Ce fut le lendemain, à neuf heures cinquante exactement, que se produisit l’événement tant attendu. J’avais déjà laissé passer plusieurs ascenseurs, attendant Mlle Dreyfus comme convenu entre nous par voie intuitive, lorsque je l’ai vue arriver, alors que j’étais déjà pris de panique à l’idée qu’elle n’allait pas venir et que j’allais recevoir une lettre d’elle me disant que tout était fini entre nous. Il y avait déjà onze mois que nous étions ensemble dans l’ascenseur tous les matins et il faut se méfier de la routine dans la vie commune, il ne faut pas qu’elle prenne peu à peu la place des rapports profondément ressentis.

J’étais assez énervé, parce que je venais d’être insulté.

Je m’étais arrêté au Ramsès pour prendre un café et il y avait à la table voisine une dame mûre avec un perroquet vert dans un panier qu’elle tenait sur ses genoux. Une personne qui se promène dans Paris avec un perroquet vert n’a pas à me faire des réflexions et pourtant elle éprouva le besoin de me dire, en me tendant un carton, avec un de ces sourires qui ont l’air de sortir tout droit des plats aigres-doux sur le menu des restaurants chinois :

— Tenez, monsieur. C’est un service nouveau, vous pouvez appeler jour et nuit, il y a toujours à qui parler. Vous trouverez cela dans le Bottin, rubrique des professions, le service s’appelle Âmes Sœurs. Ils ne font pas de propagande, rien, vous pouvez leur parler, ils vous posent des questions avec sollicitude, ils s’intéressent à vous, c’est tout. Il y a un abonnement avec prime, un joli cadeau qu’ils vous envoient pour votre anniversaire, vous pouvez être sûr qu’il y a chez eux quelqu’un spécialement chargé de penser à vous, ce jour-là.

J’étais furieux. Je suis habillé très correctement et je n’ai pas l’air d’un objet perdu.

— Et qu’est-ce qu’on fait, quand on a fini de lui parler, au téléphone ? On raccroche ?

— Ben, évidemment, dit la dame.

— Ben, évidemment, fis-je, du tac au tac, avec une dose d’ironie.

Je me déroulai de toute ma hauteur, en jetant le prix de la consommation sur la table.

— On raccroche, et on se retrouve seule avec son perroquet vert, dis-je. Seulement, madame, je vis maritalement avec une jeune femme dans l’ascenseur et je n’ai pas besoin d’appeler au secours par téléphone.

Et puis j’ai eu une phrase extraordinaire.

— On n’adresse pas, madame, à Paris, la parole à un homme qui ne vous a rien fait !

Ce qui suivit prouve à quel point un homme se trompe parfois lorsqu’il se trouve chez les autres et à quel point les perroquets, même dont on ne se sépare jamais, sont insuffisants et défaillants lorsque le besoin s’en fait vraiment sentir. La bonne femme mûre se mit à pleurer sans que le moindre appel téléphonique vînt à son secours. Pas étonnant que les jeunes s’arment parfois de revolvers et tuent à tort et à travers par besoin fou d’amitié. C’était la première fois que quelqu’un pleurait à cause de moi et l’évidence de cette attention dont je venais d’être l’objet me bouleversa complètement.

Ce qui suivit à son tour prouve à quel point on se trompe parfois sur les perroquets verts. D’abord, elle (la bonne femme) se mit à pleurer, comme je l’ai noté scrupuleusement, sans que le téléphone se mît à sonner. Je répète pour l’importance : c’était la première fois que je faisais pleurer quelqu’un et la découverte de ce don que je possédais sans le savoir et qui était en mesure de me faciliter prodigieusement les rapports humains dans le grand Paris, me bouleversa complètement. J’entrevis dans un éclair de compréhension fraternelle des possibilités du tac au tac et d’égal à égal et de cohabitation urbaine démocratique qui me stupéfia, par les moyens qu’elle offrait à la manifestation de mon existence. Mais ce fut le perroquet surtout qui m’étonna par son espèce humaine, si difficilement perceptible à première vue, malgré mes recherches à la Bibliothèque nationale. Car cet individu volatile, qui s’était à présent tenu à l’écart de la discussion, dans le panier, sauta soudain sur l’épaule de la personne humaine en deux coups d’ailes et se mit à couvrir son visage usé par l’acquis de petits bicots, en criant :

— Boum ! Mon petit cœur fait boum !

