Je me suis calmé peu à peu, et je fis un petit somme pour me récupérer. Je me récupérai du reste sans peine, indemne, avec toutes mes mutilations intactes et en bon état de marche. Je suis même allé dîner dans un restaurant chinois de la rue Blatte, où on est très bien, car l’endroit est tout petit, les tables et les personnes humaines sont très serrées les unes contre les autres et quand on est seul, on a l’impression d’être plusieurs, parce qu’on est au coude à coude fraternel avec les autres tables. On saisit des propos qui ne vous sont pas adressés, mais qui vous vont droit au cœur. On participe à des conversations, on profite des bons mots qui passent, et on a ainsi l’occasion de témoigner aux autres de son intérêt et de sa sympathie, et de leur prodiguer des marques d’attention. C’est la chaleur humaine. Là, dans cette ambiance fraternelle, je m’épanouis, je fais le boute-en-train dans mon fort intérieur, le cigare aux lèvres, je suis bien. La compagnie et la bonne franquette, c’est tout à fait mon genre. Je sais d’ailleurs parfaitement que l’on ne peut pas emmener son python dans un restaurant et je fais ce qu’il faut pour respecter les convenances. Cela s’était particulièrement bien passé ce jour-là, il y avait des couples d’amoureux, l’un à gauche, l’autre à droite, et j’ai eu droit à des mots doux, tendres, à la main serrée, à tout. C’est le meilleur restaurant chinois de Paris.
Je suis rentré chez moi mais après une journée aussi remplie, j’ai eu du mal à m’endormir. Je me suis levé deux fois pour me regarder dans la glace des pieds à la tête, peut-être y avait-il déjà des signes. Rien. Toujours la même peau et les mêmes endroits.
Je pense que lorsqu’il y aura ouverture, cela ne se fera pas d’ici, mais de là-bas. Un moment de distraction dans la bonne marche, avec début de bonté, à la suite d’inattention. Je me suis d’ailleurs toujours demandé pourquoi le printemps se manifeste seulement dans la nature et jamais chez nous. Ce serait merveilleux si on pouvait donner naissance vers avril-mai à quelque chose de proprement dit.
Je me suis donc examiné des pieds à la tête, mais je n’ai trouvé qu’un grain de beauté sous l’aisselle gauche qui était peut-être déjà là auparavant. Il est vrai qu’on était en novembre.
J’allai chercher Gros-Câlin mais il était de mauvais poil, refusa de s’occuper de moi et se coula sous le lit, ce qui est sa façon de mettre une pancarte avec « prière de ne pas déranger ». Je me recouchai, avec une horrible impression de mortalité infantile. J’entendais dehors les avions à réaction qui vrombissaient, les police-secours qui perçaient la nuit dans un but bien déterminé, les véhicules qui avançaient et je tentais de me réconforter en me disant que quelqu’un allait quelque part. Je pensais aux oranges de la lointaine Italie, à cause du soleil. Je me répétais également qu’il y avait partout des extincteurs d’incendie et que l’on continuait même à les fabriquer avec prévoyance, et que ce n’était quand même pas pour rien, de vaines promesses, que c’était malgré tout en vue de et dans le domaine du possible. Ma fenêtre est assez éclairée de l’extérieur par voie publique et s’il y avait une de ces échelles extensibles qui montent en cas d’urgence jusqu’à n’importe quel étage pour sauver les victimes, j’aurais pu apercevoir une silhouette humaine à l’horizon. Il est d’ailleurs parfaitement possible que l’on cherche à m’isoler, à me découvrir et à m’identifier, à me décrire et à m’introduire pour l’autodéfense de l’organisme, comme Pasteur ou la pénicilline, mais dans l’ensemble je crois qu’il y a des prix Nobel qui se perdent. Finalement, je me suis levé sous prétexte de pisser, j’ai pris Blondine dans le creux de ma main et la plaçai sous ma protection. À plusieurs reprises, elle toucha ma paume de sa mini-truffe et c’était comme le baiser d’une goutte de rosée.