Lève les bras, tourne-toi ! Je pivotais devant la glace de l’armoire, hanche à gauche, hanche à droite, le menton sur l’épaule, la prunelle dans l’angle de l’œil, pour m’admirer de dos, de face ou de profil. Elle avait bien quelque chose de villageois, ma robe, dans le choix du tissu et surtout dans la coupe visiblement opérée par d’honnêtes ciseaux sur l’un de ces honnêtes patrons de papier de soie qui, après usage, finissent où-le-roi-va-t-à-pied. Mais nul n’aurait pu m’en convaincre alors, et encore moins ma mère qui, la craie en main, la bouche pleine d’épingles, contemplait son œuvre sans trouver le moindre défaut dans les empiècements ni dans ce terrible arrondi, qu’elle venait de vérifier une fois de plus au millimètre.
— Tu te tiens tranquille, oui !…
J’esquissai un dernier entrechat, retombai sur mes bas. Tourne-toi… lève les bras… Dernière inspection. Peut-être l’épaule gauche était-elle un peu haute ? Non, c’était moi qui ne me tenais pas droite…
— Ça va, enlève ta robe, dit une voix étouffée, filtrée par un coin de lèvre.
Mme Colu retirait les épingles de sa bouche, les fichait, une par une, dans la pelote de velours bleu. Je dis bien : Mme Colu. Pas l’autre, cette personne capable de casser la vaisselle (la vaisselle de Mme Colu, justement). Morne et soupirante, enfermée dans sa blouse, on eût dit qu’elle la surveillait, l’autre, qu’elle l’observait dans la glace, debout derrière moi — derrière leur fille. Moi aussi, je l’observais, hostile et tendre, déguisant mon inquiétude sous les enfantillages. Mme Colu ! Elle dormait cette nuit, quand, après avoir téléphoné à la brigade, je m’étais glissée dans la chambre, mais cette chambre dans une maison où personne ne fume ! — empestait le tabac. Et c’était elle, pourtant, qui, au petit déjeuner, aussitôt après le départ de Papa pour sa rituelle tournée d’encaissement, s’était offert le luxe d’une petite crise de jalousie :
— Tu n’es pas rentrée trop tard, au moins ? Je me demande quel plaisir tu peux prendre à trotter derrière ton père. Dieu sait ce qu’il peut te raconter contre moi pendant ce temps-là ! Tu ne comprendras donc jamais qu’il t’exploite ! Tant qu’il te tient, il me tient… Où avez-vous été traîner ?
Question insidieuse. Réponse vague : « Nous avons été par là et puis par là. » La prudence m’avait enseigné à ne jamais rien répéter à l’un de ce que l’autre disait ou faisait en ma présence. Inutile de parler d’Hacherol. Son cas, du reste, ne devait guère l’intéresser, et la rumeur publique se chargerait de le lui apprendre.
Dernière naïveté ! Comme j’enlève ma robe, la rumeur publique se signale par une talonnade précipitée, et Julienne fait irruption chez nous, flanquée de Lucien qui devrait normalement, à cette heure, s’occuper de ses boulons, chez Dussollin.
— Qu’est-ce qu’on raconte ? Claude est arrêté ! On vient de le dire à Lucien, au garage…
Une secousse ébranle ma mère de la tête aux pieds. Elle a failli avaler les dernières épingles qui lui restaient dans la bouche, elle les crache en roulant les yeux, elle finit par articuler :
— Claude !… Tu es folle ! Pourquoi ? Par qui ?
— Mais par ton mari, pardi ! Demande à Céline : elle y était.
Blanc pour blanc, c’est encore moi la plus blanche. L’odeur de tabac, l’endroit où nous avons trouvé Hacherol, l’exclamation paternelle, le visage bouleversé de ma mère, le sourire si ravi-d’être-navré de Julienne, l’ébahissement de cette gourde de Lucien, tout ça se relie. Compris. Et il tomba de ses yeux comme des écailles… dit l’histoire sainte. J’ai l’impression que tous mes cils me tombent sur les pieds. Claude ! Ce misérable que le père Havault a sommé d’épouser sa fille enceinte, l’an passé, et qui s’est défilé en disant que la petite Chaisel était dans le même état, que ne pouvant prendre les deux il n’avait aucune raison de préférer l’une à l’autre ! Ce joli museau dont on comprend à la rigueur qu’il aille chiffonner les écharpes des enfants de Marie ! C’est lui ! Ma pauvre Maman, il est pour toi, ce « Lui » auquel nous pensons toutes, auquel je pense déjà quand je me demande ce que je serai dans cinq ans… ce « Lui », ce pronom qui précède le prénom et veille en nous comme une lumière ! Je suis sans doute ridicule, mais l’amour m’est encore précieux comme le bonhomme Noël l’est aux enfants et ce qu’il recouvre, ce qu’il semble être ici et dont j’ai bien l’idée, tu sais ! me fait palpiter les narines, comme si l’air pour elles devenait trop épais. Et le pire, le pire, pour le moment, ce n’est même pas cela, c’est ce silence qui nous sépare, c’est ce visage qui change à vue d’œil, ce regard qui m’accuse d’être complice de je ne sais quelle machination. Ah ! vos histoires ! Si parler m’expose, si me taire m’expose, que dois-je faire ? Est-ce que je savais, moi ? Et Papa savait-il ? Et, s’il savait, pourquoi m’a-t-il laissée téléphoner ? Et, s’il m’a sciemment laissée téléphoner, n’est-ce pas lui qui… Mon Dieu, quel tourbillon noir !
— Eh bien, Céline ? fait la voix de Maman, tendue comme une corde.
