23 Chapitre où l’homme est vraiment un monstre quand il le veut

C’est bizarre cette sensation que j’ai à chaque fois que je pénètre dans un commissariat ou une gendarmerie : j’ai toujours l’impression d’avoir un truc à me reprocher. Comme si j’étais coupable de je ne sais quel forfait.

Bon ok, je suis un peu responsable de la mort de Ludo le couillon, mais est-ce vraiment un crime ?

Non, c’est ce qu’on appelle un acte de salubrité publique, j’ai œuvré pour le bien de mon pays. Ce n’est pas la mort de cette crevure qui va m’empêcher de dormir. J’imagine déjà les sourcils broussailleux en accents circonflexes de certains des lecteurs : Comment, il tue sans regret, ni remords, et ce type se dit curé ? Mais ce n’est pas dans les fondements de la chrétienté ! Ce prêtre connaît-il seulement les dix commandements de notre Seigneur ? N’est-il point écrit : Tu ne tueras pas ?

Ben oui Ducon je connais le décalogue. Heureusement et tant que tu y es à me servir le cinquième, si ta rombière est pas trop mal foutue, méfie-toi, parce que le dixième, Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, je ne le respecte pas. Dès que je peux poser des bois, je profite, car moi mon commandement préféré, ma parabole fétiche, c’est Aimez-vous les uns les autres. Je te la coupe là, alors garde pour toi tes réflexions désagréables.

Régis a fini de discuter avec le planton, il me fait signe de le suivre. C’est la première fois que je viens dans son nouveau bureau, depuis qu’il a pris du galon il a droit à plus d’espace. C’est sympa, enfin si tu aimes le style rétro, voire désuet. J’ai l’impression d’être plongé dans un Simenon. Rien ne manque : le vieux perroquet en bois où il vient d’accrocher sa veste, le bureau directorial avec le sous-main en cuir vert, la loupiote art nouveau, il y a même un lave-main en faïence blanche.

— Tu vas nous faire monter de la bière et des sandwichs, ou tu as de la blanquette de veau quelque part ?

— Tu as remarqué Estéban ? C’est classe hein ? Une copie du bureau de Maigret, un rêve de gosse. Tout est à moi, si je suis muté, ça me suit. Ça ne te fait pas rêver ?

— Ben si je me fonde sur le même principe, je devrais bosser dans la paille avec un âne et un bœuf… En cherchant un peu j’ai bien deux ou trois clampins qui pourraient jouer les rois mages.

— Tu es vraiment con, aucune culture… bon tu veux voir les photos, t’es sûr ?

— Oui, certain. Et ne boude pas, j’ai reconnu ton décor. Mais moi, ma came, rayon lecture, c’est plus San-Antonio. Bon, on y va ?

Régis ne bronche pas, je l’ai vexé, j’aurais dû m’extasier devant son décorum. C’est ça les passionnés, si tu ne t’enflammes pas devant leurs collections ils se ferment, incompris, humiliés.

Il sort son ordinateur d’un tiroir, ce qui jure tout de suite sur son bureau. Je m’abstiens d’en remettre une couche. Toujours sans mot dire, il ouvre un dossier et balance le diaporama.

Ce n’est pas joli-joli ce qui défile sur l’écran. Pour l’instant pas de trace de Martine, juste le grand con, parfois cagoulé ou grimé, parfois à visage découvert, dans des scènes sado-maso. Bien sûr c’est lui le bourreau.

Il aime faire mal et cela se voit sur son faciès. Ce type ne prend son pied que quand l’autre souffre. Un grand malade. Ce n’est pas du sexe mais de la boucherie. Reste qu’il y a deux types de cinglés dans ce genre d’histoire, ceux qui jouent, tournent et diffusent ces merdes, mais aussi ceux qui les achètent et se secouent le chibre en jouissant devant ces horreurs.

Parfois sur les photos on se rend bien compte que la victime n’est pas majeure. Voire très loin d’être majeure.

— Tes collègues vont pouvoir identifier les vraies photos et les montages ?

— Sans aucun souci, après va falloir comparer avec des dépôts de plaintes, des disparitions… et là tu vois, le gamin est très typé, genre thaïlandais, cela a dû être pris là-bas. Tourisme sexuel, on ne retrouvera jamais les victimes. Puis pour quoi faire, cette ordure est morte…

— Lui il est mort, mais n’oublie pas qu’il agissait avec un ou des complices. Te laisse pas abattre, garde la volonté de mettre ce genre de salopards hors d’état de nuire !

