Je dois noter ici qu’aujourd’hui Gros-Câlin a commencé une nouvelle mue.
C’est un événement profondément optimiste dans la vie d’un python, le renouveau, Pâques, Yom Kippour, l’espoir, des promesses. Ma longue observation et connaissance des pythons m’a permis de conclure que la mue représente dans leur nature le moment émouvant entre tous où ils se sentent sur le point d’accéder à une vie nouvelle, avec garantie d’authenticité. C’est leur humanisme. Tous les observateurs des pythons – je ne citerai que les professeurs Grüntag et Kunitz – savent que la mue éveille chez ces sympathiques reptiles l’espoir d’accéder à un tout autre règne animal, à une espèce à pleins poumons, évoluée.
Mais ils se retrouvent toujours du pareil au même. C’est leur promotion sociale, avec récupération des sous-produits de la mue pour remise en circulation, économie et plein emploi.
Je ratai deux cours pendant la mue de Gros-Câlin, je suis resté à ses côtés, pour lui tenir la main au figuré, c’est bon pour le moral. Je sais bien qu’il va se retrouver dans son état antérieur de tronçon, par sa forme générale, mais lorsqu’une femme va accoucher avec promesse de naissance et que son responsable lui tient la main, il faut manifester de l’espoir.
J’avoue même qu’il m’arrive parfois de me déshabiller pour m’examiner entièrement, des pieds à la tête, et j’ai découvert un matin sur ma cuisse une espèce de tache rougeâtre, mais elle disparut dans la journée.
Il y avait encore au cours monsieur Achille Durs, un homme un peu voûté, âgé d’une cinquantaine d’années qui, déployé, devait faire dans les un mètre quatre-vingts et quelques. Il me dit qu’il avait été chef de rayon à la Samaritaine pendant vingt ans, mais était passé au Bon Marché. Je n’ai pas demandé pourquoi, ce sont là des problèmes de conscience, il m’en informa avec fierté et c’est vrai qu’il faut beaucoup de courage pour changer de vie, à un âge où d’autres n’osent même plus y penser. Nous nous serrâmes la main et ne trouvâmes immédiatement rien à nous dire, ce qui établit entre nous une complicité sympathique.
L’exercice d’animation, ainsi que tout le monde sait qui s’y intéresse, consiste à faire parler une poupée que monsieur Parisi plaçait de plus en plus loin, tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt au fond, tantôt en haut, de façon non seulement à nous apprendre à lui donner une apparence d’existence en lui prêtant notre voix, mais surtout pour nous forcer à nous ouvrir et à nous donner vraiment, à libérer notre fort intérieur par voie buccale. Il fallait projeter notre voix, en la situant de façon à ce qu’elle semble nous répondre et revenir vers nous de l’extérieur, car tout dans cet art a pour but d’arracher des réponses au Sphinx, en quelque sorte.
La poupée était un des mannequins dont monsieur Parisi s’était servi dans sa carrière artistique. Le mannequin avait un air renseigné, content de lui et supérieur. Il était évidemment complètement inanimé, ce qui lui donnait une présence très forte et réaliste. Parfois monsieur Parisi lui mettait un cigare entre les dents, pour accentuer. Il portait un smoking comme si c’était tous les jours le gala. Nous étions assis sur des chaises dispersées en demi-cercle autour de lui et il fallait évidemment parler pour le mannequin et pour vous-même, afin qu’il y eût un vrai dialogue. Je rappelle ici qu’au début il y eut le Verbe, parce que c’est encourageant et prometteur. Il fallait également, bien sûr, que notre voix, lorsqu’elle nous revenait sous forme d’échange, fût complètement différente, afin d’être convaincante. Monsieur Parisi insistait toujours sur ce point.
— N’oubliez pas, messieurs, que l’art du ventriloque et même l’art tout court, est avant tout dans la réponse. C’est, dans le sens propre, ce qu’on appelle une création. Il faut rétablir vos liens afin de vous perfectionner, sortir du matériau, du magma, et de vous récupérer sous forme de produit fini.
Il allait et venait dans son salon propret, sur le parquet bien ciré, avec sa crinière blanche et ses lunettes d’écaille.
