Cette fois, dès le départ, on peut prévoir la catastrophe. Ils sont cinq — Ralingue, Papa, Lucien Troche, Vantier et Dagoutte, le menuisier, — cinq en tout, dans la camionnette qui remorque la motopompe. Avec Besson, le garde-chasse, M. Heaume qui ne compte guère et moi qui ne compte pas du tout (et qui, de retour chez Binet, ai dû supplier Papa de me laisser monter à L’Argilière dans la Panhard), nous serons huit. Derrière nous, au village, Ruaux s’égosille en vain. Presque tous les sauveteurs, harassés, se sont rendormis et ceux qui consentent à rouvrir un œil doivent le refermer aussitôt en grognant : « Ça va comme ça. J’en ai fait assez pour cette nuit. C’est un peu le tour des autres. Il a fallu perdre un temps fou pour récupérer le matériel, rembobiner les tuyaux, remettre tout en ordre de marche, refaire le plein d’essence chez Dussollin, le garagiste, dont le distributeur était verrouillé. Bref, les premiers secours, montant vers L’Argilière, ont bien deux heures de retard. »
— Ohé ! la Paludière, par où onc courez-vous ? fredonne dans mon dos le père Besson, qui est le flegme même (et ne connaît du reste que cette unique chanson).
— À quoi bon ! Tout sera brûlé quand nous arriverons, crie au contraire un Ralingue effondré.
Les deux voitures marchent de front, la Panhard sur la gauche de la camionnette, au mépris du code. On s’interpelle d’une voiture à l’autre. Papa, lui, ne dit rien. Cramponné au volant, il talonne l’accélérateur, il fonce. Certes, tout à l’heure chez Binet, la rallonge sur l’épaule et l’extincteur en mains, il semblait frappé de stupeur. Il murmurait comme les autres : « Nous sommes frais » et, comme les autres, il ajoutait : « Un salopard dans la commune ! Mais pourquoi ? Mais qui ? » Blanc de rage et mâchonnant son pouce, il écoutait le valet qui racontait d’une voix entrecoupée :
— Le salaud ! En cinq endroits qu’il a foutu le feu ! Cinq ! L’écurie, le grenier, la remise et le fenil. Le patron m’a crié : « Le téléphone ne marche pas… Prends la jeep et saute à Saint-Leup. » La Jeep ! Eh bien ! oui ! Les quatre pneus crevés ! Et crevés aussi les pneus de mon vélo. Alors j’ai couru… Qu’est-ce qu’on fait, Ralingue ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Ralingue, atterré, n’en savait rien. M. Heaume non plus. Mais mon père s’est vite ressaisi. C’est lui qui a rattrapé l’adjoint, retrouvé Ruaux, retrouvé Troche, décidé quelques hommes à le suivre, jeté des ordres précis qui ont triomphé de leur terreur et de leur affolement :
— Binet, tu surveilleras ta grange tout seul. Je te laisse l’extincteur. Si par hasard le feu reprend, c’est simple : tu renverses l’appareil et tu retires la goupille. Mais, attention ! Dirige ton jet, n’arrose pas la flamme au petit bonheur, prends-la par la racine… Toi, Caré, tu téléphones à la brigade, à la sous-préfecture, aux compagnies voisines, pour demander du renfort, dare-dare. Enfin, toi, Ruaux, tu sonnes, tu resonnes, tu rassembles tout ce qui peut tenir debout, tu expédies les gens là-haut, par tous les moyens, en auto, à moto, à vélo ou même à pied. Nous, on file.
Et il file, il file, prenant si sèchement les virages que son coude s’enfonce dans les côtes du valet, coincé entre lui et Ralingue. Bien entendu, la camionnette glisse sur le goudron mouillé, mais ces légers dérapages n’incitent pas mon père à ralentir et il ne consentira pas à descendre au-dessous de quatre-vingts avant d’y être contraint par la côte de la Queue-du-Loup, rampe à fort pourcentage, localement fameuse, qui, après avoir servi de test à la vigueur des chevaux au long des âges, fait encore le désespoir des vieilles mécaniques et des coureurs de troisième catégorie. À mi-pente, tout de même, il faut bien passer en seconde.