Une seule solution. Feindre l’ignorance. Ramener l’incident aux plus petites proportions qu’il puisse avoir. À celles qu’il avait encore tout à l’heure. Je bougonne :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Papa n’a arrêté personne : il n’a pas qualité pour le faire. Nous avons seulement signalé qu’un individu en qui nous avons cru reconnaître Hacherol, s’est enfui à notre approche. Papa ne voulait même pas prévenir les gendarmes. C’est moi qui ai téléphoné…
— C’est malin ! fait Julienne. Et tu oublies de dire qu’il est blessé.
— Blessé, hurle ma mère. Ton père a tiré dessus ?
Elle trépigne. Ses seins se gonflent, roulent, se heurtent l’un contre l’autre. J’en ai assez. À mon tour de me fâcher :
— Il a dû s’abîmer les jambes en sautant sur la verrière d’une couche. Je vous trouve extraordinaires ! On a institué des tournées de sécurité, c’est pour signaler ce qu’elles voient. Pourquoi Hacherol s’est-il enfui ?
— Et sa lampe, crie ma mère. Pourquoi est-ce sa lampe qu’on a retrouvée l’autre jour ?
Julienne prend le relais.
— La lampe, d’abord. Ce traquenard, ensuite. C’est clair.
— Ne vous montez donc pas le bourrichon, fait Lucien. Moi aussi, je dis comme Céline : pourquoi se sauvait-il ? Et pourquoi refuse-t-il de s’expliquer ?
— Imbécile !
Julienne et ma mère lui ont jeté le même mot en même temps. Ce bon rouquin en reste médusé, tandis que Maman se précipite vers le porte-manteau.
— C’est bon, je sais ce qui me reste à faire. Surveille le ragoût, petite sotte. Tu remettras de l’eau sur le couvercle de la cocotte de temps en temps.
— Où vas-tu, Eva ? demande Julienne.
Nulle réponse. La porte claque. « Eva » galope déjà dans la rue : elle a pris son manteau, mais gardé ses pantoufles et oublié son sac. Julienne soulève le rideau. Ma mère court, faisant sauter une poitrine violente et bondissant avec une belle impétuosité de jambes, à croire que, se partageant son âge, chacune d’elle n’a plus que dix-sept ans.
— Va, ma chatte ! fait Julienne, doucereuse et la langue glissant sur la pointe d’une dent.
L’intonation est si hostile que son mari la regarde, étonné. Pauvre Lucien ! La mécanique des sentiments est vraiment trop compliquée pour ses pattes noires qui connaissent pourtant tous les rouages d’un changement de vitesse.
— Où file-t-elle, ta copine ? murmure-t-il.
Julienne sourit de toutes ses dents. Du mot copine, sans doute. Ma mère est sûrement quelque chose pour elle, et d’abord la femme de mon père. Depuis le temps, il y a vraiment une couche d’amitié là-dessus. Comme il y a une couche de chocolat sur les esquimaux qui sont si froids, si froids et qu’on mordille longuement. Elle feint, la Troche, de ne pas s’apercevoir que je suis là, muette, raide, plantée comme un piquet. Elle pivote en disant : « Ma soupe ! » avant d’avoir atteint la porte et ajoute :
— Tu comprends vite, mais il faut t’expliquer longtemps. Eva et Claude…
Affreux petit geste de l’index, glissant au creux du poing gauche. Troche, outré, lui saisit le bras. Mais il ne pourra pas lui saisir la langue.
— C’est le dernier, quoi ! siffle celle-ci.
Inutile, Julienne ! C’est fini. À mesure comble, nul n’ajoute du poids. Ma main s’allonge vers le robinet de cuivre, remplit un verre d’eau. Cette eau est pure, claire, tremblante. J’en bois une gorgée, j’en verse quelques gouttes sur le couvercle de la cocotte et, d’un geste brusque, j’expédie le reste sur l’évier. Il y a plus urgent à faire qu’à rêver. Il faut rejoindre Maman avant qu’elle n’ait atteint la gendarmerie — car c’est là qu’elle est partie, j’en suis sûre. Elle est à pied. Je la rejoindrai peut-être à vélo.
Non, je ne la rejoindrai pas. Elle a pris trop d’avance. Elle est à vingt-cinq mètres de l’affiche tricolore. Elle court, elle court sous le regard réprobateur des commères pour qui une femme, sauf cas de force majeure, ne doit jamais courir. (« Ça secoue les avantages », n’est-ce pas ! Et puis les démarches lentes font sérieux, semblent liées à l’usage de la réflexion, à une bonne discipline de la jambe, ce membre louche.) Mais Maman s’en moque. Elle court. Elle ne marque même pas un temps d’arrêt sous le rituel : Engagez-vous, Rengagez-vous, et, traversant le jardinet où s’alignent militairement cinq cents poireaux frais repiqués, disparaît dans le poste de garde. J’hésite à la suivre. De toute façon, sa présence suffit, tout le monde a compris, il est trop tard. La vérité, c’est la vérité : Hacherol, qui se taisait, qui pour une fois faisait son chevalier, y a peut-être droit. Mais on aurait pu la rendre plus discrète. J’enrage. Je passe devant la gendarmerie, je fais demi-tour un peu plus loin, je repasse, je fais une boucle sur la place, je reviens… Enfin j’entends ce que je craignais le plus : un rire. Il tombe par la fenêtre, il s’enfle, il devient insupportable, tandis que ma mère ressort, très rouge, et me crie pour masquer sa confusion :
— Que fais-tu là ? Le ragoût va brûler.