Ce n’est pas là une digression, car ce que j’avais à dire au professeur Tsourès, alors que nous nous faisions vis-à-vis sur son palier, se situe tout à fait dans la direction de mon sujet. Il faut le voir, quand il décrit ses demi-cercles, arabesques et spirales sur la moquette à la recherche d’une fissure par laquelle il pourrait se glisser dehors.

— Monsieur le professeur, je m’excuse de vous importuner ainsi subrepticement mais j’ai pour vous une grande admiration. Je sais tout ce que vous faites pour les manifestes. Je sais qu’il y a chez vous beaucoup de place. C’est pourquoi je voudrais vous demander de prendre chez vous…

Il m’interrompit. Et même avec un peu de colère.

— C’est encore pour cette chambre de bonne ? Il est exact qu’elle est inoccupée en ce moment. Ma bonne est rentrée en Espagne, fortune faite. J’attends une Portugaise. Il n’est pas question de la louer à qui que ce soit. Désolé.

Et de ce pas il mit la clef dans la serrure.

C’était un cruel malentendu. Je voulais dire qu’il y avait chez lui de la place pour toutes les espèces humaines prénatales désaffectées, mais déjà en puissance pour cause de malheur, et je ne voyais pas du tout ce que sa bonne portugaise avait de différent. J’ai également la plus grande tendresse pour les chambres de bonne inoccupées, car il me semble qu’elles aussi attendent quelqu’un. Connaissant sa signature, je croyais que le professeur Tsourès était un homme qui luttait pour la création de comités d’accueil et pour un environnement favorable à la venue du monde. Je parle, bien sûr, de la venue du monde sous toutes ses formes, et pas seulement à titre prolifératif. Une souris blanche n’est peut-être pas grand-chose à cet égard mais lorsque je la tiens au creux de ma main si douce si féminine si vulnérable… eh bien, je me sens protégé et à l’abri du besoin, pendant tout le temps que dure le contact de son bout de museau, dans lequel, à l’extrême rigueur, on peut voir un baiser de tendresse et de gratitude. Je me sens bien, au creux de cette main chaleureuse. J’ai l’impression qu’il y a bonté.

Je note à ce propos que je dois me rappeler de regarder dans l’atlas que je possède dans un but d’orientation à mes moments perdus, où se trouve exactement en Russie le fleuve Amour. On arrive parfaitement à détourner les fleuves de leurs cours et à les faire passer là où il faut dans un but de fécondation et de fécondité véritables.

Je ne veux point certes non fichtre détourner le fleuve Amour à mon seul profit mais je voudrais au moins en être effleuré à ses moments de crue, car il y a manque, il y a manque et on ne peut pas passer toute sa vie à rêver d’une panne d’ascenseur.

Mais mettez-vous à ma place humanitaire. Les pythons se nourrissent de souris et dans l’état actuel, invulnérable et prématuré des choses, il n’y a rien à faire. Je voulais donc prier le professeur Tsourès de prendre chez lui Blondine, car c’était un homme immense. Tôt ou tard, Gros-Câlin va bouffer Blondine, c’est la nature qui l’exige, laquelle est, comme tout chez nous le prouve, un acte contre nature.

Il suffit de tenir une souris au creux de la main pour s’en ressentir. C’est un de ces moments où mon cœur se réchauffe, et où je sens le grand fleuve Amour qui court là-bas dans les Russies les plus lointaines, se détourner de son cours, quitter son lit, venir ici, à Paris, en pleine Sibérie, monter au quatrième étage avec ascenseur, entrer dans mon deux-pièces et se charger de tout et même davantage. C’est comme si j’étais moi-même bien au chaud dans le creux de la main du puissant fleuve Amour. Toute solution du conflit intérieur entre les pythons et les souris blanches, propre à l’espèce, est exclusivement entre les mains du grand fleuve Amour, et tant que celui-ci continue à couler dans des régions tout à fait hypothétiques, géographiques, chacun continuera à s’entre-dévorer intérieurement, avec garantie de plein emploi dans ce but et quelles que soient par ailleurs nos réalisations dans le bâtiment.

L’autre jour, le garçon de bureau, à qui j’ai touché un mot de mon animal, parce qu’il semble s’intéresser aux problèmes d’histoire naturelle en raison de son absence, et m’encourage à l’éclairer par l’exposé de mon problème écologique avec l’environnement, me lança brusquement une fois de plus sans crier gare :

— Mais viens donc avec nous, je te dis. Il y a encore une manif à Belleville. Tu vas te dérouler librement. Sans ça, tous tes nœuds, ils vont finir par t’étrangler.

C’est un insistant.

— Une manif de quoi ? demandai-je prudemment, car c’était peut-être encore quelque chose de politique.

— Une manif, répéta-t-il, en me regardant avec bonté, pour essayer de me désarmer.

— Quel genre de manif ? Contre qui ? Contre quoi ? Pour quoi ? Il n’y aura pas d’Arabes, au moins ? Ce serait pas des fois un truc politique ou fasciste ? Une manif avec l’aide de Qui majuscule ?

Il hocha la tête avec pitié.

— Pauvre mec, dit-il, non sans sympathie. Tu es comme ton python, tiens. Tu ne sais même pas qu’on s’occupe de toi.

Et il s’en est allé son chemin avec l’air de quelqu’un qui n’a pas d’amour à perdre.

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