— Saleté de côte ! jette Papa, poussant son levier avec humeur.
— Enfin, d’en haut, on va voir ce que ça donne du côté de L’Argilière, dit M. Heaume, dont la Panhard prend trois longueurs à la camionnette.
Mais, du sommet, rien n’est visible. Quand la camionnette, poussive, cognant des quatre cylindres, nous rattrape et bascule par-dessus le raidillon final, les pompiers désappointés n’aperçoivent comme nous qu’une immense colonne roussâtre, à peine plus claire en son centre et qui s’écroule par larges pans, s’étale, comble les déclivités, pousse ses avant-gardes loin dans la campagne et jusque sur la route, barrée par une nappe si épaisse que les phares ne l’entament pas. M. Heaume en éternue d’avance. Papa se contente d’émettre un petit sifflotement qui en dit long. « Doucement ! » crie vainement un homme. Mais les pignons de la boîte de vitesses hurlent une fois de plus et les voitures entrent dans l’ouate à plein régime. Dix secondes plus tard, elles en ressortent, remontent la butte d’en face et, dans un grand gémissement de freins et de pneus, s’arrêtent net à l’embouchure d’un chemin de ferme, où s’élève une croix de chêne brut, terminus des Rogations.
— Qu’est-ce qu’il vaut, Lucien ? crie Papa.
— Rien, dit Vantier.
— Autant pour moi ! dit M. Heaume. Une Panhard, ce n’est pas un bulldozer. Je n’ai pas de chaînes pour passer dans la boue. Nous montons avec vous, monsieur Colu ?
— Montez.
Nous nous tassons dans la camionnette. La portière n’est pas refermée que Papa braque son volant à pleins bras, repart brutalement, offrant à ses roues cette suite de creux et de bosses, de marouillis et de rocaille qui, entre deux haies de ronces pendantes, conduit à L’Argilière.
— Tu ne passeras jamais, gémit Ralingue. Il a plu toute la nuit. Tu vas t’enliser.
— Je passerai, dit Papa.
Cahotante et chantant ferraille, secouant furieusement ses crochets de remorque, la camionnette aborde deux ou trois fondrières, les franchit par miracle, une roue au sec et l’autre patinant dans la glu. Elle passe sur des blocs, qui la soulèvent, puis la laissent retomber, exténuant les ressorts. Un phare s’éteint, se rallume lors d’un nouveau choc. « Mauvais contact », murmure simplement le chauffeur, emballant son moteur pour lancer sa voiture à travers une fondrière plus large que les autres. Plus large et plus profonde. La camionnette pique du nez, éventre la bourbe et, la rejetant sur les haies, passe de justesse. Mais c’est pour retomber aussitôt — et cette fois sans élan — dans deux ornières épaisses comme des auges et taillés par les chars dans une poche d’argile. Les roues s’engagent dans cette sorte de glissière et, au plus creux, se mettent à chasser, s’affolent, recreusent le sol sous elles en faisant gicler la crotte de toute part.
— Je te l’avais dit, fait Ralingue. On ne pouvait pas passer par là.
— Et tu voulais passer par où ? hurle Papa. Monsieur connaît un autre chemin ? Monsieur dispose d’un ballon ? Allez, tout le monde descend.
Il a déjà coupé l’allumage, sauté dans la boue. Nous l’imitons tous et, patouillant à qui mieux mieux, nous nous réfugions sur un coin de talus. De lourdes masses violettes passent au ras de nos têtes, vont s’abattre plus loin, dans la nuit. Des bouffées d’air anormalement chaudes, une puissante odeur de cuir brûlé, un grand crépitement sourd attestent l’importance de l’incendie, maintenant tout proche, mais qui reste enfoui dans ces nuages, sans cesse renouvelés.
