J’ai repris bras et jambes avec l’air de leur dire « tenez bande de salauds voilà vous êtes contents, maintenant. Regardez ce que vous avez fait avec les splendeurs de la nature, et je ne parle pas seulement du condor royal des Andes ». Ce n’était pas l’acceptation, il ne faut pas croire, mais il m’arrivait même de penser à mon bureau, à mon IBM et au grand Paris avec perspectives d’avenir. C’était bien fait pour leur gueule, quoi, et la mienne, c’était peu de chose et j’étais prêt à payer le prix. Je devins même râleur et je traitais l’infirmière de « salope » pour la normalisation et pour leur montrer que je pouvais être remis en circulation.
Un matin je me suis réveillé en me sentant très bien dans ma peau et c’est tout juste si j’ai éprouvé un petit moment d’appréhension à l’idée de l’effort qu’il me restait à accomplir. Je regardai autour de moi et je demandai à l’infirmière depuis combien de temps j’étais là et ce que j’y faisais. Elle me dit que j’avais été malade, des virus dans l’air de Paris qui attaquent le système. Le médecin est arrivé aussitôt tout intéressé et m’a demandé si j’avais faim et si je voulais mon petit déjeuner. Je dis ben merde oui. L’infirmière est sortie et au bout d’un moment revint avec… trois souris dans une cage !
— Qu’est-ce que c’est que ça ? que j’ai demandé.
— Votre petit déjeuner.
Je me suis foutu dans une rogne de voie publique.
— Non mais ça ne va pas, dites donc ! Vous êtes tombée sur la tête ?
J’ai hurlé, j’ai gueulé qu’on m’insultait, que j’avais ma dignité et la sécurité sociale et que c’était ignoble d’insulter ainsi la personne humaine.
— Si c’est pour ça que nos pères se sont fait fusiller par les allemands, ah merde !
Je savais bien que c’était pour ça mais eux ils ne savaient pas. Ils risquaient même plus de l’apprendre.
J’ai exigé le Directeur et tout. Ils sont allés chercher l’Assistant. Ça m’a calmé un peu parce que ce mec là c’est un vrai garçon de bureau et avec génération, vingt cinq vingt six ans, je m’en méfie comme de la peste. J’ai dû même gueuler encore plus fort pour me donner du courage. J’ai parlé de procédés, de pays civilisés, de traitement infligé.
J’avais une peur bleue.
L’Assistant me regardait amicalement de ses vingt cinq ans. C’était clair et évident et cousu de fil blanc et je dirais même qu’il souriait non sans amitié, à cause de la compréhension, partout, comme toujours. Il savait, ce salaud-là, je vous jure qu’il savait. J’avais même l’impression qu’il ressemblait au garçon de bureau mais c’était seulement l’angoisse.
Je me suis tu, finalement. Je lui ai lancé un appel des phares et il a fait un signe de tête rassurant. Il savait, il connaissait le truc. Peut-être même qu’il le pratiquait lui-même. C’était peut-être un type qui se cachait, en vue d’usage futur.
J’ai fait des gestes, pour faire l’organe, comme la fonction du même nom. Des bras, des jambes. J’étais prêt à faire l’homme, des pieds à la tête. Train train et pseudo pseudo. Le tout, c’est de ne pas déranger. Bien sûr, il n’y avait que des moignons et des trognons, à cause de la mutilation prénatale, mais ils savaient ne pas voir, pour la vie en société avec bonne vie et mœurs. Ils savaient ne pas y regarder, du tact au tact.
— C’est parfait monsieur Gros-Câlin, me dit l’Assistant et il me cligna de l’œil, je le jure.
J’ai saisi la perche au vol.
— Je m’appelle Cousin, Pierre, lui dis-je. Gros-Câlin c’était un python que j’avais chez moi pour l’observer dans un but instructif. Je l’ai donné au Jardin des plantes.
Il y eut sur son visage à la fois du sourire et de la tristesse car on ne sait jamais où ça commence et où ça finit.
— Mais bien sûr, nous nous comprenons parfaitement monsieur Cousin, dit-il. Je pense que les autorités responsables de votre retour dans la nature… enfin, je veux dire, à la vie normale…
Il me regarda mais je n’ai pas relevé sans frémir.
— … votre retour à la vie normale, vont vous garder ici en observation encore quelques jours, après quoi si votre état d’esprit… votre amélioration, pardon, se confirme, vous pourrez rentrer chez vous tranquillement et reprendre vos occupations…
Il gardait les mains dans les poches et me regardait avec beaucoup d’expression et de sympathie.
