Je puis en tout cas assurer l’amateur éclairé qui hésite encore à acquérir un python que je n’ai aucun drame d’« incommunicabilité » avec Gros-Câlin. Lorsqu’on est bien ensemble, on n’a aucun besoin de se mentir, de se rassurer. Je dirais même que l’on reconnaît le bonheur au silence. Lorsque la communion est vraie et entière, sans frimes, seul le silence peut l’exprimer. Mais aux personnes qui ne sont pas si exigeantes et qui attendent une réponse de l’extérieur, avec dialogue par voie vocale, je peux recommander M. Parisi, 20 bis rue des Enfants-Trouvés, au troisième à gauche.
J’avais fait appel à son art il y a quatre ans, alors que je n’avais pas encore fait ma prise de conscience et que Gros-Câlin n’était donc pas encore entré dans ma vie. Enfin, il était là, mais il prenait moins de place. J’étais déjà installé dans mon deux-pièces, avec mes meubles, des objets divers, des présences familières. Le fauteuil, surtout, m’est sympathique, avec son air décontracté, qui fume la pipe, en tweed anglais ; il semblait toujours se reposer après de longs voyages et on sentait qu’il avait beaucoup de choses à raconter. Moi j’ai toujours choisi mes fauteuils parmi les Anglais. Ce sont de grands globe-trotters. Je m’asseyais sur le lit en face de lui, je prenais une tasse de thé et j’aimais cette présence tranquille, confortable, qui déteste l’agitation. Le lit aussi est bien, il y a de la place pour deux, en se serrant un peu.
Les lits m’ont toujours posé des problèmes. S’ils sont étroits, pour une seule personne, ils vous foutent dehors, en quelque sorte, ils vous coupent vos efforts d’imagination. Ça fait I, sans ambages, sans ménagement. « T’es seul, mon vieux, et tu sais bien que tu le resteras. » Je préfère donc les lits à deux places, qui s’ouvrent sur l’avenir, mais c’est là que se présente l’autre côté du dilemme. Les dilemmes sont tous des peaux de cochon, soit dit en passant, j’en ai pas connu d’aimables. Car avec un lit pour deux chaque soir, et toute la journée samedi et dimanche, on se sent encore plus seul que dans un lit pour un, qui vous donne au moins une excuse d’être seul. La solitude du python à Paris vous apparaît alors dans toute sa mesure et se met à grandir et à grandir. Seul dans un lit pour deux, même avec un python enroulé autour de vous, c’est l’angoisse, malgré toutes les sirènes d’alarme, les police-secours, les voitures des pompiers, ambulances et états d’urgence, dehors, qui vous font croire que quelqu’un s’occupe de quelqu’un.
Une personne livrée à elle-même sous les toits de Paris, c’est ce qu’on appelle les sévices sociaux. Lorsque cela m’arrivait, je m’habillais, je mettais mon manteau, qui a une présence chaleureuse avec manches, et j’allais me promener dans les rues en cherchant des amoureux dans les portes cochères. C’était avant la Tour Montparnasse.
J’ai fini quand même par acheter un lit à deux places, à cause de Mlle Dreyfus.
Je n’ai pas eu cette idée tout seul, c’était le gouvernement de la France qui m’a encouragé, en parlant d’animation culturelle. C’était alors le grand mot, ça faisait des centres. Ce sont ces mots « animation culturelle » qui m’ont donné l’idée de faire parler les meubles, les objets et Gros-Câlin lui-même d’une voix humaine.
Bien sûr, il m’arrivait parfois, en rentrant à la maison, de m’adresser à haute voix au fauteuil, à la cafetière, à ma pipe, c’est un truc innocent que beaucoup de gens pratiquent, par hygiène mentale. C’est l’interpellation, l’interrogation que l’on lance à l’océan, à l’univers, ou à une paire de pantoufles, selon les goûts et la nature de chacun, mais ce n’est pas le dialogue. Ça répond pas, ça fait le flasque, sans écho, rien. Il n’y a pas de réponse. Il faut le dialogue. C’est justement là qu’intervient la réanimation culturelle.
M. Parisi habitait rue Monge, au quatrième à droite. J’avais obtenu son nom en écrivant au Journal des amis. L’art du dialogue, des questions et des réponses, c’était ce que le journal encourageait.
Monsieur le Directeur,
Selon vos conseils-réponses aux lecteurs, je me suis appliqué à cultiver mon intérieur et à le rendre plus agréable. Je me suis entouré de meubles peu nombreux mais sympathiques et d’objets de même nature, afin de me sentir chez moi, suite à votre encouragement. J’avoue cependant que le sens de cette expression m’échappe, car je ne me sens même pas chez moi chez moi, mais chez quelqu’un qui n’est pas là non plus, ce qui crée bien sûr entre nous un lien fraternel d’absence réciproque mais rend la fréquentation difficile. Il est évident malgré cette contradiction, ce « nœud », comme diraient certains, que pour être vraiment chez soi, il faut être d’abord chez les autres, c’est pourquoi je vous écris à nouveau dans l’espoir d’un conseil. Quelles sont les possibilités de communication et de dialogue ?