— Quelle fumée ! dit Troche. La paille était mouillée… Que fais-tu, Bertrand ? Tu remets en marche ?
Resté seul près de la camionnette, Papa, après avoir fouillé dans le coffre, vient de passer devant un phare, la manivelle en main. Il s’accroupit devant le capot, et sa voix jaillit de dessous l’aile :
— Tu n’as pas vu que le chemin remonte ? Il remonte, donc il n’y a plus de trou. Nous sommes tombés dans le dernier. Si nous pouvons en sortir…
— Il faudrait des fascines, dit Ralingue.
— Des chaînes, dit M. Heaume.
— Je n’en ai pas non plus, reprend mon père. Mais il y a un truc plus simple : mettre en prise en première et tourner la manivelle tout doucement. Comme ça les roues tournent, sans chasser, millimètre par millimètre…
Un bruit de fer gratouillant du fer suit aussitôt.
— Alors quoi ! Vous avez compris ? Je tourne et vous, vous poussez au cul.
Nous nous précipitons tous, même Ralingue, nous enfonçons jusqu’au mollet. « On avait bien besoin de toi ! » me hurle Papa. Tant pis pour mes bas ! Je pousse aussi. La voiture résiste. « Bon Dieu ! » jure Papa, qui pourtant ne sacre jamais. Il pèse de toutes ses forces sur la manivelle, qui fait un quart de tour. « Bon Dieu ! » jure aussi l’épicier, perdant d’équilibre et s’affalant de tout son long. Mais la voiture a bougé. Un chuintement gras de ventouse qui se décolle se fait entendre et, quart de tour par quart de tour, les roues avant atteignent le dur, puis les roues arrière… Personne ne dit mot quand Papa regagne le volant et fait tousser le moteur ; personne n’ose broncher quand, d’embardée en embardée, il expédie les derniers cent mètres, conduisant au jugé dans un océan de fumée.
Et soudain cet océan s’entr’ouvre, se recourbe, reformant très haut une voûte éblouissante. Non pour livrer passage, mais pour barrer définitivement la route. Un mur de feu se dresse devant la camionnette, tandis que le crépitement devient assourdissant, la chaleur intolérable. De l’extrême droite à l’extrême gauche, il n’y a plus que ce mur, érigé par l’incendie sur un soubassement de ruines et ne comportant qu’une seule trouée : celle du chemin, qui pénètre dans cet enfer à l’endroit où, la veille, s’ouvrait la grande porte charretière, surmontée de son pigeonnier. Encore est-elle obstruée par la chute des vantaux, transformés en plaques de braise. Par cette brèche, toutefois, on peut apercevoir l’intérieur du quadrilatère qui compose la ferme. Une autre barrière de feu — les bâtiments du fond — double la première. Entre les deux, montent ces flammes lisses, rapides, qui s’étirent très haut, se font entre elles une concurrence acharnée, dévorent quarante stères de bois prêt à scier et trois cents fagots rassemblés au milieu de la cour pour le prochain hiver. Toute cette région, où la température doit atteindre son point culminant, est d’un blanc intense et — comble d’ironie ! — laisse se détacher la silhouette d’un puits dont le treuil, les chaînes, le bâti de fer forgé, incombustibles, n’en sont pas moins portés au rouge sombre. Ralingue, qui est aussi marguillier, se signe.
— C’est là qu’il va falloir aller chercher l’eau ? demande-t-il d’une voix blanche.
— Ce que c’est beau ! murmure M. Heaume.
La camionnette vient de stopper, et nous descendons, nous reculons déjà, éblouis, suffoqués, les mains tendues devant les yeux. La disproportion entre la puissance du brasier et les moyens ridicules dont les hommes disposent pour le combattre leur enlève tout courage. Ralingue demeure bouche bée, l’index pointé vers le puits inapprochable. Son uniforme, enduit de boue, fume sur lui.