Je me taisais. Je serrais les fesses, j’avais peur de me trahir par la parole comme c’est toujours le cas. Je n’étais pas encore en possession de tous leurs moyens.
— Vous avez de l’appétit ? me demanda l’un ou l’autre.
— La viande n’est pas assez cuite, dis-je.
Un des étudiants en réadaptation – il y en avait tout un groupe qui était entré pour voir ma guérison – s’approcha de moi et entrouvrit ma veste de pyjama et toucha ma peau.
J’ouvris la bouche pour lui dire « ça ne se voit pas de l’extérieur » mais l’Assistant m’a foutu un regard et je me suis arrêté à temps. Je n’avais rien à craindre de ce côté, les écailles sont à l’intérieur et pas à l’œil nu. J’observais l’étudiant avec bienveillance. Je n’étais pas de la dernière pluie. Et il me vient à l’idée que c’était peut-être lui, qui parlait l’autre jour derrière la porte avec le couloir. J’ai fermé un œil à demi pour la ruse.
— On dit prolégomènes, du grec, et pas prologues aux men, de rien du tout, l’informai-je. Je vous ai entendu prononcer, l’autre jour. Vous avez intérêt à vous rééquiper de dictionnaire. Cela veut dire « notions préliminaires » ? Hein ?
Je n’étais pas peu fier.
Il referma mon pyjama. Il n’y avait pas d’écailles. Il n’y avait pas python. Il y avait peau d’homme.
Il y avait clandestinité.
Le docteur à lunettes entra et fut informé. Il s’assit près de moi et prit ma tension.
— Normale, dit-il.
J’ai avalé ma salive terrifié mais j’ai souri bravement.
Merde alors. J’ai eu un moment de panique avec sonnerie d’alarme. Mais il n’y avait pas de quoi. C’était peut-être seulement la tension qui était normale. Il y avait encore de l’espoir.
Je cherchai le regard du garçon de bureau. Ce n’était pas le garçon de bureau, bien sûr, c’était un autre, et il n’était pas à main armée, mais c’était la même bande.
Il voyait, j’en étais sûr, malgré sa fonction d’Assistant.
Il voyait bien que j’étais caché à l’intérieur, roulé en boule, avec toutes nos écailles, absolument épouvanté, à cause de l’environnement.
Il se taisait. Il m’a même tourné le dos, par sympathie.
Le docteur m’observait avec pénétration.
Qu’est-ce qu’il attendait, ce salaud-là, que je bouffe de la merde pour lui prouver mon caractère humain ?
J’ai joué le grand jeu.
— Écoutez, docteur, je ne peux pas rester ici indéfiniment. Je ne peux pas me permettre de quitter mon travail et de payer les frais…
— La sécurité sociale vous remboursera, soyez tranquille. C’est prévu pour ça. La sécurité sociale n’est pas faite pour les chiens… pour les pythons, je veux dire !
— Ha, ha, ha ! je pouffai de bon cœur.
C’était le moment de rire. Pas trop pour que ça ne fasse pas nerveux.
— Je sais que j’ai fait une dépression nerveuse dis je, mais…
Là, j’ai pris un risque énorme. Mais c’est parfois indispensable, dans la clandestinité, justement, pour convaincre, passer vraiment l’examen inaperçu. Il fallait leur montrer que j’avais de saines inquiétudes, que je voulais être avec eux du bon côté.
— Mais je ne suis pas schizophrène, au moins ? demandais je.
Ça c’était quelqu’un !
L’Assistant se tourna vers moi brusquement et me regarda avec admiration. Je sentis qu’il trouvait ça très très fort. Un vrai stratagemme.
Le vétérinaire – je sais, je sais, mais il n’y a que le résultat qui compte – se tourna vers les étudiants à travers ses lunettes. Il parut récompensé de ses efforts. Il me rassura tout de suite.
— Mais non, vous avez craqué, tout simplement. Dans une société très évoluée, très complexe, très exigeante comme la nôtre, il y a des moments où l’on perd ses facultés d’adaptation, où l’on n’arrive plus à suivre, à s’insérer, à s’ajuster… La machine s’essouffle, grince, se détraque…
J’ai failli gueuler quelle machine mais c’était au figuré. Ouf, j’ai failli faire une erreur humaine.
— … refuse de fonctionner…
J’avais une envie de courir me laver le cul mais ce n’était pas le moment de leur parler de ma vie sentimentale.
