Je venais d’ailleurs de faire à ce moment-là une rencontre importante, celle du professeur Tsourès. Il habite au-dessus de moi avec terrasse. C’est une sommité humanitaire. Selon les journaux, il a signé l’an dernier soixante-douze protestations, appels au secours et manifestes d’intellectuels. J’ai d’ailleurs remarqué que ce sont toujours les intellectuels qui signent, comme si les autres, ça n’avait pas de nom. Il y avait un peu de tout, des génocides, des famines, des oppressions. C’est une sorte de guide Michelin moral, avec trois étoiles qui sont décernées par le professeur Tsourès, quand il y a sa signature. C’est au point que lorsqu’on massacre ou qu’on persécute quelque part mais que le professeur Tsourès ne signe pas, je m’en fous, je sais que ce n’est pas garanti. Il me faut sa signature au bas pour me rassurer, comme pour un expert en tableaux. Il faut qu’il authentifie. Il paraît que c’est plein de faux dans l’art, même au Louvre.
On comprend donc que dans ces conditions et en raison de tout ce qu’il a fait pour les victimes, je me sois présenté. Discrètement, bien sûr, pour ne pas avoir l’air de vouloir m’imposer à son attention, me faire remarquer. Je me suis mis à attendre le professeur Tsourès devant sa porte, en lui souriant d’un air encourageant, mais sans insister. Au début, il me saluait au passage, en soulevant légèrement son chapeau, à cause du bon voisinage. Mais comme il continuait à me trouver sur son palier, le salut devint de plus en plus sec, et puis, il ne me salua plus du tout, il passait à côté, d’un air irrité, regardant droit devant lui. Évidemment, je n’étais pas un massacre. Et même si je l’étais, ça ne se voyait pas de l’extérieur. Je n’étais pas à l’échelle mondiale, j’étais un emmerdeur démographique, du genre qui se prend pour. C’était un homme à cheveux gris qui était habitué à la torture en Algérie, au napalm au Vietnam, à la famine en Afrique, je n’étais pas à l’échelle. Je ne dis pas que je ne l’intéressais pas, qu’avec mes membres extérieurs intacts, je n’étais pas quantité négligeable à ses yeux, mais il avait ses priorités. Je ne faisais pas le poids de malheur, j’étais strictement zéro, alors qu’il était riche d’amour et avait l’habitude de compter par millions, en somme il était lui aussi dans les statistiques. Il y a des gens qui saignent seulement à partir d’un million. C’est l’embarras des richesses. J’ai pleinement conscience d’être une chiure de mouche et une retombée démographique sans intérêt général, et que je ne figure pas au générique, à cause du cinéma. C’est pourquoi je commençais à venir sur le palier avec un petit bouquet de fleurs à la main, pour sortir de l’ordinaire. Ce fut avec résultats, mais alors je m’aperçus que je lui faisais un peu peur, à cause de ma persistance individuelle, malgré tout l’effacement dont j’avais été l’objet. Mais je persistais avec ce qu’on appelle chez les auteurs le courage du désespoir et avec un sourire engageant.
Il faut dire que c’était un mauvais moment dans ma vie. Gros-Câlin traversait une de ses longues périodes d’inertie, Mlle Dreyfus était en congé sans prévenir, la population de Paris avait encore augmenté. J’avais une envie terrible d’être remarqué par le professeur Tsourès, comme si j’étais un massacre, moi aussi, un crime contre l’humanité. Je rêvais qu’il m’invitait chez lui, on devenait amis, et après le dessert, il me parlait de toutes les autres horreurs qu’il avait connues, pour que je me sente moins seul. La démocratie peut être d’un grand secours.
Le professeur Tsourès prenait ainsi pour moi de plus en plus d’importance, j’étais content de l’avoir au-dessus. C’est un bel homme, aux traits sévères mais justes, avec une barbiche grise très soignée. Il suffisait de le voir pour éprouver le respect dans lequel le gouvernement tient à notre disposition des personnages illustres de l’histoire pour nous rappeler que nous sommes quelqu’un.
On se fréquentait déjà ainsi sur le palier depuis des semaines, mon cercle d’amis s’élargissait. Je lui avais préparé le fauteuil velours champagne dans mon salon, et je l’imaginais assis dedans, me parlant de naissance avec vie, et comment on peut y arriver et comment empêcher les dizaines de millions d’avortements qui ne sont pas pratiqués, si bien que les prénaturés viennent au monde sans que soit respecté leur droit sacré à la vie. Je me suis mis à lire les journaux avec attention pour trouver des sujets de conversation, à défaut d’autre chose. Il ne m’adressait toujours pas la parole mais c’était un peu parce qu’on se connaissait depuis si longtemps qu’on n’avait plus rien à se dire. Car ce serait un tort de croire que le professeur Tsourès ne s’intéressait absolument pas à moi parce que je n’étais pas un massacre connu ou une persécution de la liberté d’expression en Russie soviétique. Il était tout simplement préoccupé par des problèmes d’envergure et ce n’est pas parce que j’avais chez moi un python de deux mètres vingt que j’avais droit de me considérer. D’ailleurs, je n’attendais nullement qu’il mette son bras autour de mes épaules, en me jetant un de ces « ça va ? » qui permettent aux gens de se désintéresser de vous en deux mots et de vaquer à eux-mêmes.
Je crois bien que je l’ai fréquenté ainsi pendant des mois et il s’est montré d’une délicatesse extraordinaire. Jamais il ne m’a demandé ce que je faisais là, devant sa porte, ce que je voulais, qui j’étais. Je note ici entre parenthèses et sans aucun rapport direct avec le corps du sujet, mais par souci de sa forme et de sa démarche, que les pythons ne sont pas vraiment une espèce animale, c’est une prise de conscience.
Lorsque les gens passent à côté de vous sans un regard, ce n’est pas en raison d’inexistence, mais à cause des agressions à main armée dans la banlieue parisienne. D’ailleurs, je n’ai pas du tout l’air d’un Algérien.
Je sais également qu’il existe des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe. Quelqu’un à aimer, c’est de première nécessité.