II

Le clairon qui, à Saint-Leup, depuis l’occupation et la fonte des cloches remplaçait le tocsin, le clairon sonnait, sonnait depuis près d’une heure. Papa s’était sans doute levé dès les premières notes, car je ne l’avais même pas entendu partir. Sommeil jeune, sommeil lourd. Mais je finis par céder au tintamarre de Ruaux, l’afficheur et crieur d’annonces, qui remontait la rue des Angevines, soufflant ses trois notes aiguës dans la moindre venelle, sous tous les porches, décollant au besoin ses lèvres de l’embouchure pour lancer des commentaires, voire des invectives, à travers les persiennes closes. J’ouvris les yeux, j’étendis machinalement la main. Personne à ma gauche, bien entendu : Maman n’était pas là, Maman devait, à cette heure, faire jaillir les « oh ! » et les clappements de langue en pénétrant solennellement dans la grange tendue de draps fleuris porteuse de la pièce montée, ce chef-d’œuvre qui lui avait coûté deux jours de travail et qu’attendaient tous les invités de la noce Gaudian (surtout les jeunes, car c’est à la faveur du mouvement causé par cette entrée qu’on va, d’ordinaire, chiper la jarretelle de la mariée).

« Papa ! » criai-je en sautant sur mes pieds.

Pas de réponse, bien sûr. Du reste, je n’en attendais pas. J’enfilai mes bas… C’est drôle, j’enfilais, j’enfile toujours mes bas avant tout autre chose, et ils ne manquent pas de se rouler, de me tomber sur les pieds quand je pars en quête de ma ceinture. Celle-ci trouvée, j’ai souvent du mal à accrocher mes jarretelles. Cette nuit-là, je n’y arrivai pas. Papa était parti. Papa était au feu. Au plus fort du feu, donc du danger, comme d’habitude. Et Ralingue et les autres, sauf peut-être Lucien Troche, devaient certainement lui céder leur part d’imprudence… Inutile de changer ma chemise de nuit contre une chemise de jour ! Une culotte pour l’enfouir, une jupe, un pull et mon blouson… Tirons la fermeture éclair, et hop ! Du vent ! J’éteignis l’électricité, mais je claquai les portes sans les fermer, les oreilles tintantes de protestations de Papa lors du dernier incendie, chez les Daruelle : « Veux-tu rester au lit ! Le feu, ce n’est pas la place d’une gamine de seize ans. » Mais il n’était pas là. Maman non plus — qui aurait donné un tour de clef. Seule, non, je ne pouvais pas rester toute seule. Allez donc dormir quand votre père se distingue dans les flammes ! Je me jetai dans la rue, dans la foule.

*

Le clairon sonnait toujours. Il s’interrompit une seconde, et j’entendis Ruaux crier devant une maison qui restait close : « Si ça vous arrive, on vous laissera bouillir, cochons ! » Puis il reprit ses variations rauques. Je galopais, entraînée par un flot d’affolés, incapable de reconnaître les gens qui lançaient des coups de gueule et des coups de coude dans la nuit. Des attardés, des sauveteurs de la onzième heure à qui leurs femmes avaient fait honte sautaient encore à bas des lits de plume, car on voyait de la lumière filtrer à travers presque toutes les persiennes. D’autres se glissaient sous les portes basses, se joignaient à nous, se mettaient à courir pieds nus dans ces bottes de caoutchouc qui tiennent maintenant lieu de sabots, la braguette mal boutonnée, la peau de mouton jetée par-dessus la chemise de nuit. Et nous nous hâtions tous, pataugeant dans la boue, vers cette clarté insolite, déjà plus molle, qui persistait à l’ouest, tout au bout du village, au-dessous du château de la Haye, là où quelques maisons se détachent de l’ensemble pour constituer ce que le notaire, en ses actes, appelle toujours « le lieudit Chantagasse ». Oubli majeur, la demi-douzaine de lampadaires, réglementairement éteints à minuit, n’étaient pas rallumés, et nous nous heurtions, nous nous bousculions de plus belle dans l’ombre, à peine trouée, de place en place, par les lumières tamisées des fenêtres où s’encadraient furtivement des profils de femmes, hérissées de bigoudis et de questions plaintives :

— Qu’est-ce qui brûle ?

— Ce ne serait pas chez les Gaudian ? Les pauvres ! Ils mariaient leur fille, aujourd’hui.