Le vétérinaire à lunettes comme le collègue du même nom se croisa les bras sur la poitrine, grave. C’était Napoléon qui avait passé toute sa vie à se vaincre et qui y était parvenu, recueillant les honneurs.
— C’est une question de comportement social. Un homme normal est un homme qui n’inquiète pas par son comportement. La société n’en demande pas davantage car elle est libérale.
Il est sorti dehors suivi par tous les étudiants en Dieu sait quoi car il ne faut pas chercher la grosse bête. L’Assistant fut le dernier à se replier.
Il vint près de mon lit et me tendit la main.
— Serre-moi la main, Gros-Câlin, dit-il.
J’hésitai. J’hésitai terriblement. C’est peut-être un faux-frère. Et puis je pris encore un risque, avec confiance dans l’avenir.
— Vous savez bien que je ne peux pas, lui murmurai-je.
Il me mit la main sur l’épaule et j’en ai eu les larmes aux yeux sans crainte de flagrant délit.
— Et autre chose, murmurai-je. Je leur ai menti, tout à l’heure. Ce n’est pas prolégomènes. C’est prologomen, et ce n’est pas sans espoir…
Il sortit et je pus entrer chez moi le surlendemain avec approbation et une feuille de la sécurité sociale. Je me suis glissé sous le lit, je me suis replié sur moi-même et j’ai dormi vingt-quatre heures, après quoi j’ai pris des dispositions pour m’entourer de garanties nécessaires. J’ai parlé longuement de l’essence chère et du coût de la vie en général avec des commerçants du quartier et je me suis entretenu longuement avec Mme Niatte du chauffage, gaz et électricité, tranquillement, avec familier et quotidien. J’avais un peu peur mais ça s’est très bien passé. Au début, ils étaient nerveux parce qu’ils avaient peur d’être découverts eux aussi mais ils ont vite compris que je jouais le jeu avec comportement social à l’appui et ils ont été sécurisés. Je suis allé partout où il fallait pour du pain, du vin, du fromage et du beurre, je disais à haute et intelligible voix « bonjour messieurs’dames », et « allez au revoir, messieurs’dames, bonne continuation » mais j’ai évité d’aller chez le boucher pour acheter de la viande parce qu’il fallait exagérer les précautions du moins pendant un temps. La clandestinité était plus facile sous les allemands à cause des fausses cartes d’identité. J’ai même acheté des journaux et j’ai bousculé deux ou trois personnes dans la rue en leur disant « Vous ne pouvez pas faire attention ? ». Je passe comme ça une heure ou deux à rassurer par mon comportement social et je crois qu’ils commencent déjà à ne plus me voir. La compression a encore augmenté de plusieurs millions d’entrées pendant mon séjour au Jardin d’Acclimatation et celui d’hommes sans provision et à des cris défiant toute concurrence ne peut même plus être estimé faute d’estime nécessaire. J’ai fait un petit lapsus chez l’épicier, tout à l’heure, lorsqu’il me parla de la hausse des cris, je pouffai, je n’arrêtais plus de rire, car personne ne les entend à cause de leur abondance. Mais il ne s’est aperçu de rien parce qu’il avait d’autres objets de préoccupation. J’ai croisé le gérant dans l’escalier et je l’ai félicité pour les soins qu’il prodiguait à l’immeuble. Je suis même allé à la sécurité sociale et là non plus il n’y eut pas de difficultés, avec les certificats que j’avais et d’ailleurs ils ne m’ont même pas regardé. J’avais toujours un peu l’impression que ça se voyait mais c’est normal, c’est toujours comme ça après une mue quand on se retrouve comme avant et qu’il faut s’y faire. Je mets parfois astucieusement un disque de Mozart, assez haut, pour que les voisins entendent et pour qu’ils sachent qu’il y a là un homme qui écoute du Mozart. Je fais très attention, je présente toutes les marques extérieures de respect.
