IX

Ce vent ! Tout près de moi, il secoue le rideau à lapins et, s’engouffrant par les lucarnes de fer de la cheminée, les tôles des cabanes du grenier, y fait bruire les fanes de haricots qui sèchent sur de longs fils. Je dors, je me réveille, je me rendors, enfoncée dans mon inquiétude et dans ce monde trouble du demi-sommeil où la conscience lutte contre le rêve.

Ce vent ! Un peu plus loin, il torture les frênes et les rouvres, il rebrousse le poil des chiens errants dans la nuit… Je n’y suis pas, vous n’y êtes pas, nul n’y est, sauf l’ombre et ce qui vit dans l’ombre. Mais nous le saurons, mais nous le savons « comme Luc et Marc » qui, eux non plus, n’y étaient pas et qui ont vu, plus tard, les yeux fermés, avec une inspiration plus sûre que la présence. En ce temps-là, disent-ils… Formule sœur de celle qui me souffle encore à l’oreille : Écoute-moi, Céline…

Ce vent ! Au loin dans la campagne, il déporte les chouettes en leur grand vol feutré. Dense comme une écharpe, il enveloppe, il étrangle les souches à grosses têtes qui simulent et qui sont peut-être, celle-ci un braconnier à l’affût, celle-là un homme aux aguets. Ce vent ! Ce vent ! Depuis la côte, il s’étire, il file de long, rasant l’herbe de haie en haie, butant contre des remparts de ronces et d’ajoncs, secouant le genêt, faisant grêler les prunelles, siffler le trou de mésange foré dans un tronc de pommier. Renouvelé sans cesse, il repart, important, exportant — avec un bruit de billets froissés — les derniers pétales, les premières feuilles mortes. Et surtout les odeurs. Ces innombrables odeurs de l’automne, plus compactes que les frêles parfums d’avril, mois sans poil et sans plume.

Les odeurs ! Les chiens errants — et chez nous, où l’on n’attache guère les chiens, ils le sont presque tous, — les chiens errants s’en gavent. Voyez celui-ci ou plutôt celle-ci qui trotte, l’oreille sur l’œil, prenant tout son temps, flairant ici, humant là, reniflant ailleurs avec insistance. Petite quête. Xantippe ne chasse pas, elle bricole, elle s’amuse. Une voie chaude, et la voilà tout de même lancée en flèche dans la nuit, le nez à fleur de terre et la gorge encombrée d’abois suraigus. Mais le garenne se jette au hallier, et la chienne, qui a l’oreille sensible, n’aime pas la bourrée. Crochet. Divagations. Une touffe qui sent bon a dû servir de gîte. Plus loin, le pied d’un cormier offre un fumet qui se prolonge sur l’écorce : un jeune écureuil est sans doute tapi à l’aisselle d’une branche, narguant les chiens, mais non le hibou. La chienne salue d’un coup de gueule et repart, longe le chemin de Noisière, bordé d’ajoncs qui lui cardent le poil. Circuit habituel. Au bout, il y a le bois de sapins, avec ses terriers élargis par d’acharnés grattis. Nous y sommes ! Malgré les pluies récentes, le vent a tout ressuyé. Aiguilles, brindilles et broussailles sont aussi sèches qu’au cœur de l’été. Tout craque, tout se froisse. Le moindre pied, la moindre patte se trahit aussitôt… Stop ! On bouge là-bas.

On bouge. On vient. Serait-ce le damné garde-chasse qui déteste les chiens et sait tailler dans les noisetiers de si longues badines ? Non. La patte en l’air, tenant l’arrêt, Xantippe est formelle. Ceci n’a rien à voir avec l’odeur Besson, qu’accompagnent toujours les relents accessoires du gros drap, du cuir brut, de la poudre et du vin rouge, sans compter l’agaçant fredon. Ceci est tout autre… Amicale émanation ! La rencontre, au moins hebdomadaire, est inoffensive, souvent profitable, surtout depuis quelque temps. On peut trépigner des quatre pattes, gémir de joie, goupillonner de la queue. L’odeur augmente, un léger sifflotement l’accompagne, qui est de bon augure, car d’ordinaire il s’agit d’une sorte de tic, et aujourd’hui cela ressemble à un appel. Quoaillant de plus belle, dans l’ombre, la chienne pointe la truite, écarquille les yeux, jappe faiblement. Voici le melon, la houppelande et les bottes. Le sifflotement s’arrête, une main s’avance… Xantippe, au jugé, d’un claquement de mâchoire, happe le morceau de sucre.

