Mais ainsi que le dit le docteur Tröhne dans son manuel sur les pythons « il ne suffit pas d’aimer un python, il faut encore le nourrir ».
J’allai donc consulter l’abbé Joseph, à cause de ce problème de chair vivante. Nous eûmes une longue explication au Ramsès, autour d’une bouteille de bière. Je bois du vin, de la bière, je mange surtout des légumes, des pâtes, très peu de viande.
— Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis-je. C’est inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez-vous déjà vu une pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. La nature est mal faite, mon père.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit l’abbé Joseph, sévèrement.
Car il va sans dire qu’il ne tolère aucune critique à l’égard de son python à lui.
— La vérité est, monsieur Cousin, que vous devriez vous intéresser davantage à vos semblables. On n’a pas idée de s’attacher à un reptile…
Je n’allais pas me lancer dans une discussion zoologique avec lui sur les uns et les autres, pour savoir qui est quoi, je ne cherchais pas à l’étonner. Il s’agissait simplement pour moi de trancher cette question de nourritures terrestres.
— Cette bête s’est prise d’une véritable amitié pour moi, lui dis-je. Je vis assez seul, bien que décemment. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, rentrer chez soi le soir et trouver quelqu’un qui vous attend. Je passe ma journée à compter par milliards – je suis statisticien, comme vous savez – et lorsque j’ai fini ma journée, je me sens naturellement très diminué. Je rentre chez moi et je trouve sur mon lit, roulée en boule, une créature qui dépend de moi entièrement et pour qui je représente tout, qui ne peut pas se passer de moi…
Le curé me regardait de travers. C’est le genre de curé qui fait un peu militaire, parce qu’il fume la pipe.
— Si vous aviez adopté Dieu au lieu de vous rouler dans votre lit avec un reptile, vous seriez beaucoup mieux pourvu. D’abord, Dieu ne bouffe pas de souris, de rats et de cochons d’Inde. C’est beaucoup plus propre, croyez-moi.
— Écoutez, mon père, ne me parlez pas de Dieu. Je veux quelqu’un à moi, pas quelqu’un qui est à tout le monde.
— Mais justement…
Je ne l’écoutais pas. Je me tenais là discrètement, avec mon petit chapeau, mon nœud papillon jaune à pois bleus, mon cache-nez et mon pardessus, très correctement habillé, veston, pantalon et tout, à cause des apparences et de la clandestinité. Dans un grand agglomérat comme Paris, avec dix millions au bas mot, il est très important de faire comme il faut et de présenter des apparences démographiques habituelles, pour ne pas causer d’attroupement. Mais avec Gros-Câlin ainsi nommé, je me sens différent, je me sens accepté, entouré de présence. Je ne sais pas comment font les autres, il faut avoir tué père et mère. Lorsqu’un python s’enroule autour de vous et vous serre bien fort, la taille, les épaules, et appuie sa tête contre votre cou, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C’est la fin de l’impossible, à quoi j’aspire de tout mon être. Moi, il faut dire, j’ai toujours manqué de bras. Deux bras, les miens, c’est du vide. Il m’en faudrait deux autres autour. C’est ce qu’on appelle chez les vitamines l’état de manque.
Je n’écoutais pas ce que le père Joseph disait, je le laissais faire, il poussait à la consommation. Il paraît que Dieu ne risque pas de nous manquer, parce qu’il y en a encore plus que de pétrole chez les Arabes, on pouvait y aller à pleines mains, il n’y avait qu’à se servir. Moi, j’étais ailleurs, avec mon sourire, qui était content de me revoir. Je me souvenais que l’autre jour, Mlle Dreyfus m’avait dit, un matin, alors que je traversais la comptabilité :
— Je vous ai croisé dimanche sur les Champs-Élysées.
J’étais stupéfait de la franchise, pour ne pas dire la hardiesse, avec laquelle cette jeune femme me manifestait son attention. C’est d’autant plus courageux de sa part que, ainsi que je l’ai déjà dit avec estime et d’égal à égal, c’est une Noire, et pour une Noire, franchir ainsi les distances dans le grand Paris, c’est émouvant. Elle est très belle, avec des bottes en cuir à mi-cuisses, mais je ne sais pas si elle accepterait de partager la vie d’un python, car il ne saurait être question pour moi de mettre Gros-Câlin à la porte. Je me propose de procéder lentement, étape par étape. Je veux que Mlle Dreyfus s’habitue à me voir tel que je suis, qu’elle s’habitue à ma nature, à mon mode de vie. Je n’ai donc pas répondu à ses avances, il me fallait d’abord être tout à fait certain qu’elle me connaissait vraiment, qu’elle savait à qui elle avait affaire.