J’ai pris également, dans un but de sécurité, une décision grave. J’ai longuement parlé avec Jean Moulin et Pierre Brossolette dans mon fort intérieur, et je leur ai dit que j’avais été emmené à l’adoptoir et que j’y avais été mis en surveillance avec observation sans communication avec l’extérieur. Il est d’ailleurs faux de prétendre que l’Église monte la garde à l’entrée de l’avortoir au nom du droit sacré à la vie par voies urinaires, car ils se feraient excommuniquer par Dieu qui n’est malgré tout pas le pape, c’est pourquoi on ne retrouve nulle part dans l’avortoir et pour cause et comme il se doit. Je leur ai expliqué que j’avais réussi à convaincre les autorités de l’adoptoir et à être rendu à moi-même par électrochoc mais que j’avais néanmoins été l’objet de soupçons. Je ne pouvais donc plus les cacher chez moi, j’avais déjà beaucoup de mal à me cacher moi-même. Des prétentions pareilles chez quelqu’un qui se prétend en ordre, ça provoque tout de suite le rejet par l’organisme de défense à cause de l’uniforme. Je leur ai dit qu’il fallait faire malin-malin et pseudo-pseudo. Ils ont très bien compris, l’un à cause du coup de Caluire et l’autre à cause des cinq étages sans ascenseur. J’ai donc enlevé les deux portraits du mur et je les ai brûlés astucieusement car ils étaient mieux cachés ainsi et couraient moins de risques. J’ai la chance de disposer de beaucoup de place dans mon fort intérieur. Il n’y a pas mieux, comme clandestinité. Je les ai assurés que j’allais les nourrir tous les jours de tout ce que j’avais de mieux et je suis allé acheter des provisions de piles pour leurs torches électriques parce qu’on ne peut pas rester tout le temps dans le noir, il faut de l’espoir. Je ne pense jamais à Mlle Dreyfus, sauf pour m’assurer tout le temps que je pense pas à elle, pour la tranquillité d’esprit et je ne suis jamais revenu la voir au bordel car je ne vois pas ce que j’ai à offrir à une jeune femme libre et indépendante. Je suis cependant obligé de reconnaître que je cours souvent m’asseoir sur le bidet pour me laver le cul, car il m’arrive de me sentir atrocement seul et on ne peut pas vivre sans rêver un peu. Je tire des satisfactions de ma montre de chevet, qui a vraiment besoin de moi. J’ai été heureux de constater qu’elle s’était arrêtée pendant mon absence à l’adoptoir, comme le marchand me l’avait promis, et bien qu’elle fût sans garantie. Il y a maintenant évidemment des montres qui marchent toutes seules et qui n’ont besoin de personne, ce qui est tout le but de l’opération. Je l’ai remontée et j’en éprouvais de la gratitude à son égard, c’est la réciproque. Je crois toujours que 2 est le seul 1 concevable et que tout le reste est dépourvu d’erreur humaine, ce qui s’obtient avec les grands nombres et les opérations en cours. J’entends souvent les pas du professeur Tsourès qui marche au-dessus de ma tête et j’ai toujours l’impression qu’il va descendre, mais il reste toujours chez lui à l’étage supérieur, souffrant d’insomnie, à cause de sa générosité.
Et puis, il y a les petits riens. Une lampe qui se dévisse peu à peu sous l’effet de la circulation extérieure et qui se met à clignoter. Quelqu’un qui se trompe d’étage et qui vient frapper à ma porte. Un glouglou amical et bienveillant dans le radiateur. Le téléphone qui sonne et une voix de femme très douce, très gaie, qui me dit : « Jeannot ? C’est toi, chéri ? » et je reste un long moment à sourire, sans répondre, le temps d’être Jeannot et chéri. Dans une grande ville comme Paris, on ne risque pas de manquer. À la STAT aussi, tout se passe bien, avec bon usage. Mon caractère humain crève les yeux et je ne suis donc l’objet d’aucune attention. Le garçon de bureau n’est plus là, il a été foutu à la porte, on avait fini par le repérer. Je ne peux pas dire qu’il me manque mais je pense beaucoup à lui, cela me sécurise de savoir que je ne risque plus de le rencontrer. J’éprouve, certes, certes, qui n’en éprouve pas, de-ci, de-là, des états latents et aspiratoires qui se manifestent par des angoisses, des sueurs froides et des nausées prénatales, à cris défiant toute concurrence. Je prends des produits pour ne pas me trahir et ne pas inquiéter, pour demeurer bien élevé et de bonne compagnie. On fabrique d’ailleurs des membres artificiels pour permettre à tous et chacun de faire semblant avec bonne présentation et en vue d’emploi, de vie utile et sans rougir. Je me lève parfois au milieu de la nuit et je fais des exercices d’assouplissement de l’échine en vue d’acceptations futures. Je me tords, détords et retords sur la moquette de toutes les façons possibles et accessibles, je me contorsionne, m’entortille, me noue et m’enroule avec extrême bonne volonté et exigence, me plie et déplie en essayant de prendre toutes le formes pour les besoins éventuels de la cause et les impératifs de l’environnement afin de coller de mon mieux et de faire tout mon possible. J’en ai les yeux qui me sortent parfois de la tête et il y a des moments de tel aplatissement et de telle exaction que j’ai vraiment l’impression d’exister. Je raconte cela par souci de mise en garde et de prévention routière, car je ne voudrais surtout pas qu’on croit ou qu’on s’imagine, mais ce fut comme par hasard au cours de ces exercices d’adaptation que j’ai entendu des coups frappés à la porte. Je me suis bien gardé d’ouvrir, car ma faiblesse à ce moment là était telle que j’étais en proie à l’angoisse de l’espoir, qui a comme c’est de notoriété avec l’espoir des rapports connus. Les coups étaient frappés de l’extérieur sans aucun doute possible et tout de suite je me suis bien gardé d’ouvrir, car j’étais à ce moment là visible à l’œil nu étant en état d’angoisse et d’abandon. J’ai donc fait avec ruse semblant qu’il n’y avait personne à l’intérieur comme il fallait. J’ai malgré tout mis mon pyjama en forme humaine.