Veuillez croire.
Je reçus une réponse dans le numéro suivant. On me recommandait de m’adresser à M. Parisi, qui était « spécialisé dans ces cas-là ». La réponse parlait très flatteusement du dialogue et de ses bienfaits psychologiques et m’informait que M. Parisi était un ventriloque et que l’art de se rassurer et de dialoguer avec soi-même, avec l’environnement et même dans les cas désespérés, avec l’univers, n’avait pas de secret pour lui et que c’était une technique assez facile à acquérir, avec un peu de persévérance et d’application. Le journal indiquait même brièvement les noms de quelques grands poètes, penseurs et créateurs qui avaient dialogué ainsi avec l’univers et obtenu des réponses d’une grande portée artistique. Comme Malraux, Nietzsche, Camus, et j’en passe.
M. Parisi est un Italien de soixante-treize ans qui était autrefois célèbre sur les planches, avec un grand nez et une crinière blanche, qui avait pris sa retraite et donnait des leçons particulières pour aider les gens à recevoir des réponses et à se parler. Il a un œil vif, pénétrant et une très forte présence. Il n’a pas du tout l’air démographique, parce qu’il était né avant. On ne me croira pas lorsque je dirai qu’en 1812 la France n’avait que 20 millions d’habitants et était le premier pays du monde et qu’aujourd’hui elle en a cinquante millions et qu’elle est dans un état.
M. Parisi a des gestes larges faits pour révéler des présences inattendues ; ses mains semblent toujours sur le point de tirer le rideau pour montrer qu’il y a quelque chose derrière. Il ne le fait jamais, afin de ménager l’espoir. Il porte une longue pèlerine, des lunettes d’écaille noire, une cravate Lavallière et s’appuie sur une canne qu’il agite dans l’éloquence.
Il m’ouvrit la porte et m’éblouit tout de suite par son art. J’entendis en effet derrière son dos, venant de tous les côtés, des chants d’hyène, des rires d’oiseau, des roucoulements de pigeons et d’amour tendre, des cris de femme heureuse : « C’est le pied, c’est le pied ! » un âne qui gueulait et un rugissement d’étudiant.
— C’est pour vous assurer que vous ne vous trompez pas d’étage, monsieur, me dit-il, en me serrant la main avec un fort accent italien, car il n’est pas de chez nous.
M. Parisi est un ventriloque très réputé. Depuis qu’il a quitté la scène, il enseigne l’art du dialogue, dans un but sociologique et humanitaire, m’expliqua-t-il, apprenant à nos semblables à formuler des interrogations et à recevoir les réponses et les apaisements nécessaires.
Il me fit entrer dans un salon propret et, tout de suite, il fit sonner le téléphone.
— C’est pour vous, me dit-il. Allez répondre.
— Mais…
— Allez-y, mon ami, répondez !
Je décrochai l’ustensile.
— Allo ? fis-je prudemment.
— C’est toi, mon chéri ? fit une voix de femme. C’est toi, mon amour ? Tu as pensé un peu à moi ?
J’avais la chair de poule. M. Parisi était à l’autre bout de la pièce, ça ne pouvait pas être lui, et puis, cette voix de femme, et même plus que ça : une voix féminine…
— Tu as pensé à moi, mon chéri ?
Je me taisais. Évidemment que j’ai pensé à elle. Je n’ai fait que ça.
— Tu me manques, tu sais…
Dans un murmure. Très doux, à peine perceptible. C’était un téléphone d’une sensibilité extraordinaire.
— Allez-y, dit M. Parisi. Rassurez-la. Je sens qu’elle s’inquiète, elle a peur de vous perdre…
C’était maintenant ou jamais.
— Je t’aime, lui dis-je, tout blanc.
— Plus fort, me lança M. Parisi, en mettant la main sur son ventre. Là… Il faut que ça vienne du creux, là, que ça sorte…
— Je t’aime, hurlai-je, du creux et de peur.
— Ce n’est pas la peine de gueuler, dit M. Parisi. C’est la conviction qui compte. Il faut que vous y croyiez vous-même, c’est ça, l’art. Allez-y.
Je dis au téléphone :
— Je t’aime. Il m’est très difficile de vivre sans toi, tu peux pas savoir. Ça fait si longtemps que je suis là, au bout du fil… Ça a fini par s’accumuler à l’intérieur. J’ai accumulé un véritable stock américain – je veux dire un surplus – formidable, c’est pour toi…
Je parlai cinq bonnes minutes avec le téléphone et quand je me suis tu, il y eut un soupir et un baiser et puis le bruit du receveur qu’on raccroche.
Je me retrouvai seul avec M. Parisi, les genoux tremblants. Je n’ai pas l’habitude de l’exercice.
Il me dévisageait amicalement.