— Non, c’est chez leurs voisins, les Binet.

— Dire qu’il pleuvait tout à l’heure !

— Dire que c’est le troisième en deux mois !

En vain le cantonnier, qui redescendait la grand’rue à contre-courant, criait-il d’une grosse voix, reconnaissable entre toutes : « Rassurez-vous, ce n’est rien. Rien que la grange aux Binet. Ralingue et Bertrand Tête-de-Drap y sont. La part du feu est faite… » D’autres, des pessimistes ou des farceurs, entretenaient l’angoisse en hurlant : « Faites attention aux flammèches ! Surveillez vos toits ! » Et les retardataires trottaient plus vite, déjà suants, probablement inutiles, mais soucieux de faire au moins acte de présence. La solidarité millénaire des manieurs de paille devant le feu, ennemi commun, ils ne l’éprouvaient plus guère : Victor Binet, pour le matériel et les meubles, M. Heaume, pour les bâtiments, devaient être assurés, comme tout le monde. Mais on a son savoir-vivre, on sait qu’il faut être vu au feu comme à l’enterrement.

Pourtant, à cent mètres de Chantagasse, les gens ralentissaient. Je me sentis plus tranquille en considérant la ferme épargnée, les barges intactes et ces volutes pourpres, presque violettes, que vomissaient encore les lucarnes de la grange. Petite affaire ! Rien de comparable à ce qui s’était passé chez les Daruelle, six semaines plus tôt, quand les flammes alimentées par trente tonnes de fourrage et de grain avaient rôti vingt bêtes, rasé trois cents mètres carrés de bâtiments et surpris dans sa mansarde la vieille Amélie, la grand-mère, dont seul le dentier — en or, il est vrai — avait pu être retrouvé. Cet incendie-là, on l’avait vu de Segré. À trois kilomètres, il rivalisait de clarté avec un soleil couchant, il parsemait la nuit de millions d’étoiles filantes qui menaçaient tous les fenils du bourg. Cet incendie-là, c’était un incendie. Les retardataires s’approchaient de celui-ci avec soulagement. Avec un peu de déception aussi. Ils ne l’avouaient pas évidemment, mais je la sentais bien. Un grand sinistre, quand il ne dévore pas votre maison, c’est beau. C’est un film tragique, gratuit, local. C’est une date forte, dont la chaleur se maintiendra longtemps dans les mémoires, qui remplacera la sécheresse d’un millésime et permettra de dire, un jour, avec assurance : « S’il est vieux, ce cheval-là ? Pensez ! Je l’ai acheté l’année où les Daruelle ont grillé ! »

Aucune chance, au contraire, qu’on se souvînt de ce brûlot. « Cent mille francs de dégâts, tout au plus ! Ce n’était pas la peine de sortir des toiles tout ce populo ! » répétait Ruaux, passant de groupe en groupe et du reste parfaitement inconséquent avec lui-même, car il faisait aussitôt tourner son clairon, comme à la parade, et ne résistait pas au plaisir d’y glisser deux ou trois coups de langue supplémentaires. Il est vrai qu’il lançait aussi de temps en temps cette autre remarque, qui courait sur toutes les bouches et maintenait sur place tous ces gens, avides de détails et surtout d’apaisements :

— Ça fait quand même le troisième en deux mois. On n’a jamais vu ça. C’est trop.

*

Du premier coup d’œil, j’avais aperçu mon père et, tout à fait rassurée — sauf sur ses réactions devant ma présence, — j’observais la scène, juchée sur un de ces grands rouleaux de pierre qui ne servent plus depuis longtemps, mais qu’on trouve souvent aux abords des fermes craonnaises. Le feu avait dévoré le contenu de la grange, soufflé la plupart des tuiles, détruit le lattis, calciné les chevrons. Très violent sans doute au départ, comme tous les feux de grange, il cédait maintenant, faute d’aliment, ne parvenait plus à illuminer les alentours, n’expédiait guère que des paquets d’étincelles. Deux voisins avaient prêté leurs B-14, et la blancheur crue des phares faisait ressembler la scène à un montage cinématographique sous les sunlights. La vapeur prenait le pas sur la fumée, dispersant une odeur d’orge torréfiée, de braise lavée. Surveillée par un gros rouquin — Lucien Troche, le mécanicien, — la petite motopompe communale ronronnait sagement, avec un calme de machine à battre, et Papa se contentait de protéger la ferme, de noyer les cendres. Toute l’eau de la mare y passait, aspirée avec sa canetille. Enfin, je vis s’avancer Amand Ralingue, l’épicier, capitaine des pompiers, qui avait trouvé moyen de revêtir son uniforme — sans oublier la médaille — et commandait les manœuvres, digne, important, rutilant, bien décidé à ne pas se casser un ongle. Il leva le bras.