Il n’y eut pas insistance.
Je commençais déjà à me sentir sauvé lorsque j’ai vu une feuille que l’on glissait sous la porte. D’abord, je n’ai pas voulu prendre, astucieusement, à cause des mains et des bras et puis j’ai vu qu’elle était tout entière à l’intérieur et que l’on ne pourrait pas voir que je me servais de mes mains. Je l’ai ramassée. Il y avait une adresse, une date pour le lendemain et une heure – vingt heures trente – et ces quelques mots : Allez, fais pas le lâche, t’es pas assez fort pour ça. Viens avec nous. Montre toi tel quel. Nous on est pour les pythons. C’était le garçon de bureau.
Je n’ai pas perdu la tête. Je savais que c’était une tentative de provocation avec risques et périls. C’était même en toute connaissance de la cause, encore plus dangereux : c’était politique. Je dis bien politique, et je souligne, dans toute l’étendue du terme.
On comprendra tout l’abîme qui s’ouvrait à mes pieds. La première chose à faire était évidemment d’appeler la police pour devancer tous les soupçons. Mais c’était une réaction naturelle, et les lois de la nature, on est pas là pour les servir, c’est même tout le contraire. D’un autre côté, les jardins d’acclimatation en vue d’un jardin meilleur, il y en avait marre. Tout ce que ça fait jamais, c’est encore des banques de sperme et des hommes sans provision qui ne sont jamais honorés et des cris défiant toute concurrence.
Les messages avec vue imprenable sur l’avenir, il y en a marre. Il y en a marre du foutre en position d’attente dans le stagnatoire, avec des mue-mues du pareil au même à l’appui. Le vocabulaire, je fréquente plus.
J’ai donc pris le message en deux pour le déchirement.
Je ne voulais plus être Gros-Câlin. Je voulais être Gros Malin, pour changer.
Mais là il se produisit quelque chose d’irrésistible. Il y eut une poussée irrésistible de l’intérieur. Il y avait là remue-ménage et chevauchées fantastiques, avec chants, printemps de Prague et ivresse prémonitoire. Je fus même en quelque sorte et comme soulevé de l’intérieur. C’était Jean Moulin et Pierre Brossolette. Ces gens-là sont d’une faiblesse qui confine à l’espoir.
J’ai lutté. Je leur ai dit non. J’ai crié raison, bon sens, tanks russes, puissance et le plus grand nombre. J’ai parlé statistiques et agglomérat avec CRS à toutes les fissures. Je me suis accroché de toutes mes forces à ma vie privée, j’ai couru me laver le cul sur le bidet. Je le dis comme je le pense, je me suis lavé mon propre cul par mes propres moyens au moins dix fois cette nuit-là dans un but d’indépendance, de sollicitude et de liberté d’expression.
Rien à faire. Ils étaient les plus faibles, ces deux là, et ça gagnait. Ça gagne toujours.
Je ne sais pas comment j’ai fait pour tenir vingt-quatre heures avec l’aide de la montre. Le terrain gagnait sur moi dans la nuit, comme toujours, avec l’immensité des déserts africains en plein Paris et une absence totale de considération ou même d’attention qui se jetait sur moi avec toute la puissance dévastatrice de personne.
