C’est la sonnerie qui me tire du sommeil. Bordel, ce que ça tangue, ce que ça fait mal ! J’ai la boîte crânienne dans un étau et il y a un connard qui serre la vis sans fin, ça va exploser !
— Estéban, c’est Régis, comment tu vas ?
— On va dire que ça peut aller, une légère migraine me vrille l’encéphale…
En fait j’ai tellement la tête dans le cul que si là, je faisais un selfie tu verrais mon colon, pour te dire. Mais dis donc, le poulet a l’air calmé, lui qui part en claquant la porte et en maugréant samedi soir, s’en revient ce matin tout guilleret au téléphone.
— On croirait presque que je te réveille l’ami, bon en fait nous sommes allés faire un tour au domicile de Crémier, pour une petite vérification, puis surtout on ne trouvait pas grand-chose sur le type, alors on a dû fouiller…
— Et vous avez déjà fini ? Tu commences ta semaine aux aurores ?
— Il est treize heures Estéban… tu es sûr que ça va ?
Putain, treize heures ? J’ai dû faire le tour du cadran, je m’en suis ramassé une sévère hier soir. Le blues du dimanche, un coup à finir entre quatre planches, je ne sais pas qui disait cela — peut-être moi bourré, va savoir — mais c’est assez juste.
— Un peu vaseux on va dire, hier a été difficile…
— Ce serait bien que l’on se voit, suite à ton affaire, et à ma fouille chez Crémier. La visite cela a fini en perquisition.
— C’est un peu risqué pour moi de me pointer à ton bureau, j’essaie de la jouer discret, de ne pas trop attirer l’attention sur moi, enfin sur mon remplaçant…
— Je n’ai pas encore déjeuné, il me semble, vu que j’ai vraiment l’impression de te sortir du plumard que toi non plus. On se retrouve à la brasserie de la galerie marchande ? Un moine qui fait des courses, c’est bon ?
— Oui, c’est bon, laisse-moi une demi-heure…
L’avant-veille, Régis m’incendie, me soupçonne, me cuisine, c’est tout juste s’il ne veut pas m’enchrister, et là d’un coup, copain comme cochon. Je connais l’oiseau, méfiance.
Je sors du pucier, la terre tourne, arrêtez-la que je puisse descendre ! Bon Dieu, pardon chef, j’ai presque l’impression de faire du surf pour rejoindre la salle de bain tellement ça bouge.
Je me fous sous la flotte glacée, histoire de bien me réveiller, et de me remettre les idées en place. Je m’essuie en quatrième vitesse avant de choper la crève.
Détour par la cuisine je balance deux Dafalgan effervescents dans un verre de flotte, faut ce qu’il faut. Je me nippe façon Alix Gimmileo, m’enfile le breuvage miracle et file à mon rancart.
Il y a un gros kilomètre à pied, je vais éliminer, en plus je serai moins loin du box pour récupérer la Mustang et, si j’en ai le courage, aller faire un tour à la salle de fitness.
J’ai toujours du mal avec ma boule à zéro, les températures sont moyennes, il ne fait pas super froid, mais j’ai comme l’impression d’avoir un perpétuel courant d’air sur la calebasse, un ventilo juste en face du front. Je marche vite, cela doit être un effet aérodynamique.
J’entre au restaurant, l’odeur de la viande grillée me revigore, je me rends compte que je n’ai rien bouffé depuis hier midi et que cela commence à se faire sentir dans mon organisme. Régis est déjà là, il m’attend en lisant un dossier.
— Salut Poulet, alors comme ça tu veux me voir, c’est pour me passer les cadènes ?
— Arrête d’être con cinq minutes, Estéban. O.K je me suis un peu laissé emporter la dernière fois, mais faut dire que tu ne fais rien pour me faciliter la vie…
— Un connard se viande en bécane, tu m’accuses et après c’est moi qui en fais trop ?
— Tu as bouffé la caisse du chat ? Bordel ton haleine est faisandée, et cette gueule… tu as pris un coup de pied de bouteille ?
— C’est cela même, tu m’as meurtri l’âme en m’accusant, alors j’ai noyé mon chagrin dans le bourbon…
— C’est du passé tout ça, d’ailleurs c’est pour te causer du grand con, comme tu l’appelles, que je t’ai invité.