— Ça va, Bertrand, dit-il. On l’a eu. Tu peux descendre… Vous, les autres, vous pouvez remballer !… T’entends, Troche ? Vous pouvez remballer.

L’interpellé ne répondit pas, ne bougea pas de son poste. Ni lui, ni personne. Un ordre de Ralingue n’était jamais qu’une proposition et restait sans valeur, si Papa, son second, ne le confirmait pas. Or Papa, beaucoup plus exigeant que Ralingue, n’y semblait pas disposé. Sommairement habillé d’un bleu de chauffe et encore plus sommairement casqué, malgré les règlements, de ce fameux passe-montagne de drap noir qui lui valait son surnom, il demeurait assis à califourchon sur le pignon commun de la grange et de l’étable, là où sa hache avait coupé la poutre pour faire la part du feu et l’empêcher de se propager par les combles. Un buisson de poil roussi jaillissait de sa veste entr’ouverte, et il tenait contre son ventre, avec une énorme inélégance de manneken-pis, la lance municipale emmanchée au bout d’un long tuyau, fort peu étanche, qui gargouillait, qui crachouillait par maigres rafales un reste d’eau sale. Soudain l’eau manqua tout à fait : la lance se mit à roter de l’air, impuissante et ridicule.

— Je te dis que tu peux descendre, répéta Ralingue. C’est fini. D’ailleurs, il n’y a plus de flotte…

— Et la crépine doit être bouchée, ajouta un civil magnifiquement barbu.

Papa lui jeta un coup d’œil, reconnut le docteur Clobe et se permit de hausser les épaules. Pourtant, après avoir inspecté les ruines pendant quelques instants, il émit un grognement et, réclamant l’échelle d’un geste bref, se laissa glisser. Les dernières fumerolles venaient de disparaître. La grange n’offrait plus que le spectacle classique de poutres rongées, de ferraille tordue, de sacs à demi consumés, de pommes de terre à moitié cuites, marinant dans une bouillie charbonneuse. Ruaux, enfin, s’était tu. Les propriétaires de guimbardes, craignant pour leurs accus, éteignirent leurs phares. La nuit redevint parfaite, épaisse comme un rideau, à peine trouée par quelques étoiles anémiques, quelques points rouges de gauloises et par la vieille lampe tempête de Binet qui courait d’un coin à l’autre, soucieux d’empêcher certains sauveteurs d’empoigner sa volaille. Augustine, la fille, calmait les vaches, hâtivement poussées dans le verger aux premières minutes du sinistre. Légère et silencieuse, me glissant derrière une muraille de dos, je suivis pompiers, voisins et badauds qui refluaient vers la grande salle où la fermière, bougonne, mais sacrifiant aux usages, remplissait mécaniquement des files de petites verres en reniflant ses lamentations :

— Toutes mes patates perdues ! Toutes ! Et notre luzerne qu’on venait de couper… Qu’est-ce qu’on donnera aux bêtes, je vous demande un peu ? Et les outils ! Et le coupe-racines qu’on a oublié dans l’appentis !

Éreintés, bouffis de sommeil, prudents au surplus — car les consolations raniment les jérémiades, — les pompiers hochaient la tête, mais ne pipaient mot. Le verre de marc dans le creux de la main, ils en reniflaient le bouquet, longuement, à fleur de nez, murmuraient avec déférence : « Hé ! C’est de la quarante-huit ! » et leurs casques se renversaient en arrière, d’un seul coup, dispersant des éclairs d’or. Ce rite accompli, la plupart lançaient le non moins traditionnel : « Eh bien ! bonsoir, messieurs-dames ! » et s’en allaient sur la pointe des pieds, visiblement peu tentés par la perspective de passer une nuit blanche en se laissant désigner pour l’équipe de sécurité chargée de surveiller les cendres et de prévenir un retour offensif du feu. Les voisins, fuyant aussi d’éventuelles corvées, leur emboîtèrent le pas. En peu de temps, il ne resta plus dans la pièce que des notables, le capitaine, l’adjoint, le médecin, à qui leurs responsabilités interdisaient de battre trop rapidement en retraite, et un brelan de vieux chignons toujours ravis de s’associer à un chœur de pleureuses. Il me devenait impossible de passer inaperçue.