— Regardez cet objet. C’est le néant. Un mannequin, qui a sur le visage une expression de scepticisme, de cynisme même. Un machin inanimé, fait pour durer. Eh bien, vous allez le faire parler d’une voix humaine, messieurs. Vous allez même lui faire dire des mots d’amour, sans appuyer nulle part, sur aucun bouton secret, par vos propres moyens. Après le mannequin, nous passerons à ce vase de fleurs, cette table, ces rideaux. Et peu à peu, avec de la pratique, et de l’habileté, vous arriverez à faire parler le monde et à vous mouvoir parmi des murmures fraternels. Vous parviendrez alors à vivre seuls très confortablement, sans manquer de rien, à vous suffire, et avec beaucoup moins de risques et aussi plus économiquement que si vous vous lanciez dans des aventures, où l’on est très souvent déçu, blessé et où l’on est obligé de se contenter de souffrir, sans plus. Monsieur Burak, allez-y.
Le Polonais rougit légèrement.
— Qu’est-ce que tu as fait de ta vie, Burak ? demanda la poupée. Des travaux dentaires, voilà ce que tu en as fait !
— Monsieur Burak, je vous ai déjà dit que l’exercice consiste à vous éloigner de vous-même de cinq mètres et à vous situer dans l’autre. Vous n’arriverez pas à vous créer un environnement humain, sympathique, propice, philosophique et encourageant, si vous refusez de sortir. D’une façon générale, messieurs, évitez de cuire dans votre propre jus. Prenez dès maintenant l’habitude de cuire dans le jus des autres, ça fait moins mal. Chacun de vous est entouré de millions de gens, c’est la solitude. Cessez un peu de penser à vous-même. Pensez à eux, à toutes les difficultés qu’ils ont pour vivre, vous vous sentirez mieux. On ne peut pas se passer de fraternité, pour vivre mieux.
Il faisait, bien sûr, dire tout ça par la poupée, avec son air cynique qui remuait le cigare en parlant, et on riait tous, c’était le spectacle. Il faut minimiser, c’est important. La minimisation, c’est indispensable, pour mettre à l’échelle humaine, c’est le stoïcisme.
— « Si vous n’apprenez pas à vous faire chérir par vos propres moyens, vous finirez tous aux objets perdus », rappelez-vous ces mots du grand O’Higgins qui pouvait faire parler une cathédrale vide de cinquante voix différentes et qui est mort tragiquement d’une extinction de voix.
Je rappelle à titre de mémoire que monsieur Parisi portait toujours autour du cou une longue écharpe de soie blanche pour empêcher les mouvements de sa pomme d’Adam, lorsqu’il faisait semblant de ne pas parler, et que même chez lui, il n’ôtait jamais son chapeau, la tête haute, pour montrer qu’il ne se découvrait devant rien ni personne.
Au début, je n’avais pas encore compris que le Journal des Amis avait mal lu le besoin que je leur notifiais dans ma lettre et qu’ils m’avaient recommandé monsieur Parisi de travers, parce qu’il aidait les personnes par sa méthode à se faire des amis parmi les chaises, les pantoufles et les objets de première nécessité avant d’en venir aux autres, qui posent la question de distance. Ce n’est pas mon cas. Je voulais faire parler Gros-Câlin, parce que je m’amusais parfois à lui adresser la parole et qu’il est normal de se marrer ensemble. Je n’avais aucune illusion de faire parler un python d’une voix humaine, c’était pour faire semblant pseudo-pseudo, comme tous et chacun. C’était dans un but d’animation strictement récréatif. Dès que j’eus compris que monsieur Parisi faisait partie de la sécurité sociale, sa méthode étant reconnue d’utilité publique, et que ses soins étaient très recherchés dans l’agglomération parisienne par un grand nombre de personne, féminin singulier, je cessai d’assister à ces exercices. Je n’avais pas besoin d’être soigné. Tout ce que je voulais, c’était de faire parler mon python d’une voix humaine, pour lui faire illusion.
Au Ramsès, il y a un client, monsieur Jobert, qui m’a entretenu une fois de son psychanalyste au comptoir. C’est une méthode très utile.
— Vous comprenez, il est obligé de vous écouter, il est payé pour ça. Vous le faites asseoir dans son fauteuil, vous le forcez à prendre un bloc et un crayon et à noter ce que vous dites, et il est obligé de s’intéresser à vous, c’est son rôle social, dans la société d’abondance.
Mais au début, je ne manquais pas un cours et je pouvais déjà me faire dire dans le métro des choses polies et agréables.
— Monsieur Durs, à vous. Dites-nous dans quel but vous voulez devenir ventriloque.
