Quatre heures. Bientôt un jour de moins. Tant mieux ! Pour m’éloigner de tout cela, j’aimerais qu’il en passe cent, qu’il en passe mille d’un coup. Malheureusement, pour passer d’un jour à un jour, il faut une nuit, et c’est ici que bute mon absurde souhait. Les nuits sont devenues la terreur de ce village, qui n’ose plus s’endormir et dont toutes les femmes grelottent dans leur lit. Ma peur à moi n’est pas moins forte, bien qu’elle soit d’une autre nature. Nous ne vivrons pas longtemps ces nuits étranges de fugue et de poursuite sans que le pire arrive. Tout à l’heure, je regardais Papa… Au moment de repartir — pour aller solliciter des volontaires, — il s’est arrêté devant ce cadre qui fait pendant au sien sur le buffet où resplendit le sourire (Souriez, mademoiselle ! Souriez !) d’une délicate Eva Torfoux qui ressemble à ma mère, c’est sûr, mais comme une bouteille ressemble à la bouteille qu’elle a été avant d’avoir changé d’étiquette et de contenu. Il était rouge, congestionné, il oscillait sur place de droite à gauche, de gauche à droite, comme un fauve qui attend sa part, derrière la grille ; il est parti en coup de vent en écrasant son chapeau sur son passe-montagne. Quant à ma mère, elle a toute la journée été sous pression. Tandis que je repassais mon cours d’anglais de l’École Universelle dans le bureau de Papa, pour être tranquille, je l’entendais déblatérer dans la salle avec Julienne — avec Julienne, bien entendu ! Elle a parlé d’abord de l’incendie, elle criait : « C’est une mise en scène ! Ça ne trompe personne, cette lampe… » Puis je ne sais comment elle est passée de l’incendie à nos affaires, elle a fait une de ces sorties frénétiques dont elle devient coutumière et qui ne respecte absolument plus mes oreilles… « Autant pour le Louroux ! Non, je m’en vais chez ma mère, ce n’est pas une solution. Ce n’est pas la solution. » Et le ton montait ; j’écoutais, épouvantée : « Qu’est-ce que tu veux, il faut voir les choses comme elles sont. Monsieur vient de me faire livrer de la vaisselle neuve, la même. Tout exprès, la même. J’ai compris… Rien de changé, Eva ! Tu es là, tu y restes, tu mangeras toute ta vie dans la même assiette aux mêmes dessins ! Eh bien ! si ce n’est pas l’assiette qui casse, ce sera autre chose ! Là aussi, j’ai compris. À force d’asticoter une amorce, on finit toujours par la faire péter, mais on n’a aucune chance d’en faire autant avec un confetti. Et Colu, c’est du patient, c’est du plat comme un confetti. On dit : Tout lasse, tout passe… Proverbe à réviser, ma vieille ! Il y a des gens qui ne se lassent pas, qui vous contraignent à leur souhaiter la seconde partie du programme. Oh ! là, là ! Glas, joli glas ! Joli crêpe ! » Le ton montait toujours, elle devenait complètement folle, elle hurlait : « Dépêche-toi, curé, de racheter des cloches ! J’ai un client pour ton glas d’inauguration. Un bon client ! À pleine corde, sonneur, pour le grand mutilé ! Que nous en ayons tous les oreilles cassées ! » Et soudain elle s’est jetée dans le couloir, elle s’est jetée dans le bureau. Ça sonnait, ça sonnait…
— Le téléphone ! Laisse. C’est pour moi, Céline.
J’avais déjà l’écouteur en main.
— Donne, donne… et va dans la cuisine, allons, va !
Dans la cuisine, il y a Julienne qui coud, qui coud, qui me regarde par en dessous, une horrible satisfaction répandue sur le visage. Celle-là ! Celle-là ! Je sens que je vais retrouver dans ma gorge l’accent, la formule, la fureur des conjurations puériles qui se lancent à voix pointue, tandis que les deux mains de leurs dix doigts lancent le sort à l’ennemie :
Je conjure
Sacripi
Qu’il t’assure
Goutte au nez,
Crotte sous le pied,
Peine au cœur,
Corde au cou,
Corps aux vers,
Et l’âme au diable !
