Le lendemain, il me présenta à ses autres élèves. J’avoue que ces contacts me furent difficiles et je ne pus me garder d’une certaine froideur et même d’un peu d’hostilité à leur égard, car ces gens s’imaginaient sans doute que j’étais venu là poussé par la solitude et parce qu’il n’y avait personne à qui parler dans ma vie, ce qui était leur cas. Mais j’avais Mlle Dreyfus et si rien de définitif n’était encore intervenu entre nous, c’était simplement parce que nous attendions de mieux nous connaître. Mlle Dreyfus, comme beaucoup de jeunes Africaines, est très craintive et vite effarouchée, à cause des biches. Et il y avait toujours d’autres voyageurs sur ce trajet.

Ce qu’il nous fallait, c’était une panne d’ascenseur.

L’autre nuit, j’avais rêvé que l’ascenseur était tombé en panne entre deux étages, on n’arrivait pas à le remettre en marche. C’aurait été parfait, malheureusement, Mlle Dreyfus n’était pas montée dans l’ascenseur, ce jour-là, j’étais seul, absolument seul et coincé entre les étages, c’était un cauchemar, comme cela arrive souvent avec les rêves. J’appuyais sur tous les boutons marqués « appel » et « secours », mais ça ne répondait pas. Je me suis réveillé avec une angoisse terrible, j’ai pris Gros-Câlin sur mes genoux, il a levé la tête et m’a regardé avec cette extraordinaire expression d’indifférence qu’il manifeste pour me calmer, lorsque je suis en proie à l’affectivité, une indifférence totale, comme pour me dire qu’il est là, auprès de moi, solide au poste, que tout est comme d’habitude.

Il y avait là un monsieur Dunoyer-Duchesne, un épicier qui recevait son beurre directement de Normandie et me le fit savoir immédiatement comme pour éviter toute source de malentendu entre nous. Je ne sais pourquoi il me l’avait dit avec tant de fermeté, en me serrant la main et en me regardant fixement dans les yeux : « Dunoyer-Duchesne. Je fais venir mon beurre directement de Normandie. » J’y ai pensé pendant plusieurs jours, c’était peut-être un franc-maçon. Il paraît que les francs-maçons ont quelque chose en commun qu’ils échangent entre eux avec fraternité par signes et par propos à clé, qui ont un sens. Ou peut-être n’avait-il aucun autre signe distinctif auquel on aurait pu le reconnaître et voulait néanmoins me faire sentir qu’il n’était pas n’importe qui. Il y a des gens qui ont du mal à sortir. Je l’ai mis tout de suite à l’aise :

— Cousin. J’élève un python.

Parfois des personnes qui ne se connaissent pas dans un compartiment de chemin de fer se disent tout, sans aucune retenue. Comme elles ne se connaissent pas, elles n’ont aucune raison d’avoir peur.

Il y avait là monsieur Burak, qui était dentiste mais qui aurait voulu être chef d’orchestre. C’est ce qu’il me dit, alors que je venais à peine de m’asseoir sur une chaise à côté de lui, sous l’œil de monsieur Parisi qui arpentait le parquet, après que nous nous eûmes serré la main.

— Burak, Polonais, dit-il. Je suis dentiste mais je voulais être chef d’orchestre.

Comme j’étais encore sous l’effet de cette affaire de beurre de Normandie qui venait de se produire, je fus un instant affolé. Il y a des gens qui vous font tout de suite des confidences, en catastrophe, pour gagner désespérément votre amitié, et se lier à vous en vous donnant des marques de confiance. C’est une méthode psychologique. Je crois que je fus à la hauteur. Il faut dire que je le comprenais. Moi aussi j’aurais voulu être quelqu’un d’autre, j’aurais voulu être moi-même. Il y a des cas. Peut-être qu’il entendait une musique intérieure formidable, avec caisses, violons et percussions et il voulait la faire écouter au monde entier dans un but de générosité, mais il faut un public, des amateurs, de l’attention, et des moyens d’expression, les gens n’aiment pas s’habiller et se déranger pour rien. C’est ce qu’on appelle, justement, de concert. La musique à l’intérieur est une chose qui a besoin d’aide extérieure, sans quoi elle fait un bruit infernal parce que personne ne l’entend. Il tenait ma main dans la sienne, un grand homme chauve et un nez avec grosse moustache, il était dentiste dans la vie, soixante ans au bas mot, et pour un chef d’orchestre qui est encore dentiste, c’est beaucoup.

— Burak, Polonais. Je suis dentiste mais je voulais être chef d’orchestre.

— Personne ne vous comprend mieux que moi, lui dis-je, j’ai passé toute ma vie chez les putes, alors, vous pensez.

Monsieur Burak retira sa main et me regarda d’une façon, oui, d’une façon, il n’y a pas d’autre mot. Il écarta même légèrement sa chaise.

Pourtant, tout ce que j’avais voulu dire, c’est que moi aussi j’aurais voulu être.

Il y a d’ailleurs dans l’expression « nos semblables » une affreuse part de vérité.

J’ai même regardé dans le dictionnaire, mais il y avait une faute d’impression, une fausse impression qu’ils avaient là. C’était marqué : être, exister. Il ne faut pas se fier aux dictionnaires, parce qu’ils sont faits exprès pour vous. C’est le prêt-à-porter, pour aller avec l’environnement. Le jour où on en sortira, on verra qu’être sous-entend et signifie être aimé. C’est la même chose. Mais ils s’en gardent bien. J’ai même regardé à naissance, mais ils s’en gardaient bien là aussi.

J’étonnerai en disant que la Cordillère des Andes doit être très belle. Mais je le dis hors de propos pour montrer que je suis libre. Je tiens à ma liberté par-dessus tout.

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