— Décrochez ! commande Papa, imperturbable.
Et, tourné vers Urbain :
— Où prend-on l’eau ? Où sont tes patrons ?
Le valet le regarde d’un air égaré, mais ne répond pas. Il tremble de tous ses membres.
— Idiot ! crie mon père. Que veux-tu qu’il leur soit arrivé ? Ils n’ont pas été surpris, tu le sais toi-même, puisqu’ils t’ont envoyé chercher du secours. La ferme brûle, c’est entendu, mais eux se sont certainement mis à l’abri quelque part.
— Ils sont peut-être dans la cabane du jardin, balbutie le valet. Quant à l’eau…
M. Heaume s’avance, prend le relais :
— Quant à l’eau, de toute façon, on ne peut pas la prendre dans le puits : il est cimenté au-dessous de la margelle. Je viens de faire installer une pompe électrique qui refoule dans un réservoir de…
— Qui refoulait…, rectifie Papa. Un réservoir ! Vous pensez ! Il y a beau temps que cette bouilloire a dû éclater. Où est la mare ?
— Il y a le vivier, derrière, de l’autre côté du jardin, dit le valet.
— Combien de mètres ?
Urbain hésite.
— Je ne sais pas, moi ! Deux cents mètres, peut-être.
— Bon.
Les mains de Papa, lentement, passent sur son crâne de drap : c’est sa manière de réfléchir. Ralingue, débordé, incapable de prendre une décision, s’efface de plus en plus. M. Heaume répète : « Ce que c’est beau ! » et pense moins à l’action qu’au spectacle. Les hommes reculent toujours, pas à pas, poursuivis par de brusques volées d’escarbilles, appelant de tous leurs vœux un ordre de repli. Tous pourtant savent bien que Papa n’en fera rien, qu’il tentera quelque chose. N’importe quoi, mais quelque chose. Ils n’ont pas tort. Papa se secoue, bondit vers la motopompe et, tandis qu’il débloque lui-même le crochet d’attelage, jette d’une voix péremptoire :
— Lucien, gare la camionnette plus loin. Elle pourrait brûler. Toi, Dagoutte, et toi, Besson, emmenez la pompe avec Urbain. On attaque le feu par derrière en prenant l’eau dans le vivier.
— Et par où passe-t-on ? demande Besson. Le chemin de ronde est impraticable.
— Passez à travers champs. Et n’oubliez pas la pince ! S’il y a des clôtures, coupez-les.
Il n’a pas un regard pour moi, pour M. Heaume, pour Ralingue, qu’il laisse sans consignes. Estimant inutile de préciser le rôle qu’il s’est assigné, il se jette en avant.
— Rendez-vous au milieu du jardin, ajoute-t-il sans se retourner.
— Où vas-tu ? crie Ralingue.
— M’assurer qu’il n’y a personne dedans !
— Arrête, Papa ! C’est de la folie !
J’allais me jeter derrière lui. M. Heaume me rattrape par un bras. Papa pique droit sur la fournaise, mais ne s’y jette point. Son infaillible coup d’œil a repéré ce que les autres n’ont pas vu : une fenêtre basse du corps d’habitation qui donne sur l’extérieur et ne vomit pas de flammes. Après avoir couru jusqu’au point extrême où il est possible de tenir debout sans être boucané vivant, il se laisse tomber, gagne le pied du mur à plat ventre et, abrité par celui-ci, rampe jusqu’à la fenêtre. Là, il se relève, empoigne la barre d’appui, fait un rétablissement et, en trois coups de pied, se fraye un passage à travers les carreaux.
— Compris ! dit Besson en le voyant disparaître.
— Gros malin ! dit Ralingue. Il ne verra rien. Même si ça ne brûle pas encore là-dedans, ça doit être plein de fumée et, comme il n’a pas de masque, il faudra bien qu’il sorte pour respirer.