— Pour susciter l’intérêt, me faire remarquer. Au Bon Marché, je vois défiler mille personnes par jour qui ne cherchent que de la marchandise, des choses, quoi. En un an, ça fait trois cent mille personnes qui passent à côté, en huit ans, dans les dix millions… Encore, les vendeurs, vous comprenez, établissent des rapports humains, les clients s’adressent à eux, il y a quelque chose, un contact humain, mais à mon échelon… À la Samaritaine, en vingt-cinq ans, j’ai vu passer à côté de moi plusieurs fois toute la population de la France. On croirait que… Mais non. Rien.
— Rien ? fit la poupée.
— Rien. Personne.
— C’est moche, dit la poupée. Vous n’auriez pas pu tirer quelqu’un par la manche ?
— Pour lui dire quoi ? Ce sont des choses qui ne se disent pas.
— C’est la société d’abondance qui fait ça, dis-je. L’expansion. C’est ce qu’on appelle la politique de plein emploi.
–… veut dire quoi ? demanda la poupée, ayant perdu la première syllabe, par suite de l’émotion.
— La politique de plein emploi, ça veut dire que chacun est employé, comme son nom l’indique.
J’ai essayé de rire, mais la poupée m’a mal reçu et il y eut une sorte de râle expiatoire. Expiratoire.
— Plus fort, plus fort ! dit monsieur Parisi. Donnez tout ! Extériorisez. Que ça sorte des tripes, même si ça doit saigner un peu. C’est là qu’elle se trouve, votre vraie voix. Dans les tripes, là où c’est bloqué. Au-dessus, c’est seulement des vocalises. Faites parler la viande. Videz-vous, expirez. L’expiration, tout est là. La vie, c’est l’art d’expirer. Ça pourrit, à l’intérieur, ça s’accumule, ça stagne, ça croupit, ça meurt. En avant, toute. Et ne vous sentez pas ridicules. C’est la poupée qui sera ridicule, elle est là pour ça. Allez-y !
— Je veux dire qu’on ne peut pas exister sans quelqu’un ou quelque chose, dit la poupée. On ne peut pas exister sans être aimé.
— Vous avez remué les lèvres, monsieur Durs, mais ça ne fait rien. Continuez.
— La vérité est que je ne peux plus me supporter. Je manque de quelqu’un, il me manque quelqu’un…
— Les voix d’accès, dis-je. Les voix d’accès, avec X, par les boulevards périphériques.
— Au Bon Marché, c’est tout à fait ça. On ne sait plus si ce sont les objets en circulation ou les autres.
— Il y a surabondance de biens affectifs en non-circulation, dit la poupée. Des bouchons terribles, là, dans la gorge. On voudrait à la fin que ça explose, n’est-ce pas ? Il y a des gaz d’échappement culturels, évidemment, mais on ne peut pas tout demander à la télévision, elle ne peut pas boucher tous les trous à la fois. À l’impossible…
— C’est bien, monsieur Cousin, extériorisez. Monsieur Durs, continuez.
— À la Samaritaine…
— On trouve tout à la Samaritaine ! cria la poupée et elle éclata d’un rire bien français et même politique, car il y avait déjà une Europe unie dans cet effort.
— Oui, les objets en circulation, dit monsieur Durs, c’est-à-dire, qui couvrent tous les étalages. Je rentre chez moi avec tous les autres usagés par le métro, à sept heures moins le quart, heure de pointe. Le plein emploi, comme vous dites, c’est surtout aux heures de pointe que ça se voit chez les usagés du métro et des trains de banlieue.
— Je vis avec un python pour les mêmes raisons de société d’abondance démographique, dis-je. Je me permets de parler de mon python, à propos du métro et des trains de banlieue… Ce que dit monsieur Durs est très juste. Avec un python, vous rentrez chez vous, et vous avez l’impression de voir quelqu’un.
— Très bien, monsieur Cousin, dit monsieur Parisi. N’hésitez pas à nous faire voir votre python.
— Je l’ai supporté jusqu’à présent, dit monsieur Durs, j’ai tenu bon, parce que j’avais de l’espoir, mais à cinquante-sept ans, après quarante ans de plein emploi et même de plus en plus…
— Excellent, messieurs, dit monsieur Parisi.
Vous êtes en progrès. Monsieur Burak, s’il vous plaît. Ce cendrier, là-bas, à votre gauche. Animez-le, venez à son secours…
— Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, dit le cendrier.
