J’ai eu du mal à trouver le sommeil quand je me suis zoné, puis là j’ai du mal à me lever. La gueule un peu pâteuse, sûrement une fourberie de Mister Jack, j’ai un peu abusé hier. Ce que j’ai vu, tout ça, j’en ai repris deux ou trois verres, histoire de me rincer les dents après mon dîner. Je n’aurais pas dû.
Fait frisquet ce matin dans l’église, pas un chat. Merde, même pas la mère Bardoure, je n’en reviens pas. J’espère qu’elle n’est pas cannée, elle est plus de première fraîcheur, sa date limite de péremption doit pas être loin, voire dépassée. J’hésite, qu’est-ce que je fais ? Je retourne dans le plumard cuver ma demi-cuite ou je fais comme si j’étais à Paris Bercy et que je jouais salle comble ?
Allez, the show must go on, j’enfile, non pas ta femme mais ma soutane. Ça t’épate ça que je fasse le maximum d’offices hein ?
C’est bien simple, je sais que je ne suis pas forcément réglo comme cureton, je picole, je fais la bringue, m’arrive de fumer un petit marocco de temps à autre, j’applique la justice divine de façon très très personnelle et surtout je m’envoie en l’air plus souvent qu’à mon tour. Même toi, je suis sûr que tu n’essores pas Nestor aussi fréquemment.
Je sais, je ne suis pas le seul ecclésiastique à faire tout cela, certains font même pire. Mais moi, j’en fais des livres, je raconte ma vie, je suis un diarrhéique littéraire, je rentre dans le détail de mes fautes, te donnant parfois des éléments qui peuvent te troubler, mettre ta douce en pâmoison, te donner des idées. Alors je compense.
Le Vieux gueule, réprouve mon comportement. Parfois il cause d’excommunication, comme ça, pour me faire peur, mais il ne le ferait pas. À part certains moines engagés dans des ordres bizarres comme les cénobites tranquilles[9], tu en connais beaucoup toi des religieux qui te font dans la même journée la tierce, la sexte et la none, et le tout sans jouer à la belote ?
Cherche pas, il n’y en pas je dois être le seul, alors ça compense, j’équilibre mon karma comme disent les bobos.
J’entends comme un martèlement rapide, je lève la tête. Mamie Pruneaux est là, penaude, elle opine du chef pour me saluer. L’ancêtre a eu une panne d’oreiller. C’est bien la première fois que je suis aussi heureux de la voir. En fin de compte elle fait partie de ma vie la veuve Bardoure. Riton, le patron du bar tabac PMU, sur la place en face de l’église, me l’a dit. Les matins où je suis en mission évangélisatrice, dirons-nous, quand elle pointe son museau de belette à l’église et que je ne suis pas là pour l’accueillir, faut la voir repartir la souris grise. Courbée en deux, triste comme un bonnet de nuit, son vieux sac en imitation cuir battant la cadence comme un métronome le long des aiguilles à tricoter qui lui servent de jambes, elle fait pitié. Même le vieux Max, qui dès le matin se bourre le groin au Picon-vin blanc, lui le cynique, l’arrogant, l’impertinent, n’ose pas se moquer d’elle. Pour te dire la mélancolie qu’elle dégage ces matins-là.
Je suis son brin de soleil à la momie, pourtant elle n’apprécie pas ma conduite, ça non, elle est de la vieille école.
Je viens de me rendre compte que le jour où elle ira faire le bilan chez saint Pierre, elle me manquera ma bigote de compétition. Pour la peine, je décide de lui offrir le menu de fête : l’hymne, les cantiques, les psaumes, l’oraison, les prières litaniques, le capitule, le répons et même soyons fous un benedictus dominus en do dièse majeur. Et le tout a capela…
Elle est en pleine extase mamie Pruneaux, elle n’en peut plus, je vois deux grosses larmes couler dans ses rides. C’est beau, on dirait une crue soudaine dans le Grand Canyon. Elle rejoint la félicité. Je viens de grimper trois à quatre étages d’un coup dans son estime, c’est Byzance, que dis-je, c’est Jérusalem, c’est Bethlehem, c’est Nazareth…
Je ne sais pas ce que je vais faire d’autre dans ma journée, mais j’en aurai déjà rendu une heureuse, et ce, dès l’aube ! Elle est pas belle la vie ?
Je ne l’ai jamais vue sortir aussi radieuse de l’église l’aïeule. Avec mes conneries j’ai pratiquement fait deux heures de stand-up dis donc, le barbu aussi doit être fier. Ça rattrape mon rodéo d’hier avec la môme Martine.