J’avais la feuille d’appel à la main mais je n’y touchai pas.
La fatigue et l’affolement aidant et s’ajoutant à la terreur abjecte, je repris confiance en moi-même vers sept heures de l’après-midi, car ce sont des signes qui ne trompent pas et témoignent de lucidité et de prise de conscience.
Je me suis habillé des pieds à la tête, avec manteau, chapeau et foulard à l’appui, par dessus mon pyjama que je ne voulais pas quitter, il me tenait chaud au cœur, il y avait là quelqu’un. Je suis sorti sous prétexte de mettre une lettre à la poste. Ça s’est très bien passé, j’étais bien couvert. Mon cœur battait à peine et mon souffle si léger que personne n’aurait cru qu’il y avait péril en demeure. J’avais appris l’adresse par cœur, je déchirai la feuille en petits morceaux et les avalai pour prudence. J’étais d’ailleurs difficilement perceptible, car j’offrais toutes les garanties vestimentaires nécessaires. On ne voyait ni mes écailles, ni mes nœuds, ni mon trognon ni mes moignons. Je donnais bonne impression d’adaptation au niveau de vie. J’étais même louable et à encourager, car j’offrais un sympathique exemple de baisse de prix en pleine période de hausse. J’étais à vil prix, je ne nécessitais pas d’essence et de source d’énergie et j’étais économique, car on pouvait me jeter après usage. J’étais de plein emploi, et avec deux milliards de pièces de rechange, et sans autre matière première nécessaire que des investissements de foutre dans les banques de sperme. J’étais avec Pape, Ordre des Médecins à l’appui, avec droit sacré à la vie par voies urinaires et halte-là. J’étais à la fois matière première et produit fini, foutu même, avec promesses d’au-delà réservé uniquement aux morts. Je n’étais susceptible de dépassement que sur les autoroutes et j’étais vendu chaque année à deux millions d’exemplaires aux postes de télévision. On me mettait même une chaîne de couleur, comme son nom l’indique. J’avais un gouvernement qui me représentait sans aucun doute possible à cet égard. J’étais convertible. Je diminuais d’année en année, avec augmentation subséquente de besoins, pour compenser. Je bouffais de plus en plus de merde dans un but cancérigène. Ça gueulait parce que le prix de ma viande revenait de plus en plus cher à la sécurité routière et sociale. J’étais revenu national brute par tête d’habitant et de plus en plus. J’étais statistique jusqu’au trognon, démographique jusqu’à l’œuf, avec ovulation munie de tous les sacrements de l’Église et ouverte à toutes les bourses.
Je continuais néanmoins à raser les murs, malgré mon caractère inaperçu, car il y avait peut-être des failles dans mon regard qui laissait filtrer mon caractère sacré, secret, je veux dire, bien que je leur eusse intimé l’ordre d’éteindre les torches, à l’intérieur, dans un but d’imparfait du subjonctif offrant toutes les garanties. Je ne me référais plus à eux que par des initiales. J. M. et P. B. à cause du nombre considérable des mitraillettes avec CRS aux coins des rues. Je soulevais au passage mon chapeau devant les forces de l’ordre pour leur montrer que je ne cachais rien. Mais ma faiblesse était telle que je ne méritais pas des mesures de prudence à mon égard. Mon inexistence apparente offrait les apaisements nécessaires. Je présentais. Il n’y avait pas à regarder dans les vitrines pour voir que j’étais prêt à porter. Il suffisait de voir mon sourire comme cul et chemise pour constater que j’offrais les garanties nécessaires, et que je ne refoulais même plus, j’avalais. Je prêtais si peu à attention que lorsque je fus poinçonné à l’entrée du métro, je repris un peu d’existence, de présence. Je me penchais pour me ramasser et le ticket me garda dans sa main, amicalement, comme preuve à l’appui. Je gardais le ticket dans ma main, je veux dire, mais l’intelligence aura rectifié d’elle-même. Je m’écoulai avec tout le monde à la sortie et il n’y eut ni regards curieux ni regards tout court, il suffisait de se faire poinçonner. J’avais mis mes lunettes noires des cinéastes pour empêcher le regard. J’avais eu tort de leur donner des torches électriques, car ces deux-là ne peuvent s’empêcher de faire de la lumière. J’étais évidemment énormément aidé par la forme, le style, le vocabulaire, mes vêtements, mon chapeau, foulard et pardessus. Les moignons étaient tous à l’intérieur avec les écailles et ne se voyaient pas et il y avait aspect humain mais sauf les enfants qui vous regardent toujours très attentivement parce qu’ils ne sont pas habitués, les autres étaient beaucoup trop habitués à se réfugier chez eux pour me demander de quel droit et sous quel prétexte. J’avais d’ailleurs pris la précaution nécessaire d’emporter ma feuille de sécurité sociale qui me donnait droit de me faire rembourser aux trois quarts, c’était une preuve matérielle que personne ne pouvait récuser.