— Tu as raison Estéban, mais j’ai déjà vu les rushes du film, les photos, j’en ai marre, ça me dégoûte.

— Laisse-moi regarder, tout seul. Change d’air, vaque à tes occupations mon pote, il n’y a pas de souci…

— T’es sûr ?

— Oui, je t’dis, vas-y, passe à autre chose.

Son départ m’arrange, je n’aurais jamais osé lui demander de vider les lieux. Je vais pouvoir mieux détailler, analyser, et je préfère faire ce genre de boulot tranquille, sans que la moindre de mes réactions soit observée.

Régis me laisse dans son bureau. Il a du mal à encaisser ce qu’il a vu. Il n’est pas le seul, et je sais que je n’ai pas encore payé l’addition. Les photos avec les gamins me retournent les tripes, me révulsent, m’horripilent. Avec celle de la môme Martine je risque l’overdose.

Que tu sois flic, curé, boulanger, ouvrier, fonctionnaire, femme au foyer, femme du monde ou bien putain, tu remarqueras qu’il y a des degrés dans le meurtre. On arrive parfois à comprendre certains homicides, par contre dès qu’on touche aux gosses, là, on franchit une limite.

L’assassin, de statut d’homme passe à celui d’animal. Un peu comme s’il avait perdu toute trace d’humanité. On déteste ce genre de type, on le hait, on révise même souvent son point de vue face à la peine de mort, pour te dire.

Ben le type que j’ai sur les images à l’écran, c’est exactement ça, ce n’est plus un homme, ce n’est plus un de mes frères, ce n’est même pas une bête, c’est un monstre.

J’ouvre un autre dossier, celui pour lequel je suis là. Je sens comme un goût de fer dans ma bouche, je transpire.

Sur les photos, la malheureuse Martine. Crémier, visage découvert lui tient les mains dans le dos. Celui que j’identifie comme la poutre de Bamako, par contre porte un ridicule masque de catcheur.

Les deux abrutis s’affairent, tout est cadré. Une tierce personne s’occupe de photographier, de filmer, et certainement aussi de donner des directives. Sûrement la patronne, celle qui a donné l’ordre à Crémier de me dessouder.

Je n’en suis qu’au début, mais j’ai déjà envie de fracasser l’ordinateur. Ce fumier de Ludovic maintient la tête de Martine, il pousse sur son crâne, qu’elle engloutisse en entier le sexe énorme de son complice, elle manque de s’étouffer. Les larmes inondent le visage de la môme.

Je te passe les détails. J’en suis maintenant à la crucifixion. Bordel ça a beau être des photos, je devine — malgré le bâillon de cuir — les hurlements de douleur de la petite. Ce n’est pas Dieu possible que la vieille bique d’à côté ne l’ait pas entendue gueuler, même avec la balle ça doit s’entendre… elle a dû se débattre. Un véritable calvaire.

Elle est clouée au mur, évanouie. Le grand con lui pose une couronne en fil barbelé. Cet enfoiré est costumé en soldat romain. L’autre est hors champ.

Les images du martyre défilent, Crémier a une dague à la main, il entaille la petite sur le flanc droit. Ce qui a dû la sortir de sa léthargie, sur la photo suivante ses yeux sont ouverts. On y lit l’épouvante et la douleur.

J’ai des envies de meurtres, de violences, l’un rend déjà ses comptes chez Satan, les deux autres ne tarderont pas. Je vais les retrouver et faire de l’exorcisme de haute voltige. C’est parti pour la Saint-Barthélemy des pervers, le bain de sang des pédophiles, la terreur des salopards.

S’affichent des moments de perversions absolues. C’est l’immonde monté comme un poney qui tient le premier rôle. Il exhibe son salami avant de passer à l’acte. C’est bon, j’ai vu qu’il n’y avait rien qui puisse m’aider. Une seule certitude, ils étaient trois, plus que deux dorénavant. Deux bien moins cons que feu l’assistant du légiste, puisqu’ils n’apparaissent jamais à visage découvert.

J’ai envie d’arrêter là, je ne peux pas en supporter davantage. J’étais à l’autopsie, je sais ce qu’elle a enduré. Je n’ai pas envie de savoir quel objet a servi à quelle torture. Mais quelque chose me pousse à aller jusqu’au bout, à boire le calice jusqu’à la lie.