J’ai même fini de digérer le fond de bouteille qui me pesait sur l’estomac, et j’ai une petite faim qui commence à se faire sentir, entre ça et l’odeur qui s’échappe de la boulangerie, je ne pourrai pas tenir, je vais céder une fois de plus à la tentation.
Une cloche tinte dans ma poche, un SMS. Cette chère Martine désire me voir tout de suite, et bien je vais simplement doubler la dose de viennoiseries.
Le rideau crasseux de la mère Michalon vient de bouger, la vieille pie est à la vigie.
Ça va jaser dans le quartier, le curé avec un pochon de la boulangerie qui déboule aux aurores — quoi qu’il ne soit déjà pas loin de neuf heures — chez la traînée qui fait des vidéos pornographiques, vous vous rendez compte ? Mais où va le monde ? C’est ça l’église catholique de nos jours ? D’mon temps ça s’passait pas comme ça, vous pouvez m’croire, bande de dégénérés !
Ça ce n’est pas l’église catholique, mégère de bas étage, c’est juste Requiem, ne généralise pas sur un cas particulier.
Martine m’ouvre la porte dans une tenue ! Tu es prêt ? Je peux te décrire ? Ne va pas me faire un infarctus du myocarde en pleine lecture, ce serait mauvais pour ma qualification pour le prix Goncourt, et encore pire pour mon entrée à l’académie française.
Elle porte un déshabillé noir transparent, sous lequel apparaît une guêpière de même couleur avec un laçage vert satiné, ce même vert que l’on retrouve sur un petit nœud décorant son string et dans le dessin de la couture de ses bas.
Tu mords le topo ?
Me faire ça, à moi ! Après les laudes… C’est une épreuve divine, inhumaine. Pour un peu j’en lâchais mes croissants, je tourne la tête vers la droite, j’aperçois la frime fripée de la bignole d’à côté. Je ne peux me retenir et lui lance un sourire suivi d’un petit clin d’œil avec le pouce dressé, elle vire au cramoisi.
Fin du spectacle, je rentre dans la maison, pose le sac de gourmandises sur la table, ça embaume chouette le café frais.
— Excuse ma tenue, j’étais en train de me préparer pour ma journée de travail quand on a toqué à ma porte, le temps que j’enfile un truc, que j’ouvre, plus personne…
— Et c’est juste pour ça que tu me fais venir ?
— Non, pour ça mon pervers pépère…
Elle fait glisser une enveloppe matelassée sur le meuble, j’intercepte, j’ouvre.
250 biffetons de deux cents euros, soit l’acompte de 50 000 promis. Accord donné hier à vingt-trois heures, livraison express ce matin. La môme est heureuse, elle engloutit une chouquette en me dévorant des yeux.
— Sans rire, ces types sont des fumiers Estéban, mais point de vue business, ils payent rubis sur ongles. Dis, une fois les méchants hors d’état de nuire, il ira où ce pognon ?
— On en filera la moitié à une assoc’ qui gère des gamins qui ont subi ce genre d’atrocités, et tu pourras garder l’autre pour service rendu…
— Trop contente je suis, viens-là que je te remercie.
— Deux secondes ma belle, cela te rend si jouasse d’avoir touché une avance sur le blé ?
— Oui, tu crois que ça rapporte mes petites exhib’ sur Internet ? Une fois mes frais retirés, il me reste quasiment que dalle, alors vingt-cinq mille boules, pour moi c’est Noël !
— Et pour moi, c’est le début des emmerdes taille XXL tu vois.
— Pourquoi ?
— C’est bien devant ta lourde que tu as ramassé ton pactole ?
— Merde… quelle conne, ils savent qui je suis et où j’habite !
Là ce n’est plus la même ambiance d’un coup, son visage se décompose, la bouche ouverte elle me regarde sans broncher.
C’est quand même dingue, elle n’a pas l’air bête la môme Martine, mais tellement heureuse de palper une liasse bien épaisse de talbins de deux cents euros, elle n’avait pas réalisé qu’ils l’avaient localisée. Quand ces grands méchants loups ont passé commande de leur orgie interdite, ils savaient déjà où trouver leur petit chaperon rouge. D’un coup l’affaire devient plus périlleuse. Si cela n’avait été qu’une rencontre via le Web, on aurait pu les faire tourner un peu en bourrique, biaiser, et surtout ne jamais dévoiler l’identité de Martine.
Là, ils savent, le piège vient de se refermer, on ne peut plus reculer, j’ai l’impression que je suis dans une drôle de mélasse malodorante.