— Vous ne me diriez pas ça si j’étais jeune et jolie ! me lança la personne humaine.

— Boum, boum, mon petit cœur fait boum ! hurla le perroquet avec rassurance.

La personne humaine lui donna une pistache et sourit, en portant son mouchoir à ses yeux. Là-dessus le perroquet tomba en panne.

— Boum, boum, boum, boum ! faisait-il.

— Et c’est l’amour qui s’éveille ! lui souffla la personne humaine.

Le perroquet se taisait avec des yeux ronds frappés d’incompréhension mon semblable mon frère. Ce n’était même plus un perroquet, c’était la chair de poule.

— Boum, boum ! fit le perroquet et il retourna dans le panier.

J’étais ému.

— J’élève un python, annonçai-je à la dame, pour lui faire comprendre que nous avions quelque chose en commun, des affectivités électives. Il a déjà fait plusieurs mues mais il reste toujours python, naturellement. Ce sont là des problèmes qui s’imposent.

Le patron du Ramsès sortit pour ramasser l’argent que j’avais jeté sur la table et nous dit que d’après la radio il y avait un bouchon de quinze kilomètres sur l’autoroute du Sud à hauteur de Juvisy. Je l’ai remercié. Il voulait sous-entendre sympathiquement qu’il n’y avait pas de bouchon ailleurs, que c’était libre, ouvert, avec possibilités. C’était une petite bonne femme à cheveux gris, une de celles qui ont beaucoup servi à rien et à personne. Elle devait tenir une boutique de quelque chose, faute de mieux. Je le porte par la présente à la connaissance de l’Ordre des Médecins, pour information, dans le cadre de l’avortoir et du droit sacré à la vie.

Je me rappelai également que je venais justement de voir, rue Ducrest, juste en face, une affiche secouriste avec photo, donnant toutes indications sur la façon de pratiquer le bouche-à-bouche, pour les noyés et autres. Il faut le faire immédiatement mais c’est toujours trop tard, car en général, dans la circulation et sur les trottoirs, on ne sait pas que l’on a affaire à un noyé. Le grand fleuve démographique, ce n’est pas du tout le grand fleuve Amour, croyez-moi, les noyés passent inaperçus, à cause de la force du courant dans le métro aux heures de pointe. Je fus donc sur le point de courir au plus pressé et de pratiquer le bouche-à-bouche sur la personne humaine à cheveux gris, car je ne crois pas du tout en ce sens aux vertus du téléphone en tant que bouche-à-bouche et souffle de secours. Du point de vue social et culturel, c’est ce qu’on appelle service de réanimation, avec trésors artistiques, pendant que le perroquet me regardait de ces yeux ronds frappés d’incompréhension comme si j’étais susceptible de réponse. La dame continuait à me sourire du fond du panier mais nous nous étions tout dit et nous manquions à présent de terrain commun, avec gêne et malaise. Je fis néanmoins preuve de ma présence d’esprit habituelle, ne voulant pas lui donner l’impression que je me désintéressais d’elle pour raisons comme tout le monde, et je fis quelques remarques appropriées sur le bouchon de quinze kilomètres sur l’autoroute du Sud à hauteur de Juvisy que le patron du Ramsès avait laissé en partant. Je le dis fortement, pour lui faire sentir que c’était dégagé ailleurs, je ne voulais pas la laisser dans le besoin. De là je glissai rapidement vers les statistiques et les grands nombres pour lui faire sentir que dans le tas, il pouvait se manifester des possibilités de naissance, les vignes ont survécu au phylloxéra, le souci du Ministre de la Santé d’augmenter sans cesse le nombre de vaches françaises, que j’ai trouvé dans son article dans Le Monde, n’était peut-être en réalité que celui du Ministre de l’Agriculture, à cause de la confusion des valeurs et des fautes d’imprimerie, et quelqu’un pouvait encore naître quelque part à la suite d’une défaillance de l’autorité, ou d’une fissure dans l’avortoir, comme il y a deux mille ans, lorsque soudain il y eut homme. Je fus cependant gêné dans mon bouche-à-bouche par le perroquet, qui me fixait de son regard rond consterné. Je persévérai, mais on comprendra que la consternation des perroquets au fond du panier dépasse de très loin les possibilités humaines.

Загрузка...