Papa ressort en effet presque aussitôt, en faisant de grands gestes de dénégation. En sautant, il rate son coup et boule durement. Ce qui ne l’empêche pas de repartir comme une flèche et d’enfiler le chemin de ronde, en pleine zone torride. Tandis qu’il galope, son bras s’élève de nouveau, faisant cette fois un geste impératif que Ralingue interprète correctement.
— Allons-y, dit-il.
La motopompe s’ébranle.
Vingt mètres plus loin, elle culbute dans un fossé. Besson et Vantier l’en retirent sans dommage. Comme nous commençons à la pousser sur le pré, Troche, qui vient de mettre la voiture à l’abri, nous rejoint.
— Après tout, dit-il, on pourrait peut-être passer par le chemin de ronde. Tête-de-Drap y est bien passé.
— Oui, mon rouquin, dit Ralingue, mais figure-toi qu’il ne marche pas à l’essence, lui.
La motopompe repart, roulant sur l’herbe grasse. Malheureusement, pour répondre aux exigences du système de pâture dit « rotatif » — que M. Heaume en tant que propriétaire trouve profitable et en tant que maire tient à montrer à ses électeurs paysans comme « une réalisation typique d’un gentleman-farmer épris d’agriculture moderne », — les Oudare ont dû diviser leurs prairies en un grand nombre de petits pacages successifs. Il faut s’arrêter cinq fois pour couper ces ronces métalliques, tendues raides sur des piquets de châtaignier et qui chantent sous la pince comme les cordes d’une contrebasse. En se détendant, l’une d’entre elles me déchire ma jupe, une autre fauche le chapeau de M. Heaume. Enfin, débouchant d’un dernier pâtis, nous atteignons le sentier qui longe le jardin. Je dis : nous… On se doute que je n’y suis pas pour grand-chose.
— Par ici ! dépêchez-vous.
C’est la voix de Papa qui nous a largement devancés. Il n’est plus seul. Un petit groupe gémissant l’entoure.
— Les Mar sont là ! dit Ralingue, soulagé.
Tous les Oudare (les « Mar », dit-on, parce que le père Martial, époux de la mère Marie, ont trois enfants prénommés Marguerite, Marine et Marcel)… Tous les Oudare sont là, en effet, immobiles, accablés et comme paralysés par le désespoir. Réfugiés dans la cabane aux outils tant qu’il a plu, ils viennent d’en sortir et, les bras ballants, contemplent d’un air hébété l’incendie qui dévore leur bien. Malgré l’ardeur du brasier tout proche, les femmes, habillées à la diable, se recroquevillent dans leurs blouses de Vichy et frissonnent nerveusement. Depuis deux heures, ils font le compte de leurs pertes. La mère parle de ses draps, des draps de fil « qui n’avaient seulement jamais été retournés ». Le fils ne se console pas de n’avoir pu sortir la jeep. Marguerite et Marine, échevelées, palpitantes, appuyées l’une sur l’autre, sein contre sein, se lamentent sur le sort probable de leur chien et l’appellent de temps en temps d’une voix perçante : « Friqui ! Friqui ! » Elles m’aperçoivent et crient sur le même ton : « Céline ! Céline ! » Mais je n’irai pas les rejoindre. Je ne peux jamais m’associer aux femmes, encore moins à leurs cris. Je préfère l’attitude du père, tassé dans son pantalon de velours, les bras croisés, tous muscles noués. Il invective les siens : « Tes draps ! Si je m’en fous de tes draps ! Et le clebs… Il est bien question du clebs ! On a tout perdu, oui ! » Puis il se tourne vers le feu et, d’un air égaré, l’encourage : « Alors quoi ! Et la porcherie… Il ne reste plus que ça à bouffer. Qu’attends-tu ? » Ralingue, qui arrive, la main tendue, les condoléances au bord des lèvres, est fraîchement accueilli :
— Te voilà, toi ! Et avec ta médaille encore ! Ah ! je leur ferai de la réclame aux pompiers de Saint-Leup ! Ça brûle depuis minuit, mon salaud… Tout y est passé. Tout. Vous m’avez tout laissé perdre.
