Je le trouvai devant la gendarmerie. Il enfourchait son vélo et me cria : — Du nanan, ma cocotte ! Beau temps et bonnes affaires.
Tout de suite — sans me regarder, — il m’expliqua qu’il avait réussi tout son programme. Du Château où il était allé s’entretenir avec M. Heaume des indemnités proposées par la compagnie, il avait fait irruption chez Sigismond qui hésitait à signer le contrat de l’Angevine et qui, au bout d’une demi-heure, apposait son paraphe sur une police de la Séquanaise. Même satisfaction pour le reste : six quittances payées sur six présentées, une dotale et deux séries de Capi placées à l’improviste. Bonnes nouvelles, enfin, à la gendarmerie… Aïe ! Je serrai les dents. Mais non, Papa glissait, disait de la voix la plus naturelle :
— C’est bien ce que je pensais. Hacherol sortait de chez une femme. Le brigadier ne donne pas le nom, bien entendu… Je passe chez le boulanger et je remonte.
Il pédalait en père tranquille, distribuant d’imperturbables « bonjour » aux gens qui le lorgnaient d’un air narquois et se retenaient à peine d’afficher devant lui une intolérable gaîté. Il ne cilla même pas quand Hippo et sa bande passèrent devant lui à la queue leu leu, les index pointés au-dessus du front. Bien qu’elle lui fût coutumière, cette impassibilité même avait quelque chose d’irritant et surtout d’inquiétant. Ce fut bien l’avis de Troche quand il le vit mettre pied à terre, devant la boulangerie, poser son vélo contre un marronnier et entrer, tout raide, chez la mère Gourioux. Il sortait du garage et se hâta de relever sa machine, couchée contre le trottoir, pour la mettre sur les nôtres. Puis il nous rejoignit dans la boutique où, sauf une baguette, il ne restait plus que la miche et du six-livres dans les grandes panetières verticales d’osier blanc. La boulangère, une de ces grosses et grises qui ont le lard méchant comme les vieux gorets et ne ratent pas une occasion d’aggraver le châtiment des victimes, glissait un pain sous le couperet en jouant les étonnées :
— Une femme du bas bourg, tu vois qui c’est, toi, Bertrand ?
Troche lui jeta un regard indigné. Mais rien n’apparut sur le visage de Papa, lisse comme un mur.
— Une femme du haut bourg, rectifia-t-il simplement. Le brigadier vient de me le dire.
Gras sourire ! Voyez, disait-il, comme j’essaie de ne pas laisser voir que je me retiens de m’esclaffer ! La mère Gourioux d’un coup sec guillotina un large croûton et, l’œil au plafond, le jeta sur la balance, comme si elle voulait peser toute la sottise du monde.
— Bon poids ! fit-elle.
Mais, avec un calme horripilant, Papa déplia une serviette, y mit son pain, sa pesée, la noua soigneusement, puis attendit Troche qui empoignait la dernière baguette. Ils sortirent ensemble, sans payer, tandis que Mme Gourioux ajoutait une encoche sur le bâton Colu et sur le bâton Troche, pendus avec beaucoup d’autres le long de la cloison. Ils enfourchèrent ensemble leurs vélos et, leur pain sous l’aisselle gauche, tenant d’une seule main leur guidon, ils pédalèrent de concert jusque chez nous, sans dire un mot.
Julienne était en train de désherber sa courette et retirait les pissenlits d’entre les pavés avec un couteau de cuisine. Elle battit en retraite en nous voyant arriver. Il y eut une seconde difficile, puis mon père se débarrassa de son vélo et, me prenant contre lui, se dirigea vers la maison en me caressant les cheveux. Troche suivit, sans donner aucun prétexte, mais personne ne lui en demandait ; nous le remorquions comme notre ombre, secrètement soulagés par cette présence. À la porte, nouveau temps d’arrêt, hésitation du genou, suivie d’un sursaut des hanches, caractéristiques des timides qui se violentent. Je me serrai un peu plus contre lui, me laissant entraîner sur des jambes molles. Dans la cuisine, Maman battait une mayonnaise en écoutant distraitement les informations. Elle se retourna, aperçut son mari, sa fille, son voisin, et sourit aux deux derniers, tandis que ses prunelles s’esquivaient. À ce détail près, elle avait l’air parfaitement à son aise.
— Un petit coup de blanc, Lucien ? proposa-t-elle.
Offre inattendue, car, en principe, on ne servait chez nous ni vin ni alcool. Papa ne dit rien. Il s’était assis, la chatte lui avait sauté sur les genoux, je m’étais blottie contre son épaule, et il continuait à me caresser les cheveux de la main droite, tandis que de la main gauche il lissait le poil de la chatte. Lucien souriait, rassuré. Un peu plus et ça allait tourner au charmant tableau de famille. Mais Papa se mit à parler de ses réussites du matin. Maman d’un certain plat de riz aux moules, dont le fumet embaumait la pièce, et cela donna deux conversations séparées qui se chevauchaient sans tenir compte l’une de l’autre. Trois verres furent remplis. Trois et non pas quatre. Ceci pouvait s’expliquer, le maître de maison ne buvant jamais que de l’eau. Mais était-il normal qu’il n’y eût que deux couverts sur la table : le mien et celui de ma mère, reconnaissables à leurs ronds de serviette de plastique, l’un vert, l’autre bleu ? Manquait le rouge, celui de « Colu », Était-il normal que ma mère — la coupable — eût cet air insolent, amusé, analogue à celui qu’affichait tout à l’heure Mme Gourioux, avec quelque chose en plus dans le regard : une assurance cruelle, une lumière impitoyable ? Était-il normal que Papa — la victime — poussât l’inconscience jusqu’à répéter au moment où Troche se levait :
— Du nanan, oui. Aujourd’hui, tout le monde avait le sourire. Pourvu que ça continue !
Ma mère en resta bouche bée une seconde, et les paupières de Lucien battirent trois fois sur ses bons yeux de veau. Pauvre bluff ! La chatte sauta, abandonnant les genoux de son maître, et je vis qu’ils frémissaient, qu’ils se secouaient, comme ceux des enfants qui se sont retenus pendant des heures et vont d’une minute à l’autre pisser dans leur culotte.