— Vous avez d’excellentes dispositions, me dit-il. Vous manquez un peu de confiance en vous-même, évidemment. Il faut exercer votre imagination, si vous voulez en recueillir les fruits. L’amour ne peut pas se passer d’échange, de petits billets doux que l’on s’adresse et se renvoie. L’amour est peut-être la plus belle forme du dialogue que l’homme a inventé pour se répondre à lui-même. Et c’est là justement que l’art du ventriloque a un rôle immense à jouer. Les grands ventriloques ont été avant tout des libérateurs : ils nous permettent de sortir de nos cachots solitaires et de fraterniser avec l’univers. C’est nous qui faisons parler le monde, la matière inanimée, c’est ce qu’on appelle la culture, qui fait parler le néant et le silence. La libération, tout est là. Je donne des leçons à Fresnes ; les prisonniers apprennent à faire parler les barreaux, les murs, à humaniser le monde. Philoloque a dit qu’une seule définition de l’homme est possible : l’homme est une déclaration d’intention, et j’ajouterais qu’il faut qu’elle soit faite hors du contexte. Je reçois ici toutes sortes de muets intérieurs pour causes extérieures, pour cause de contexte, et je les aide à se libérer. Tous mes clients cachent honteusement une voix secrète, car ils savent que la société se défend. Par exemple, elle ferme les bordels, pour fermer les yeux. C’est ce qu’on appelle morale, bonnes mœurs et suppression de la prostitution par voies urinaires, afin que la prostitution authentique et noble, celle qui ne se sert pas du cul mais des principes, des idées, du parlement, de la grandeur, de l’espoir, du peuple, puisse continuer par des voies officielles. Il vient donc un moment où vous n’en pouvez plus et où vous êtes dévoré par le besoin de vérité et d’authenticité, de poser des questions et de recevoir des réponses, bref, de communiquer – de communiquer avec tout, avec le tout, et c’est là qu’il convient de faire appel à l’art. C’est là que le ventriloque entre enjeu et rend la création possible. Je suis reconnu d’utilité publique par monsieur Marcellin, notre ancien Ministre de l’intérieur, et monsieur Druon, notre ancien Ministre de la Culture et j’ai reçu l’autorisation d’exercer de l’Ordre des Médecins, car il n’y a aucun risque. Tout demeure comme avant, mais on se sent mieux. Vous vivez seul, naturellement ?
Je lui dis que j’avais un python.
— Oui, Paris est une très grande ville, dit M. Parisi, en se promenant dans son petit salon propret, avec parquet bien ciré.
J’ai oublié de noter, par souci d’observation, car tout peut avoir une importance secrète inconnue de nous, avec espoir, qu’il portait une longue écharpe de soie blanche autour du cou et un chapeau sur la tête même chez lui, pour ne pas se découvrir devant rien ni personne et proclamer son indépendance et son refus de s’incliner. Je pense qu’il restait ainsi couvert face à l’état existant, parce qu’il attendait, pour se découvrir devant elles, les vraies valeurs. (Cf. : Bourgeau, L’Irrespect ou La position d’attente debout, ouvrage d'éthologie en trois volumes mais déjà épuisé, comme son titre l’explique.)
— C’est vingt francs la leçon. Les cours ont lieu en groupe…
— Ah non ! dis-je, effrayé à cette idée de payer pour les autres, car en payant on trouve toujours quelqu’un.
— Vous n’avez pas à vous en faire, car ce sont tous eux aussi des mutilés de guerre…
— Des mutilés de guerre, pardon ?
— C’est une façon de parler. Quand on parle de mutilés, on pense toujours à la guerre, mais on s’en passe très bien. Je ne peux pas vous traiter individuellement, la présence des autres étant indispensable pour le peu à peu et l’encouragement. Cela fait partie du traitement.
— Quel traitement ? Je ne veux pas être traité. J’ai déjà été assez traité comme ça.
— Écoutez, laissez-moi faire et je vous garantis qu’au bout de six semaines vous ferez parler votre serpent.
— C’est un python, dis-je.
— Mais les pythons sont des serpents, il me semble ?
Je n’aime pas qu’on traite Gros-Câlin de serpent, je suis contre les amalgames.
— Le mot « serpent » est chez nous légèrement péjoratif, dis-je.
— Chez nous ? répéta M. Parisi.
Il me jeta un coup d’œil. Il avait un de ces vieux regards d’italien qui connaît son monde. C’est un regard gourmand qui vous couve pour mieux vous gober.
— Bien sûr, bien sûr. Je comprends. Chacun de nous a des problèmes d’identité. On se cherche, on se cherche. Ici et là. Il y a même une chanson napolitaine comme ça, ici et là, tra là là là… Je traduis, naturellement ; en italien, c’est beaucoup plus fort. Il faut se recycler ailleurs. Chacun de nous éprouve parfois des difficultés à se recycler dans une espèce avec laquelle ses rapports semblent parfois purement fonctionnels.
Il rampait de long en large sur le parquet ciré, avec son chapeau sur la tête haute par fierté, pour montrer qu’il ne se découvrait encore devant rien ni personne. Ses mouvements étaient aisés, car il avait de la souplesse italienne, malgré son âge. Je commençais à le voir sous un aspect sympathique.
— Venez demain, si vous voulez bien.