J’y suis donc arrivé sain et sauf.
Le Palais de la Découverte était entouré de cordons de police mais ils laissaient passer tout le monde, pourvu qu’on fût séparés. Ils étaient là dans un but de séparation et de prévention, pour qu’il ne se passe surtout rien. Il y avait des ambulances mais il n’y avait pas de médecins visibles aux issues éventuelles, car dans son communiqué prénatal au sujet des avortoirs, l’Ordre des Médecins avait stipulé le souhait qu’il n’y eût pas de médecins voués à des tâches pareilles, pour cause d’élévation et de dignité. Je ne saurais dire ici faute de mieux dans quel état j’étais présent, avec peur d’identification et faux prétexte, mais que ma faiblesse n’eut aucune peine à me surmonter et elle fit même preuve d’une témérité extraordinaire chez cette personne. Les policiers ne me prêtaient pas la moindre attention, comme s’ils m’avaient reconnu d’après les albums illustrés chez les libraires sur les espèces en voie de disparition. Ils savaient bien en vertu de tous mes accords antérieurs, que j’étais en voie de disparition pour cause d’environnement et qu’il n’y avait pas lieu de me craindre. Seulement, ce qui s’est passé, c’est que l’état de faiblesse dans lequel je me trouvais me mit brusquement dans l’impossibilité de lutter contre J. M. et P. B., malgré l’état initial auquel je les avais prudemment réduits. La vérité est qu’il n’est pas humainement possible de cacher en soi à la fois un python de deux mètres vingt et Jean Moulin et Pierre Brossolette, car un tel conflit intérieur risque à tout moment d’éclater au su et au vu avec déflagration et autobus au sens brûlé de ce terme, si bien qu’il ne peut plus être question de protection de la nature ni même de nature tout court et sans têtes d’habitants avec des cris défiant toute concurrence. C’est ce qui arriva, justement, dans mon cas présent.
Je ne sais par quel miracle personne ne remarqua rien. Peut-être par habitude de personne, par habitude de l’habitude, avec perpétuation.
Il avait pourtant suffi d’un moment de conscience pour voir Jean Moulin et Pierre Brossolette qui étaient sortis de la clandestinité pour aider un python de deux mètres vingt à monter les marches du Palais de la Découverte.
Ils me tenaient de deux côtés, sans répulsion et je dirais même fraternellement, et le malheureux Gros-Câlin, car c’était lui, faisait des efforts surhumains pour se tenir debout et droit sur son trognon et pour monter les marches dans un élan prodigieux contre nature.
J’en éprouvai un tel saisissement que je faillis manquer de faiblesse en moi-même, malgré l’aide intérieure qui me venait ainsi.
Jean Moulin portait un pardessus noir, un chapeau gris avec foulard gris autour du cou en novembre dans le chagrin et la pitié et Pierre Brossolette était tête nue et plus mince. Gros-Câlin était plus grand que l’un comme l’autre mais ce n’était pas lui qui les forçait à descendre, c’étaient eux qui l’aidaient à monter verticalement les marches en sautillant sur son moignon faute de lois de la nature.
Je ne sais vraiment pas comment je suis arrivé à les monter ces marches, et au vu et au su. C’était peut-être le plus grand effort de mon espèce.
Mais je l’ai fait, en sautillant sur mon trognon, soutenu par ma volonté d’accéder à l’erreur humaine et aidé par les deux ci-devant avec au-delà dans ce monde, et je me suis trouvé à l’intérieur et avec eux, c’est à dire dehors, dans toute la nouvelle acception de ce terme.
J’étais sorti.
Je ne voyais plus rien.
J’avais peur.
J’étais aveuglé par les hurlements des projecteurs.
Je ne voyais même plus Jean Moulin et Pierre Brossolette.
Je me tenais tout seul debout sur mon trognon.
Je tenais debout tout seul sur mon moignon parce que j’avais de qui tenir.
J’étais entouré d’initiales et d’initiaux.