— Nous non plus, lui répondit monsieur Burak, et il rougit de plaisir, car il avait réussi à faire le cendrier sans remuer les lèvres.
— Monsieur Cousin, vous ne nous donnez plus rien ?
— C’est l’égoïsme sacré qui manque. Tenez, il y a un certain monsieur Jalko, que je rencontre dans mon café. On ne se dit rien, en général, mais amicalement. Un jour, il m’a regardé, il a dû voir quelque chose dans mes yeux, une lumière. Alors, il s’est approché de moi et il m’a dit : « Vous pouvez me prêter quatre cents francs ? » Il m’a tendu la main, quoi. Heureusement que je les avais, les quatre cents francs. Maintenant je fais très attention, quand je le vois. Je l’évite. Dès que je l’aperçois sur le trottoir, je traverse. J’ai peur qu’il me les rende. Mais pour l’instant, ça reste entre nous. Il faut faire des efforts.
— Je vous signale d’ailleurs que l’État fait malgré tout quelque chose, dit la poupée. Les mutilés ont droit à des places gratuites.
— D’ailleurs, en ce qui me concerne, je vais bientôt me marier, leur annonçai-je dans un coup de théâtre, en croisant mes bras. Nous prenons le même ascenseur depuis des mois. C’est une jeune fille très romantique et idéaliste, avec l’imagination féerique qu’ils ont là-bas aux îles et vous savez ce que c’est, on a toujours un peu peur de ne pas être à la hauteur. Dans l’ascenseur, ça ne dure que deux, trois minutes, on n’a pas le temps de décevoir, on peut soutenir une réputation. Je ne parle pas de la mienne, je parle de celle de l’amour. Deux ou trois minutes dans un ascenseur rapide – et tout demeure intact. Mais je ne suis pas du tout d’accord avec notre garçon de bureau qui ne croit plus à rien et même pis que ça : qui croit à autre chose. Il ne faut pas jouer à pile ou face avec la vie des gens, avec leurs moyens d’existence. Il y a un grand Français qui a eu une phrase géniale : « Il faut prendre son mal en patience. » Il est certain que si nos pères n’avaient pas eu de patience, on n’y serait pas arrivés. Je parle du revenu national brut, avec tête d’habitant.
— Monsieur Brocard, à vous.
— L’amitié a joué un rôle énorme, décisif dans ma vie, car c’est incontestablement ce qui vous manque le plus qui vous joue des tours…
Monsieur Brocard était un homme maigre et bien conservé, dans la force de l’usage, qui paraissait très-au-dessus-de-ça. Vous voyez ce que je veux dire ? Il y a des gens qui ont cet air offensé, indigné d’être eux-mêmes, et condamnés à tous les frais de cette injustice. C’est pourquoi, sans le dire à personne, dans mon fort intérieur, où je ne dois rien à personne et où je ne paye pas d’impôts, je l’appelais Brocard-à-perpétuité. J’éprouvai de la sympathie pour lui et une fois, je suis allé lui serrer la main, et je lui dis avec esprit :
— Qu’est-ce que vous voulez, tout le monde ne peut être réséda ou Condor royal des Andes.
Je pense souvent au Condor royal des Andes, à cause de Gros-Câlin, qui en rêve la nuit, à cause des ailes.
Il parut très étonné et plus tard je l’entendis dire à monsieur Parisi :
— Ce monsieur Cousin est un fouille-merde. Il devrait s’occuper de lui-même.
C’était bien dommage, car j’avais l’impression que nous allions devenir amis avec quelqu’un. C’est nerveux, l’angoisse, le manque d’habitude.
À propos de ce propos, j’indique à titre comme ça, sans aucune obligation, qu’en Floride, selon un journal récent, les moucherons arrêtent la circulation sur les routes parce qu’ils viennent s’écraser par millions sur les pare-brise des voitures qui les surprennent en pleine danse nuptiale. Les camions sont même obligés de s’arrêter parce que leurs pare-brise sont couverts de millions de minuscules amours. Les conducteurs des camions ne voient plus rien, ils sont éblouis, aveuglés. J’ai été bouleversé par la quantité d’amour que cela représente. J’ai rêvé toute la nuit d’un vol nuptial avec Mlle Dreyfus. Vers minuit, je me suis réveillé et après, j’ai essayé de rattraper mon rêve, mais je n’ai rêvé que de camions.