— Qu’est-ce que tu fous là, petite chouette ? Tu trouves que ça vaut le cinéma ! me dit le docteur Clobe, toute barbe déployée.

La tête de Papa, campé devant la cuisinière à l’autre bout de la salle, pivota de mon côté, se secoua de droite à gauche pour exprimer de muettes protestations. Mais je m’embrassais la paume, expédiant par-dessus la table une dizaine de baisers, et cet argument contre lequel Papa ne savait guère résister lui ferma la bouche, lui tira un sourire, d’abord noir, puis un peu moins noir, puis complice. Partie gagnée. Je me glissai derrière le docteur Clobe. Autour de la lampe à pétrole qui remplaçait l’électricité, coupée par prudence, les lamentations redoublaient. « Avec ça qu’on a fait une fichue récolte ! » gémissait la fermière. « Ma petite fille qui se mariait aujourd’hui ! Noce de feu, noce de peu ! » chevrotait la grand-mère Gaudian, encore revêtue de ses plus beaux atours. Enfin, agacé, s’autorisant d’un lointain cousinage, Ralingue crut bon d’intervenir :

— Crie pas trop, Valérie, dit-il. Vous dormiez tous comme des loirs. Vous avez eu de la chance d’y perdre si peu. Sans Bertrand, la baraque y passait. Personne d’autre n’aurait grimpé sur le pignon pour faire la part…

— Surtout pas toi ! fit Papa.

C’était la première phrase qu’il daignait prononcer. Tous les regards se braquèrent vers lui. Mais il n’ajouta rien. Le dos tourné, il se balançait, à cheval sur sa chaise, devant la cuisinière où brasillaient encore quelques tisons qu’il regardait avec hostilité.

— Tu ne prends rien, Bertrand ? fit la Binet.

Mon père secoua son crâne de drap.

— S’il y avait moins d’ivrognes, grogna-t-il sans se retourner, il y aurait moins d’incendies.

— N’exagérons rien ! fit Ambroise Caré, l’adjoint, qui tenait La Couleuvre, l’un des trois cafés du bourg, et passait pour son meilleur client.

Conciliant, il s’efforça de sourire et sortit de sa poche un paquet de gitanes. Papa le devança.

— Tu sais bien, Ambroise, que je ne fume jamais. S’il y avait moins de fumeurs…

— N’exagérons rien ! répéta l’adjoint.

Dédaigné par mon père, le paquet de gitanes circula. Caré, qui faisait piètre mine, prit la dernière, se la planta en pleine moue. Puis, à grands coups de pouce rageurs, il s’acharna sur son briquet en murmurant du coin de la bouche :

— Il faut avouer qu’on brûle beaucoup, ces temps-ci. Mais les ivrognes et les fumeurs ont bon dos. Moi, je commence à croire à la malveillance. À propos, j’ai téléphoné au château tout à l’heure. C’est le maître d’hôtel qui a décroché pour me dire que M. de la Haye devait être couché et qu’on ne pouvait pas sérieusement aller le réveiller pour un feu de grange.

— Couché, couché… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? protesta le docteur Clobe. Il fait sa petite balade nocturne, oui ! Il est passé en coup de vent tout à l’heure, il a jeté un coup d’œil sur l’incendie, de loin, et il est reparti en me disant : « C’est tout de même plus beau qu’un feu de la Saint-Jean ! »

Je sursautai. C’était bien là une de ses remarques saugrenues qui lui faisait tant de tort ! Détestable parrain ! Il n’en ratait pas une. Ralingue, Ruaux, Binet se regardaient d’un air entendu et Caré, qui passait pour son homme lige, s’empressait d’enchaîner :

— J’ai aussi téléphoné à la brigade, et un sous-ordre m’a répondu qu’il allait transmettre, qu’on enverrait deux gendarmes sur les lieux, demain matin…

— Feignants ! jeta mon père.

— Il faut reconnaître, reprit Caré avec effort, que, toi, tu ne l’es pas. Comme ours, on ne fait pas mieux, mais, pour aider ton prochain chaque fois qu’il y a un coup dur, tu te poses un peu là. Je sais bien que tu as un petit compte à régler avec le feu…

— Un petit, en effet ! fit Papa d’une voix creuse.