Un second suit, puis un troisième. S’il n’est pas bavard, le noctambule, cette nuit, est prodigue. La chienne ondule sous les caresses, couche la tête dont une main savante gratte les endroits les plus sensibles et lisse les grandes oreilles au bord desquelles les tiques se sont accrochées comme des perles.

Mais quoi ? Quelle est cette traîtrise ? Solidement coincée entre deux genoux, la chienne cherche vainement à se dérober. Aucune défense possible. Aucune ressource ; pas même celle de donner, de biais, un coup de croc. Son bienfaiteur, pour commencer, vient de nouer autour de son cou une sorte de muselière. Puis il l’entraîne. Son pas lourd, mais qui sait se poser sur les touffes molles, les tapis d’aiguilles, s’enfonce dans l’intérieur du bois, s’étouffe vite, s’éteint, tandis que le remplace peu à peu — deux minutes trop tard : pas de veine, Xantippe ! — ce pas clair, calme, net, qui vient du chemin de Noisière et qu’accompagne un léger nasillement ! Ohé ! la paludière, lala, lalalala…

*

Un hasard, du reste. Besson ne sort guère la nuit. Il est de ces gardes qui pensent que les braconniers aiment leur lit autant qu’eux-mêmes, que leur plaque de cuivre et les initiales du patron peintes en blanc sur chaque barrière sont de suffisants porte-respect. Né au village, il ne redoute rien tant que de verbaliser : sa femme a des ennuis, ensuite, avec les femmes des délinquants, tous plus ou moins cousins. Dans ses tournées diurnes, il s’arrange toujours pour faire beaucoup de bruit et, si un acharné ose tirer un lapin trop près de lui, il crie très fort : « Attends un peu que je t’attrape ! » et se met à courir quand l’autre a sauté trois haies. Une fois, pour justifier son emploi, il a tout de même arrêté un poseur de collet : opération moins dangereuse car le gars n’avait pas de fusil et moins impopulaire car il s’agissait d’un ouvrier segréen, donc d’un étranger. Mais M. Heaume n’a pas donné suite, M. Heaume non plus ne veut pas d’histoires : s’il est maire de Saint-Leup, il est aussi candidat au Conseil général. Au surplus, Mme Heaume, membre de la S.P.A., lui interdit de chasser, et il y consent volontiers, la vénerie, passion héréditaire de la noblesse, n’étant pas plus que celle-ci ancrée dans son sang. M. Heaume a un garde-chasse, comme il a des chambres superflues, de l’argenterie inutile. Question d’apparat. Du reste, Besson a ses avantages : il sert aussi de chauffeur, il bricole un peu partout et sait perdre aux boules, jeu préféré de M. Heaume. Enfin il connaît le pays à fond : c’est un cadastre ambulant et un excellent agent électoral.

*

Un hasard !… Un hasard que le garde ait été pris dans l’après-midi d’une si belle rage de dents et soit allé fouiller dans la pharmacie pour s’administrer deux comprimés, puis deux autres une demi-heure plus tard ! Un hasard qu’il se soit trompé de tube et ait avalé, au lieu d’aspirine, quatre comprimés de corydrane ! La rage de dents a disparu, Besson est devenu frais et dispos, si frais et si dispos qu’il lui a été totalement impossible de dormir et que, de guerre lasse, à minuit passé, il s’est décidé à en profiter pour faire une tournée. Le samedi et le dimanche, il se manie beaucoup de fil de laiton, et la nuit du dimanche au lundi est souvent fatale aux lapins. Besson a un coup d’œil étonnant pour repérer la moindre coulée et il ne dédaigne pas de relever les collets. C’est sa manière de garder et, dans un sens, elle limite les dégâts en décourageant les braconniers qui se disent : « Inutile de colleter chez de la Haye : Besson passe avant nous. »