Pas par voyeurisme, ni par avidité morbide. Non, je me dis juste que si ça se trouve, dans les suivantes, je remarquerai quelque chose, un détail, un indice, une piste…

Je clique, je continue ma descente aux enfers. Les deux tortionnaires frappent, violent, brûlent, piquent. Des barbares. Martine est comme résignée, je sens qu’elle connaît l’issue, elle sait que la seule libération possible c’est la mort.

Voilà j’ai vu la môme mourir, en différé. J’ai assisté impuissant à sa mise à mort. Le toubib avait raison, une fois que l’étalon sadique a tout donné, il a utilisé divers objets comme phallus de substitution. Sur un cliché, Martine à l’air d’un poisson hors de l’eau, elle s’asphyxie. Deux images après, elle est partie vers d’autres cieux. Cette merde de Crémier a alors enfoncé la lance profondément. L’extase se lit sur le visage de ce salaud.

Martine a encore la balle dans la bouche, c’est hors champ que le bâillon a été défait et la pierre glissée dans sa bouche, en aucun cas cela ne faisait partie de la mise en scène, c’était bien un message qui m’était destiné.

J’ai vu, j’ai vu sans voir. Je suis hypnotisé devant l’écran noir. Je sais que j’ai loupé un truc. Mon cerveau me dit que je suis passé à côté de quelque chose, mes yeux n’ont pas relevé un détail. J’en suis certain mais lequel ?

Je décide de me repasser le diaporama de l’horreur. Non pas que je n’en ai pas pris assez dans la gueule, non, je vais le regarder différemment. J’étais trop obnubilé par Martine. Je n’ai fait qu’observer la môme. J’essuie l’humidité qui perle à mes yeux et je replonge vers l’abîme.

Cette fois je fais abstraction de la petite, et même du grand con, je me concentre sur la poutre de Bamako, juste sur lui. Les deux autres je les connais. La pauvre môme ne méritait pas cela, Crémier méritait pire. Pour eux je ne peux plus rien, elle je ne peux la sauver, lui je ne peux plus le punir. Mais l’homme à la cagoule lui, je vais me le faire.

J’arrive à trouver quatre vues intéressantes, en haute déf, une de dos, une de face, une du côté gauche et une du côté droit. J’ai donc le gus sous tous les angles. Outre ce que j’avais visualisé du premier coup d’œil. Une musculature d’athlète et un braquemart à rendre fou de jalousie Rocco Siffredi et Ourasi réunis, je peux maintenant m’attarder sur d’autres points.

La couleur de ses yeux, très foncés, presque noirs. Ça me rappelle la vision fugace à l’église. S’il a des cheveux je peux en déduire qu’ils sont certainement bruns. Des cicatrices, à force de me faire mal aux yeux sur l’écran, j’en ai relevé trois, une sur l’avant-bras droit, celle de l’appendicite et une sur le haut de la cuisse gauche, vers l’extérieur. Une bonne dizaine de centimètres, certainement une ancienne fracture ouverte.

Mais surtout j’ai remarqué un détail bizarre, la couleur de sa peau par endroit est changeante, j’ai d’abord pensé à une maladie de l’épiderme, genre le molluscum contagiosum de ta belle-mère, celui qu’elle a sur la joue gauche et qui te fout la gerbe quand tu dois lui claquer la bise. Mais en agrandissant les images, en observant attentivement au fil des fichiers, j’ai remarqué que cela changeait légèrement. Et là j’ai compris…

Du fond de teint ! C’est tout simplement du maquillage. Il en a sur les épaules, le torse et en haut de la cuisse droite. Le type se camoufle et il est tatoué, mais je ne vois pas les dessins qui sont incrustés dans sa peau, sauf sur sa guibole. Elle a dû frotter contre le corps de Martine lorsqu’il la forçait. Ce cinglé à un cilice tatoué. C’est un indice maigre, certes, mais je le note dans mon petit calepin. Je sais dorénavant que le mec est baraqué, disproportionné du mandrin, décoré d’un cilice sur la cuisse droite, les yeux foncés et les cheveux — si existant — noirs et courts.

Oui, parce que s’il avait des cheveux longs, cela se serait vu avec la cagoule, essaie de suivre, je t’en remercie à l’avance. Et puis pendant la communion j’ai repéré sa perruque, n’oublie pas.

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