Il se retourna tout d’une pièce, porta la main à son crâne, eut ce geste provocant qui lui était familier et que chacun redoutait. Je criai vainement :

— Non, laisse ça !

Rien à faire. Papa arrachait son passe-montagne, montrant à tous son crâne horrible, rouge et lisse par endroits comme un cul de singe, parsemé ailleurs de cicatrices blanchâtres, de plaques grumeleuses, de boursouflures violacées. Qu’il fût affreux, ce crâne, cela ne me gênait pas. Non, vraiment, s’il gênait Maman, s’il gênait tout le monde, il ne me gênait pas, moi. Mais pourquoi Papa prenait-il plaisir à le montrer avec, dans les yeux, une petite lueur provocante ? Ne savait-il donc pas que moi, sa fille, moi seule, j’avais le moyen, donc le droit de le regarder sans le voir et même, aux grands jours noirs, d’y faire déborder mes lèvres glissant doucement de la joue vers l’oreille… Vers l’oreille ! Ils les regardaient tous, sans respect, ses oreilles, réduites à deux trous, à deux cratères aux bords déchiquetés. Ils la regardaient, avec une curiosité dégoûtée, cette calvitie de cauchemar qui allait buter sur la barre des sourcils, en partie épargnés par le coup de lance-flammes reçu en 1940 et à l’abri desquels avaient par miracle survécu deux prunelles d’un bleu délicat, d’un bleu exquis, noyées dans un larmoiement trouble comme des boules de lessive dans de l’eau sale. « Si c’est possible d’être arrangé comme ça ! » déclamaient les pleureuses. L’adjoint — et je lui en sus gré — détourna les yeux.

— Ça ne fait rien, dit-il. C’est bien ce que tu fais. M. de la Haye me disait l’autre jour qu’il allait te proposer pour la médaille.

— Il ferait mieux d’être là !

Papa s’était mis debout, d’une secousse. Il se rapprocha, considéra Caré, qui venait d’allumer sa cigarette et demeurait songeur, le briquet encore enflammé au bout des doigts.

— Il ferait mieux d’être là, répéta-t-il. Il est maire ou il n’est pas maire ! Et c’est une de ses fermes qui brûle ! En tout cas, dis-lui que je n’ai pas besoin de sa quincaillerie. Dis-lui que c’est une vraie manie chez moi : tout ce qui flambe il faut que je l’éteigne.

Son souffle partit, raide comme une balle, coucha la petite flamme jaune du briquet, l’emporta, l’anéantit. Puis il éclata de rire. D’un beau rire clair, inattendu, un rire d’enfant, découvrant tout son râtelier et qui dura bien une demi-minute pour s’arrêter net, tandis qu’un pli profond se creusait dans le front ravagé.

— J’y pense ! Est-ce que vous n’aviez pas des abeilles ? Je vous ai cédé un essaim, une fois.

Quelques sourires voltigèrent : la tendresse de Papa pour les mouches à miel était connue. De mauvaises langues prétendaient même que, chez Daruelle, il avait sauvé les ruchers avant d’essayer de sauver les chevaux.

— Ne t’inquiète pas, dit Binet, on n’a que deux ruches et elles sont au fond du jardin.

— Ah ! bon, fit Papa, qui parut soulagé et continua d’un autre ton : Amand, il faut prendre nos dispositions. On veille ou on ne veille pas ?

— À quoi bon, il n’y a plus rien à brûler, répondit l’épicier, dont les paupières papillotaient.

— Dans la grange, non. Ailleurs, c’est une autre histoire. Je préfère rester, je m’installerai dans l’écurie. Auparavant, comme il n’y a plus d’eau dans la mare, je vais au magasin chercher une rallonge de tuyaux pour atteindre au besoin le puits du château. Je prendrai aussi un extincteur. Reste là dix minutes et attends-moi. Tu iras te coucher ensuite.

Ralingue fronça les sourcils, réprima un bâillement, mais n’osa refuser.

— Va, maugréa-t-il, va !

J’avais fait un pas en avant. J’en fis un autre en arrière. Papa semblait m’avoir oubliée. Il était déjà dehors, et son pas, solide et sonore, se répercutait dans la nuit.