Comme d’habitude, le garde a traversé le parc et se dirige tout droit sur la sapinière, le fusil — un vieux Damas — retenu sur l’épaule droite par une bretelle de fortune, faite d’une tresse de ficelle de faucheuse-lieuse. Le vent s’engouffre dans sa blouse à poche qui se gonfle dans son dos comme un ballon. Il marche sur un demi-cent de bons clous qui rabotent la terre et, pour le mieux signaler encore à l’attention d’éventuels clients, sa culotte-à-choux, de grosse toile, jetée par-dessus ses houseaux, imite le bruit de la râpe à betterave. Mais qu’importe ? Besson ne cherche personne. À la hauteur de la Genestière, il quitte le chemin, fait un crochet, se baisse trois fois devant trois coulées, invisibles dans l’ombre pour tout autre que lui. Quand il regagne le chemin, sa blouse à poche a changé d’aspect, lui fait sur les reins une sorte de bourrelet, analogue à celui que fait, par devant, le corsage des matrones. Son pas est devenu plus vif et en moins de dix minutes le mène jusqu’au bois. Il l’a déjà entraîné de plus de trois cents mètres à l’intérieur de la sapinière, sur cette baie qui la traverse de part en part, quand il s’arrête pile : un hurlement suraigu vient de jaillir, tout près, et une flèche lumineuse traverse la nuit.

*

Besson reste un instant perplexe. Un chien qui chasse, même muselé, aboie plus franchement, ne hurle pas ainsi. Une lanterne de braconnier se déplace lentement avec des tremblotements, des éclipses caractéristiques. Quant à l’association du chien et de la lanterne, elle semble incompréhensible. Un soupçon traverse l’esprit du garde qui bondit en avant. Le hurlement continue, s’éloigne, revient, suivi (ou précédé ?) de cette étrange lueur, de ce gros feu follet, qui apparaît, disparaît, fait de brusques écarts, décrit des cercles fous… Besson décroche son fusil, arme, épaule. Il était temps : une bête lancée à toute allure et qui traîne un objet enflammé passe par le travers, à vingt-cinq mètres. Besson appuie sur la gâchette — sur la seconde : celle du canon gauche, chargé d’un bon 4 destiné aux lièvres, — et le coup de feu, le même pourtant qui en plein jour serait passé presque inaperçu, fend la nuit comme un coup de foudre, secoue l’écho avec une telle violence que, de proche en proche, il se répercute au moins une demi-douzaine de fois. Puis la nuit et le silence se referment. La bête ne hurle plus, ne gémit même pas. Elle a culbuté au pied d’un « replant ». entraînant cette flamme qui a tournoyé trois fois comme une pièce d’artifice et qui continue à fuser près du cadavre, l’éclairant assez pour permettre de voir qu’il s’agit bien d’un chien. Besson s’approche, tremblant, se défilant derrière les troncs. La chose va-t-elle éclater : le hurlement, la lueur ont surgi comme il arrivait. Le coupable a été surpris ; il doit l’observer, tapi dans quelque buisson, armé sans doute et attendant l’occasion de lui faire subir le sort du chien. Besson se jette à plat ventre, rampe vers sa victime… et soudain se relève. Des branches craquent, une ombre s’enfuit, là-bas, sur la droite, sautant de tronc en tronc, elle aussi. Besson croit distinguer un melon, une pèlerine… Les jambes coupées, sans viser, il lâche son coup droit, qui s’en va distribuer aux feuilles mortes une grêlée de petit plomb. Son flegme ordinaire l’a tout à fait quitté. Plus question de fredonner. Il recharge fiévreusement, arrachant de sa cartouchière n’importe quelles cartouches, aussitôt percutées, au hasard, pour faire du bruit, pour montrer que lui, Besson, le garde, a la force et qu’on peut avoir peur de sa peur. L’ombre a disparu depuis longtemps qu’il tire encore, fusillant les baliveaux avec du 4, avec des chevrotines, avec du 8… Il s’arrêtera quand il aura brûlé sa dernière cartouche. Alors seulement, rassuré, il s’approche du chien et comprend : à la queue est attaché une lampe à souder de petit modèle, qui crache toujours sa flamme sèche, régulière, presque bleue. Par bonheur, le chien affolé n’a divagué que dans cette partie du sous-bois bien connue des gamins et couverte de myrtilles. Il n’a pas atteint, il n’a pas eu le temps d’atteindre cette région pleine d’aiguilles, de pommes de pin, de broussailles bien sèches qui auraient flambé comme de l’étoupe. Le coup est manqué. Mais l’idée subsiste et surtout le danger. Une nouvelle vague de frayeur fait grelotter le menton de Besson, qui éteint la lampe en revissant la molette, charge à son tour le chien sur son épaule et s’enfuit, à toutes jambes, vers le château.

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