— Invité ? C’est toi qui régales ? Putain, ils ont un menu gastronomique ? J’ai une dalle d’enfer.
— Vas-y, c’est open-bar. À propos de la mort de Crémier, ben tu vois, si tu en étais l’instigateur, je te foutrais la paix, je bâclerais ce côté de l’enquête…
Ô le malin, ô l’acteur studio de pacotille, ô le flicard de série B, ô l’adjoint calamiteux de Derrick… comment je l’ai vu chausser ses gros sabots et tenter de me faire avouer d’avoir trempé dans le refroidissement du zig.
Tout en épluchant la carte, je m’intéresse à la conversation, sans en faire trop, mais suffisamment pour que mon hôte ne se fasse pas trop d’idées sur mon compte.
— Et en quel honneur tu laisserais peinard le mec qui a envoyé Crémier boulevard des allongés ? Je vais prendre une côte de bœuf sauce béarnaise, des frites et pour patienter une assiette de cochonnailles et une Paix-Dieu…
— … Y a pas à dire, quand tu as faim…
— Ouais, j’ai rien avalé depuis des lustres. Alors pourquoi d’un coup lâcherais-tu la grappe à un type qui en aurait dessoudé un autre ?
— Comme je te l’ai dit tout à l’heure au téléphone, histoire de chercher les membres de sa famille, et comme il y a suspicion de meurtre, j’ai opéré une petite fouille au domicile de Crémier…
— Et ? Tu m’excuseras Régis, mais j’ai une fourchette et un couteau à viande, aucun forceps sous la main, donc si tu pouvais accoucher rapidement et ne pas me faire tes effets à deux balles, merci.
Il se marre, il ne faut pas grand-chose pour amuser un flic, fais-lui juste croire qu’il a un semblant d’esprit, un soupçon d’humour et il est heureux, la béatitude l’étreint. Je chope le verre magnifique de Paix-Dieu, la délicatesse du récipient, et cette couleur… Cette bière est une pure merveille, trop méconnue.
J’hésite un court instant, avec ce que je me suis mis comme musette hier soir, est-ce bien raisonnable ?
Inch’Allah comme dirait la concurrence, je m’en envoie une lampée. Mon Dieu, comme tu es bon d’avoir laissé l’homme créer ce nectar.
— Tu sais que tu me fais de la peine avec ton Perrier ? Bon alors tu finis ta fable…
— Tu ne ferais pas un bon écrivain Estéban, tu ne sais pas faire monter le suspense… Donc on a fouillé l’appartement. Au départ on cherchait rien de spécial, la routine quoi. Mais dans ses fringues on a trouvé des sous-vêtements de gamin.
— Je connais des tas de types, même célibataires, chez qui tu pourrais en trouver, suffit qu’ils aient un chiard, qu’ils soient divorcés… des fringues de rechange.
— Oui, sauf que ce type n’a pas de gosses, pas de neveux ou nièces, mise à part une vague cousine que l’on a retrouvée, il n’a personne… Et puis ce n’étaient pas des fringues propres il a même dû se…
— C’est bon, j’ai capté, épargne-moi les détails, on est en train de claper.
— Du coup on a fouillé aussi son matos informatique. Là le toubib a bien raison de l’appeler le grand con, le PC est codé, mais on ne peut plus simple…
Con que je suis, un peu plus je sortais ma science, je faisais de l’esbroufe, je la ramenais et me faisais couillonner comme un nouveau-né. Bien sûr que c’est simple, déjà sur son téléphone ce manche avait foutu son année de naissance, vu le pois chiche qui lui servait de pensarde, il avait mis le même code partout.
— … sa date de naissance, faut être con hein ?
Bingo, c’est une fois de plus un curé qui gagne une boule à neige… J’opine du chef et l’enjoins à continuer.
— Faut être con, mais bon on savait, nous avions rencontré le personnage. Et tu as trouvé quoi dans sa bécane ?
— Tu te souviens du mec dont je t’avais parlé et des photomontages mais aussi de vraies photos avec des mômes ?