Mais quel enfantillage ! Céline, ce qui se passe est trop grave. Ce qu’elle a réussi, cette guenon — qui pousse, qui pousse ta mère au pire — mérite bien plus qu’une petite rage. Écoute, Céline. La sonnerie s’est arrêtée. Allô ! Allô ! Non, il n’est pas là, il n’y a que Céline… Charmante petite mère ! Taisez-vous, mon ami, méfiez-vous, des oreilles ennemies m’écoutent. Pourquoi tant de prudence ? Et pourquoi répond-elle, d’abord ? Depuis trois mois, décidément, toutes les habitudes sont bousculées. D’ordinaire, Papa ne pénètre jamais dans la chambre, et Maman ne met jamais les pieds dans le bureau. En cas d’absence, seule, je suis habilitée à répondre, à décrocher l’appareil, à noter le nom, le numéro, le motif de l’appel avec un crayon qui pend au bout d’une ficelle près d’un bloc « Memoranda » en porcelaine lavable. Et voilà que chacun de mes parents fait des incursions dans le domaine de l’autre, sans l’en informer, cela va de soi. Pourquoi Maman de temps à autre fouille-t-elle le bureau ? Je le sais : le papier froissé, cela s’entend. Pourquoi Papa se risque-t-il dans la chambre à des heures indues ? Ah ! s’ils veulent ainsi pénétrer dans la vie de « l’autre », rêvant de raccommodage et nourrissant le secret espoir de redevenir ce qu’ils devraient être, je me rendrais volontiers sur les mains jusqu’à Notre-Dame du Chêne pour l’en remercier ! Mais ce n’est qu’une sorte d’effraction, et je sais, à mille signes, je sais que le temps des chamailleries est passé, qu’il fait place à quelque chose de plus grave, comme une petite infection chronique se transforme brusquement en infection aiguë.
— Une vacherie, moi aussi, j’en suis sûre…
Là-bas, Maman parle peu. Une personne inconnue lui tient d’interminables discours, qu’elle ponctue seulement d’interjections. Je ne peux pas m’empêcher de tendre l’oreille et, comme c’est toujours moi qui suis punie de ce qu’ils font, de ce qu’ils disent, me voilà châtiée. Ça y est. Ils sont tombés, les deux mots, les deux seuls mots que je n’aurais pas voulu, pas dû entendre :
— Oui, chéri.
Elle les a prononcés très, très bas, en réponse à je ne sais quelle question, mais sur ce ton et avec ce degré de douceur qui m’appartient, qui n’appartenait qu’à moi. Julienne baisse le nez, baisse le nez. Et, soudain, j’ai trop chaud, je saute dans ma chambre, je me mets à déboutonner mon chemisier, en comptant machinalement les vingt-huit boules de fausse nacre. J’ai seulement fermé les yeux, faute de pouvoir fermer les oreilles. Sept, huit, neuf, dix. Chéri. Le mot. Le seul mot qui, au masculin, n’ait jamais été prononcé à la maison Colu. Onze, douze. Un mot citadin, peu employé dans les meilleurs ménages de Saint-Leup, mais qui chez eux est possible. Un mot un peu louche avec son i planté au bout comme un bougeoir allumé. Treize, quatorze, quinze. Chéri, est-ce que cela force les gens qui l’emploient à être… Tais-toi, Céline, file de quinze à vingt-cinq, très vite. Vingt-cinq, vingt-cinq, vingt-cinq… On sait ce que c’est, la première page des journaux est pleine de ces choses-là, mais on y parle aussi de lèpre, de cancer et d’accidents, toutes saletés qui ne se sont jamais produites à la maison Colu. Vingt-six, vingt-sept. Sans me le dire, je sens confusément que si je n’ai jamais trouvé mon père et ma mère couchés ensemble dans ce grand lit, c’est un détail que j’ai fini par trouver tout à fait normal et qui ne leur a pas nui dans mon cœur. Au contraire. Ainsi s’éloignait de moi ce mystère humiliant pour l’enfance qui se découvre née d’une sorte de souillure. Vingt-huit. Chemisier déboutonné. Pourquoi ? Je le reboutonne très vite. N’est-ce pas Céline qui dans la glace regarde Céline ? Quelle drôle d’allure ! Je ne la voyais pas faite ainsi. Quelque chose a changé, quelque chose s’est effacé sur son visage. Un rien. Un duvet de papillon. Une certaine qualité naïve du trait. Peut-être bien l’enfance même.
À côté, dans la salle où ma mère est rentrée, on se concerte. Elle me déteste, Julienne, mais, tout de même, elle est femme, elle a le génie qui permet aux femmes de deviner les plaies et le réflexe qui les pousse à les soigner.
— La petite a dû t’entendre. Ça lui a fichu un coup.
— Tu crois, tu crois…
La voix de ma mère est toute tremblante, et ses chaussons se rapprochent. Ah ! non, non ! Ses bras, sa bouche, ses « Comprends-moi »… non ! Je le sais bien qu’elle m’aime ! Qu’elle m’épargne sa tendresse, ce soir ! Sa tendresse sale ! Qu’elle me laisse le temps de couler ma lessive dans cette salive et dans ces larmes qui ont toujours raison des péchés des nôtres. Quatre heures et demie. On mange à sept. Par la fenêtre, Céline ! Saute. Va faire un tour.