— Nous revenons d’un autre sinistre, dit Ralingue piteusement.
— On doit sauver la porcherie, dit Papa. Dévidez, les gars, dévidez.
Ralingue lève le nez. Le feu fait rage sur cette façade comme sur l’autre, mais il n’a, en effet, pas atteint la porcherie, bâtiment d’angle sans toit commun avec le reste et n’y attenant que par le mur d’enceinte. Cependant le vent, qui est en train de tourner, rabat les flammes de ce côté. Les porcs doivent déjà être asphyxiés, car ils ne crient plus.
M. Heaume admire toujours avec passion. Le feu danse dans son œil violet, fixe, tandis que le regard de l’autre, le bleu, tourne autour de l’incendie. Oudare s’approche de lui et gronde :
— Les soues, ils veulent nous sauver les soues ! Vous et moi, nous perdons dix millions de bêtes et de baraques, mais on va nous sauver trois soues en torchis… ! Et ta compagnie nous le déduira, hein, Bertrand ? Faut bien qu’il reste un bout de mur pour qu’elle puisse discuter…
Papa, qui en entend bien d’autres en pareil cas, hausse les épaules.
— Dévidez, répète-t-il en s’emparant de la lance. Allons, courez… Urbain ! Montre aux gars où se trouve ce vivier. Et qu’on me jette la crépine au plus creux, là où il n’y a pas de vase, si possible.
— J’y vais, dit Ralingue, soucieux de se faire valoir ou de fuir le fermier.
Le dévidoir recule. Un serpent de toile grise se met à ramper dans la nuit, où s’éteint l’éclat jaune des raccords de cuivre, assorti à celui des casques. Piétinant ce qui a été un carré de navets, Papa s’avance, mètre par mètre, la lance dans la main gauche, une anse de tuyau dans la main droite. Il ne peut pourtant se faire aucune illusion. Nous connaissons tous ici le sens de ce bruit de fond très différent des crépitantes fureurs des débuts d’incendie. De toute part monte cette rumeur puissante, continue, qui tient du ronflement d’hélice, du grondement de la marée et qui est typique des grands sinistres parvenus à ce qui est en quelque sorte leur âge mûr et campés sur une sérieuse réserve de combustible. Les flammes l’emportent maintenant sur la fumée et, plus sûres d’elles-mêmes, plus chaudes, deviennent à leur base presque transparentes. Elles fusent moins, mais filent de long. Ainsi plus sensibles, du reste, à l’action du vent, elles virent avec lui, et leur interminable envol, prolongé par des haillons d’or, par d’incessants lâchers de flammèches, se recourbe parfois jusqu’à toucher les toits bas de la porcherie. Papa trépigne d’impatience. L’eau ne vient toujours pas. Enfin, derrière nous, s’élève un concert de jurons indistincts. Presque aussitôt, Troche surgit, coudes au corps, en criant :
— Vide ! Il est vide.
— Quoi ? fait Papa sans reculer d’un pouce.
Au moment où Troche parvient à sa hauteur, un coup de vent plus violent que les autres, ployant la gerbe incandescente, les contraint tous les deux à s’aplatir, le nez dans les navets. Puis une autre fantaisie du vent les libère. Ils reculent, se laissent rejoindre par nous, puis par Ralingue.
— Vide ! fait aussi le capitaine.
— La vanne est relevée, explique Troche. Il n’y a plus une goutte d’eau. Le poisson est au sec.
— Mes carpes !… Mes carpes ! bégaye le fermier, qui vient de se rapprocher.
— Compliments ! Il a pensé à tout, dit M. Heaume. Cette fois, la cause est entendue : il n’y a plus rien à faire.