— Oui, plus de 80 % des fichiers étaient des fakes, mais le reste était vrai…
— C’était lui, j’ai les fichiers, les vrais, les faux, j’en ai même d’autres, ce type était un grand malade, un pervers, tu ne peux pas imaginer…
— Si je peux, j’imagine même très bien, je chasse ce genre de type de temps à autre…
— Et celui-là, tu ne l’aurais pas braconné ?
Quand je disais que je l’avais vu chausser ses galoches de bois, si j’attends encore un peu pour répondre il me propose la légion d’honneur.
— Tu me saoules Régis, je te jure, tu vas finir par me couper l’appétit.
— Si on ne peut même plus plaisanter… en plus, vu ce que je vais te dire, tu l’aurais su avant, tu l’aurais tué.
Il n’a pas besoin d’aller plus loin, je me doutais déjà, tu penses bien que si cet enculé a voulu me flinguer, c’est qu’il est pour quelque chose dans la mort de la petite. Il fait partie de ceux qui l’ont tuée, si ça se trouve l’enveloppe pleine de fric c’était lui.
— J’ai capté, il avait du fric ? du liquide ?
— Je sais à quoi tu penses, il en avait, plus qu’il ne pouvait en gagner avec son boulot, mais ce n’est pas le commanditaire, juste un larbin cinglé. Dans les images il y a aussi des trucs tournés à l’IML.
— Tu vois je regrette qu’il soit canné ce con, vraiment, j’aurais aimé le questionner, le faire parler, style inquisition.
Je ne plaisante même pas, d’un coup je regrette mon coup de sang, je regrette cette course poursuite, je regrette qu’il soit mort sans rien dire, sans balancer ses complices. Je regrette surtout qu’il soit calanché sans souffrir. Me regarde pas comme ça, je t’ai déjà dit c’est le fils du Patron qui tend la droite quand il en ramasse une sur la gauche. Perso, j’envoie un coup de genou dans les couilles puis un second dans le nez quand le type se baisse. Si Jésus la joue peace and love, ça le regarde, moi ce n’est pas ma façon de combattre le démon.
Puis pour ce que cela paie la gentillesse et le pardon, suffit de voir comment il a fini, cloué… tu parles d’une reconnaissance humaine.
C’est pour ça que le Vieux n’a pas créé de véritable prédateur pour l’homme, pas besoin, nous sommes assez cons pour nous auto-exterminer… le jour où l’homme ne peuplera plus cette planète c’est parce que l’un d’entre eux soit aura été assez con pour appuyer sur une arme nucléaire, soit aura lâché un virus incontrôlable. L’homme sera responsable de sa propre perte.
— Tu as vu la vidéo de la mort de Martine ?
— Une partie, je n’ai pas pu la regarder en entier, c’est trop… immonde.
— Je veux la voir…
Il ne répond pas. Je sais ce qu’il pense, qu’il ne faut pas, qu’il doit refuser. Qu’il n’a pas le droit, je ne fais pas partie de la grande maison. Mais il sait aussi que je ne lui dis pas tout, que si je veux la voir, c’est que j’ai mes raisons, et là, je peux lui être utile.
— Cela ne va pas être possible pour l’instant, elle est partie pour analyse dans un laboratoire.
— Tu n’as pas envoyé juste le fichier ?
— Non parole d’homme, le disque dur complet est parti, ils veulent essayer de le faire parler.
— Et tu n’as pas fait de copie, pour l’enquête, pour le procureur, pour tes hommes ?
— Juste les dossiers photos, les vidéos je laisse ça aux autres. Entendre les cris, tout ça, non merci, je n’en ai pas besoin pour faire mon boulot. Nous avons des unités spéciales pour décrypter ce genre de merde.
Je n’ai plus faim. Ça m’a coupé l’appétit. Bon il ne reste plus rien dans mon assiette et je n’ai plus de pain pour saucer, mais j’aurais pu prendre un dessert. Il y a des profiteroles maison à la carte.
— On va les voir ces images ? J’ai besoin.
— Maintenant ça ne te dérange plus d’aller au commissariat ?
— Je suis venu à pied, je n’ai pas été suivi, je vais monter dans ta caisse, il n’y a pas de lézard.