— Allô Patron ?
Faut que je fasse quelque chose avant que sa mâchoire se décroche, elle n’a pas bougé d’un millimètre depuis qu’elle a pigé l’embrouille.
— Martine, ma petite, Martine…
C’est là que je me rends compte que moi aussi je viens de merder.
Avais-je besoin de poser mes doigts sur cette cuisse fuselée pour la sortir de sa léthargie. Bon Dieu — oups ! désolé chef — sentir crisser ses bas au bout de mon index, si tu savais l’effet que cela fait.
J’oublie tout, d’un coup le monde devient rose. Discrètement je retire la lanière de cuir et la croix, la pose sur le dossier de ma chaise, les choses sérieuses peuvent commencer. Ma paluche remonte doucement, je quitte la soie pour rencontrer la douceur de sa peau. J’adore franchir cette frontière entre le tissu et le derme. Tu passes de l’autre côté, au pays des rêves, Neverland, mon paradis sur terre. C’est mort, je sais que je vais partir en sucette, je vais encore devoir m’agenouiller au coin de l’autel et laisser le Vieux passer son humeur sur ma couenne. Mais qu’est-ce que dix minutes d’engueulade dans les esgourdes comparées à la félicité que je vais connaître ?
Rien, alors, hein ! tu vois ce que je veux dire ?
Car Martine n’est pas en reste, ça non, elle aussi a lancé une paluche en éclaireur, et cette main a trouvé ce qu’elle cherchait.
Tu as remarqué que quand une nénette te sort le chibre de la pouponnière, elle ne peut pas s’empêcher de te branlocher un peu. C’est comme si on avait imprimé sur nos calbutes Agiter avant l’emploi.
En deux temps trois mouvements nous voilà sur son lit, qui pour l’événement devient ring. Ce n’est plus de l’amour, c’est un véritable corps à corps, des olympiades de gymnastique. Cette petite est une experte, c’est incroyable les ressources dont elle dispose. Et cette inventivité, cette créativité : une artiste ! Elle nous sculpte dans la luxure…
Quand je pense à tous les frileux du gland comme toi, qui crame quelques euros pour s’astiquer le guignol derrière l’écran. Déboutonné à la va-vite avec le rouleau d’essuie-tout à côté. Excité comme un acarien au salon de la moquette, tu te secoues le panais en bavant sur ton clavier, mais tu prends garde, tu tends l’oreille, faudrait pas que bobonne rentre du marché trop vite, tu aurais l’air con l’asperge à la main face à ton ordi.
Eh bien tu vois mon grand cœur, en pleine ascension du mont de Vénus, je pense à toi. Toi tu fantasmes, moi je baise, elle est pas belle ma vie ?
Mais une fois les aérofreins lâchés, que le septième ciel est atteint, on redescend sur terre, là c’est une autre histoire. La chute est rude. La môme a eu un petit temps de décompression, un sourire de béatitude imprimé sur son joli minois, mais là, ça y est, elle a repris pied dans la réalité.
— Qu’est ce qu’on va faire Estéban ? S’ils savent qui je suis, il ne faut pas que tu te plantes, faut tous les mettre K.-O.
— Ce n’est pas si, c’est sûr qu’ils savent, ils t’ont livré ton acompte… et ne flippe pas, on va s’occuper d’eux ma belle.
S’il y en a un qui est bien inquiet, c’est moi.
Oui, ils savent où crèche Martine, ils viennent de le prouver. Moi, un, je ne sais pas où ils sont, et deux, je ne sais pas non plus combien ils sont.
Au moins deux, le poney et le photographe. Mais ils peuvent être plus.
Combien faut-il être pour kidnapper cinq gamins, les garder ?
Plus le client, celui qui est prêt à débourser une fortune pour cette infamie. Car quand même, quatre cent mille, faut les sortir, et en liquide en plus.
Je me décide à rentrer, malgré des laudes de toute beauté. Mais vu la séance que je viens de m’offrir, je vais devoir assurer deux offices dans la journée si je ne veux pas prendre trop de courant d’air sur mon lumbago. Si la Bardoure revient, elle risque de ne pas supporter, va falloir que je fasse plus sobre.
En attendant je vais essayer de faire un tour du côté sombre de l’Internet, c’est là qu’ils lui donnent rendez-vous, peut-être est-ce là que je trouverai quelque chose ?
Puis j’ai aussi une inhumation. Oui exorciste, ce n’est pas à temps complet, quand je suis au village, je fais comme tout curé, voire un peu plus, je te le concède.