Il y eut un prodigieux hurlement, avec fête. Ils remplissaient toute la salle, avec des visages et des mains.
— Gros-Câlin ! Gros-Câlin !
— ? ! ! ? !…
— Gros-Câlin avec nous !
— ? !…
Je faiblissais à vue d’œil avec fragilité, féminité et tendresse, non sans prétention, comme si j’avais déjà droit à l’erreur humaine.
— Gros-Câlin dis-nous…
— ?
Avec un étonnement sans bornes.
Je m’aperçus alors qu’ils m’avaient placé sur l’estrade, devant le micro, avant de rentrer à l’intérieur. J’ai eu une frousse absolument épouvantable et je me mis à gueuler :
— J. M. ! J. C. ! P. B. ! A. C. !
J’ai gueulé tout l’alphabet, de A à Z sans manquer une goutte de sang.
Je me sentis un peu mieux, car c’est tout de même rassurant que l’ABC, ça existe.
La première chose que je dirais dans cette situation est que je tenais debout.
Incontestablement.
Je tenais debout sur mon trognon mais déjà la tête haute.
Je dirais ensuite à titre exemplaire que ma faiblesse ne faisait qu’augmenter et avec une telle tendresse à l’appui que je me suis senti comme entouré d’un sourire d’une radieuse féminité.
— Gros-Câlin ! Gros-Câlin !
Ce n’était pas dit avec écailles et péjoration, mais avec amour. Je suis ici le plus grand connaisseur connu de l’amour à cause de l’absence prolongée.
Je sais ce que c’est, quand ce n’est pas là.
C’était là.
Je n’ai jamais vu autant de mains tendues de ma vie et ce n’étaient pas celles que l’on porte sur soi d’habitude pseudo-pseudo avec gant à l’appui. C’étaient de vraies mains à tous poings de vue et à tous égards, avec aide et assistance aux noyés. J’en avais moi-même des mains qui me venaient et ma faiblesse en prenait des proportions triomphales.
Je tenais d’ailleurs toujours debout sur mon trognon et ce n’est pas peu dire.
Je m’étais déroulé sur toute ma longueur sans crainte de visibilité et de retour d’office au Jardin des Plantes en vue de réadaptation.
Je dois d’ailleurs ici faire un aveu.
Je dois enfin tout dire.
Je n’ai pas deux mètres vingt.
Je n’ai qu’un mètre soixante huit.
Je ne suis pas loin de là le plus beau python de Paris.
Il y en a partout qui me battent sur toute la longueur.
Mais ils se terrent dans leurs habitats enroulés sur eux-mêmes en vue de sécurité et de bonne continuation.
Je suis un Gros-Câlin moyen comme tout le monde.
Je leur ai dit cela en pleurant.
— Comme tout le monde ! Je suis différent, comme tout le monde !
— Vive Gros-Câlin ! Vive Gros-Câlin !
J’ai voulu chanter. Je ne pouvais pas parler avec un bouchon de quinze kilomètres. J’ai voulu chanter.
— Boum ! Mon petit cœur fait boum !
Ça a fait pop. Ça a fait pop ! comme si le bouchon avait sauté tout seul.
Le garçon était là de mes yeux au premier rang libéré faute de preuves. Et j’ai vu l’Assistant qui me faisait signe de vie.
— Boum ! Boum ! Avec des produits de première nécessité !
Je faiblissais tellement que ma voix faisait l’effet du tonnerre.
Ils étaient tous debout.
J’ai voulu aussi me mettre debout mais j’étais déjà sans savoir faute d’habitude.
— Je suis différent comme tout le monde ! hurlai-je.
— Parle ! Parle !
— J’exige sur toute la ligne !
— Vas-y, n’aie pas peur !
— C’est la faiblesse qui s’éveille !
Je n’avais même pas honte de mes larmes, à cause de la rosée de l’aube. Seulement je n’avais plus assez de gorge pour les avaler, car j’avalais depuis que j’avais gorge.
J’ai eu alors le mot de la fin.
— À bas l’existoir ! murmurai-je et le murmure c’est peut-être ce qu’il y a de plus fort.
Ils s’étaient tus. Il y avait un tel silence que l’on entendait presque quelque part ailleurs quelqu’un d’autre qui disait autre chose.
Ce fut alors que l’on perçut clairement dans le silence le premier mot qui n’était dit par personne et n’était pas perceptible car il venait d’ailleurs et était encore si faible qu’il y avait déjà espoir.
30. XI. 73