— Ma foi, je m’en vais aussi, dit l’adjoint. Personne n’a plus besoin de moi, je pense. Bonsoir.

— Et vous, les femmes, allez donc vous coucher, décida le fermier. Je veillerai avec Bertrand, dans l’écurie. Qu’est-ce que tu fais, Céline ?

— J’attends Papa. Maman est chez les Gaudian : je rentrerai avec elle.

*

Dans la salle vide, Binet, Ralingue et moi, nous étions restés seuls. Les hommes s’étaient installés face à face de chaque côté du litre de marc. Un quart d’heure s’écoula. Deux petits verres aussi. Je suçais un canard en me disant : « À quelle heure va rentrer Maman ? » Binet grommelait d’interminables commentaires :

— J’aurais dû me lever plus tôt. Mais la noce Gaudian faisait trop de bruit. Figure-toi qu’au début je me suis demandé si ce n’était pas chez eux qu’il y avait du vilain…

— Beaucoup de gens l’ont cru aussi, dit Ralingue. Quand certains gars s’écartent du côté du foin, avec certaines cavalières, ils ont toujours un mégot à jeter et ils sont trop pressés pour regarder où ça tombe… Excuse, Céline, j’oubliais que tu étais là.

Simple politesse. La manche longue, le corsage boutonné jusqu’au cou, les filles du bocage ont l’habitude de tout entendre. « Taure à taureau, lapin-lapine, et puis après ! J’ai mon écharpe » sont ici l’équivalent du « connaissance n’est pas vice ». Certain gars, certaine cavalière. Pas Céline Colu, en tout cas. Caré continuait, en se tournant, en se retournant sur sa chaise :

— Dix minutes ! Dix minutes ! Ce sont des minutes de coiffeur !

Impatient, sentant qu’il s’assoupissait, il se leva, poussa le portillon, alla chercher l’air frais dans la cour. Je le suivis.

— Quel calme ! dit-il. On ne dirait jamais qu’il y avait plus de cent personnes dans le coin tout à l’heure. Et qu’est-ce qu’est devenue la noce ?

— Elle a renoncé, fit Binet, qui ajouta : Ta mère sera rentrée avant toi, Céline.

Purgé par le vent, le ciel s’était en partie découvert, les nuages s’étiraient, fluides, rapides, et la lune semblait courir au-dessus d’eux. Un coquelet s’enrouait quelque part. Une vache meublait doucement dans l’enclos, et on entendait distinctement le bruit de râpe de sa langue en train de relécher son veau.

— Quel calme ! répéta Ralingue. Bertrand exagère toujours, il a peur de tout. J’aurais bien dû le renvoyer dans les bras de son dragon.

Il avait à peine achevé sa phrase qu’il tendit l’oreille.

— Le voilà, dit Binet.

— Non, dit Ralingue, ça vient de l’autre côté, du côté de la campagne. Et ça court, Victor, ça court… Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Instinctivement, les deux hommes se portèrent jusqu’à la route. Non, il ne s’agissait pas d’un pas, mais d’une course échevelée, saccadée, pesante, scandée par le ahanement rauque d’un homme exténué. Je saisis le bras de Ralingue, le serrai nerveusement. La talonnade se rapprochait très vite, prenait des raccourcis inattendus pour un paysan, traversait froidement un champ de maïs, en fracassant tout sur son passage.

— Urbain, le valet des Oudare ! s’exclama le fermier.

À la lisière du maïs, éclairé de plein fouet par la lune, l’homme venait de surgir. Il paraissait prêt à s’effondrer, tanguait, titubait sur les mottes brutes du guéret fraîchement labouré qui le séparait encore de la route. Je criai : « Par ici ! Par ici ! » et ma voix me sembla suraiguë comme l’était ma voix d’écolière rameutant les copines à la cueille du muguet. Le valet fit un dernier effort, franchit trente sillons de terre gluante et vint s’écrouler sur la route. Il lui fallut bien trois minutes pour récupérer du souffle et bégayer :

L’Argilière… Vite ! Vite ! Tout brûle là-bas… Tout brûle depuis minuit.

L’Argilière ! Mais c’est encore une ferme de M. de la Haye, dit Ralingue, effaré.

— Encore une ferme de M. Heaume ! Il faut le prévenir. C’est à trois pas, j’y cours.

Coudes au corps et secouant mes cheveux, je me lançai vers le château.

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