— Mes carpes ! répète le fermier, du même ton que sa femme employait tout à l’heure pour gémir : « Mes draps ! »
— On se fout de tes carpes, dit Ralingue. Ce qui nous intéressait, figure-toi, c’est l’eau qu’il y avait autour.
Silence. Les épaules s’effondrent ; les mains, au bout des bras des hommes, se balancent, inutiles. Celles du sergent Colu passent sur son crâne de drap. Il murmure dans un souffle :
— Il faut tout de même faire quelque chose.
Il se redresse, se croise les bras.
— Lucien, ordonne-t-il, refais le tour. Prends la voiture et file à Saint-Leup. Avertis Caré. Dis-lui d’alerter Angers, de réclamer la grande citerne de la préfecture. Dis-lui aussi que j’attends toujours du monde, que je ne vois rien venir.
Il toise Ralingue qui tripote sa médaille et le regarde avec des yeux blancs, il toise M. Heaume qui sourit aux flammes, puis ajoute d’un ton sec :
— Il n’y a pas d’eau, mais il y a de la terre… Prenons chacun une pelle.
Le terreau des couches, humide et meuble, se laisse expédier sur le toit de la porcherie. Puis, moins facilement, la terre d’une plate-bande. Mais il faut pelleter trop haut, sans voir, sans pouvoir répartir correctement la couche protectrice. Le vent couche de plus en plus les flammes, par poussées brusques qui, à intervalles réguliers, mettent les hommes en déroute. « Tu dors debout ! Fiche-moi le camp dans la cabane ! » me hurlent Papa, ou M. Heaume, ou même Lucien Troche, toutes les cinq minutes. Ils sont têtus, mais moins que moi. Et moins que le feu qui, dédaignant le toit, s’en prend directement aux portes des soues, aux croisillons du pisé, aux étais. L’inévitable arrive : miné par en dessous, surchargé de terre, le toit cède d’un seul coup, s’écrase de l’autre côté du mur.
Cette fois, il n’y a plus qu’à abandonner la partie, à battre en retraite vers la cabane aux outils, où l’on décide d’attendre du renfort. Mais la cabane elle-même, faite de planches badigeonnées au coltar, ne résistera pas à l’assaut des rafales qui choisissent définitivement cette direction, concentrent sur elle un tir nourri d’escarbilles. Elle va flamber. Elle flambe.
Elle flambe, et le désastre est parfait, la suite n’a plus aucune importance. Quelques recrues, tardivement expédiées par Ruaux, rejoindront et n’auront plus qu’à s’asseoir, en bons spectateurs. Qu’importe si l’auto de l’un d’eux s’enlise dans le chemin, barrant le passage à la pompe du Louroux et à son escouade, du reste inutile puisqu’elle n’amène pas d’eau ! Qu’importe si le side-car des gendarmes, survenu peu après, subit le même sort ! Quand la citerne de la préfecture arrivera, vers quatre heures, quand elle aura réussi (en écrasant un champ de betteraves sous ses huit roues jumelées) à se dépêtrer de cet embouteillage et à parvenir sur les lieux, elle n’aura plus qu’à servir d’arroseuse, pour le principe. Et Martial Oudare qu’à dresser le bilan… Un beau bilan ! Un demi-hectare de braises, où la bourrasque soulève beaucoup de cendre — ce cheveu blanc du feu — achève de se consumer. De paresseux filets rouges, de courtes langues jaunes s’attardent ici et là, barbouillant de lueurs dansantes le visage des sauveteurs, qui n’ont jamais moins mérité leur nom et qui, toute honte bue, font le cercle, vautrés à terre. Pour ma part, loqueteuse, barbouillée, je viens de m’endormir, la tête posée sur les genoux de M. Heaume. Seul, Papa est encore debout et tourne sans relâche autour de la ferme rasée, écrasant à coups de talon quelques fumerons projetés dans l’herbe et même d’innocents vers luisants.