À quatre heures et demie, Papa sortit de la maison et apparut dans la cour où, profitant d’un bon vent d’équinoxe, nous étions en train d’étendre des draps. Il avait fait peau neuve : pantalon rayé, veste grise, cravate grise, feutre gris posé sur son passe-montagne noir (ou plutôt sur un passe-montagne identique, car il en avait tout un jeu)… C’était son habituelle tenue de tournée. Mais la sacoche aux quittances manquait.
— Ça continue ! fit Maman.
— Oui, ça continue ! Lucien est déjà parti, cria Julienne qui, de l’autre côté du grillage, sur une lessive identique, disposait des épingles à linge de plastique multicolore.
Papa ne daigna pas entendre. Il se baissa, posa soigneusement une pince au bas de la jambe droite de son pantalon, puis au bas de la jambe gauche et, levant disgracieusement la cuisse, enfourcha son vélo. La lèvre et le front bas, ma mère le suivit des yeux jusqu’au tournant, visiblement écœurée par son allure de petit encaisseur empalé sur sa selle et maniant à bout de bras les poignées d’un guidon haut relevé. « Pas de danger qu’une auto me l’écrase, celui-là ! » marmonna-t-elle, tandis que son mari abordait le virage sur un sage coup de frein et un sage coup de sonnette. Je ne dis rien, mais, pour la punir, au lieu de rester à la maison et de l’aider, je sautai sur mon vélo, moi aussi, et rejoignis Papa.
Sous la présidence de la Panhard, une dizaine d’autos stationnaient devant la mairie, tandis qu’un piquet de gendarmes pilonnait les détritus laissés par les marchands de légumes et qui n’avaient pas été balayés (Ruaux, à qui ce soin incombait, se remboursant encore de sa nuit). Pour la même raison, les tables et les tréteaux mis à la disposition des fermières n’avaient pas été enlevés : elles subissaient l’assaut des gosses, qui jouaient au feu sous la conduite d’Hippolyte Gaudian, et le poids des curieux qui surveillaient les allées et venues, tirant de leurs cigarettes d’interminables bouffées et de leur cervelle d’interminables commentaires.
— Colu et, bien entendu, sa fille ! fit l’un d’eux.
La remarque n’était pas pour nous déplaire. Nos vélos, l’un dans l’autre emmêlés, furent confiés à un tilleul, et, me tenant par le gras du bras, Papa s’engouffra dans le colonnoir, espèce de hall couvert sur lequel était bâtie la mairie et qui servait de salle des ventes, de dancing, de théâtre, de forum, voire d’entrepôt, selon les nécessités du moment. Une assemblée confuse y tenait séance, enfumait les piliers. Émergeant d’un brouillard bleuâtre, un photographe se précipita, flanqué d’un griffonneur que Le Petit Courrier avait déjà envoyé à Saint-Leup lors de l’incendie de la ferme Daruelle.
— Monsieur Tête-de-Drap ?… Une minute, s’il vous plaît.
— Je m’appelle Colu, dit Papa sans s’arrêter.
Les éclairs de magnésium nous poursuivirent. Le journaliste essaya de manœuvrer, tourna autour d’un pilier, se retrouva devant nous, le Bic à fleur de carnet.
— Le grand héros de l’affaire me dira bien…
— Vous dire qui, vous dire quoi ? bougonna le héros. On a eu le feu, on n’a pas pu l’éteindre, on n’est pas trop fier… Voilà. Pour le reste, je n’en sais pas plus que vous.
Le journaliste allait insister, quand il aperçut quatre paires de vieilles moustaches craonnaises — drues, tombantes et couleur queue de vache — appartenant à quatre hommes largement culottés de velours. C’étaient les quatre sinistrés, ceux de la veille et ceux des trois derniers mois : Oudare, Binet, Daruelle et Petitpas. Ils venaient sans doute d’être entendus et descendaient l’escalier à la queue leu leu, rudes, muets, l’indignation aux pommettes, leurs fortes mains râpant la rampe de tous leurs cals. Le journaliste fit un bond vers son photographe en criant :
— Prends ça, petit père ! C’est trop beau.
Nous en profitâmes aussitôt pour filer. Je venais de reconnaître la salopette de Lucien Troche, posté à l’extérieur d’un cercle de gens graves réunis autour de M. Heaume. Suivi de mon père, je me glissai derrière son dos, silencieusement. Parrain m’aperçut, mais, engagé dans une discussion quasi officielle, ne put que cligner de l’œil. Dépassant tout le monde d’une bonne tête, il souriait large et paraissait prendre un vif plaisir à écouter les opinions, les gloses et les répliques qui fusaient de toute part, sans qu’on pût même savoir qui parlait.
— Le chien n’a pas aboyé. Donc, c’est un familier.
— Il a pu être empoisonné, puis brûlé. N’oubliez pas qu’on ne l’a pas retrouvé.
— Le seul indice, ce sont les empreintes.
— De quelles empreintes voulez-vous être sûr quand cent personnes sont passées après l’incendiaire ?
— Si… si… Dans le jardin de Binet, près de la vanne du vivier et sur le raccourci de L’Argilière, on trouve partout la même empreinte. Une botte de caoutchouc, pointure 43…
— Une botte de caoutchouc ! Tout le monde en porte.
— Du 43 ! La taille la plus fréquente…
— Oui, mais il y a le clou ! fit une voix péremptoire.
C’était celle de Ralingue, qui dans la discussion avait de l’autorité.
— Un clou très particulier, continuait-il. Un clou de tapissier, à tête étoilée, fiché dans l’angle gauche du talon. Un clou qui n’a l’air de rien, mais qui lie les deux affaires.
— Un peu faible, le lien ! me souffla Papa dans l’oreille.
Troche, qui avait entendu, branla sa tête rousse, pour approuver, puis m’écarta du coude.
— Ne te serre pas contre moi, Céline. Je suis plein d’huile.
— Si c’est pour nous débiter des sornettes de cet acabit-là qu’Amand nous a convoqués ce soir, moi, je m’en vais, reprit Papa, toujours à mi-voix.
— Tu as vu le juge ?
De l’index, Papa fit signe que non. Du menton, Troche lui indiqua la direction de l’escalier, et nous allions nous éclipser quand M. Heaume, dédaignant le capitaine, réclama l’avis du sergent :
— Ah ! monsieur Colu ! Ne partez pas, monsieur Colu. Je disais à l’instant que la première chose à faire était d’acheter une sirène et une motopompe plus puissante. Qu’en pensez-vous ?
Lucien s’effaça pour laisser passer Papa qui ôta son chapeau, par politesse, mais surtout pour se donner une contenance, car il ne savait jamais quoi faire de ses mains. Il n’ignorait pas au surplus que, déchapeauté, son crâne de drap en imposait, tyrannisait l’œil des gens, conférant à son propriétaire l’importance que prend toujours dans le décor un objet insolite.
— Messieurs ! dit-il, pour saluer tout le monde à la fois.
Il y avait là une bonne moitié du conseil. La moitié importante. Et, tout d’abord, les trois piliers de la sagesse à Saint-Leup, les trois membres du triumvirat directeur de la « Liste indépendante d’action municipale », tous bridgeurs de Mme de la Haye et rivaux secrets de son mari, qu’ils considéraient comme un aventurier, sans trop oser le dire dans une région où la moitié des châteaux sont aux mains d’une noblesse d’occasion, adoptée par une paysannerie qui admet fort bien que la fortune fournisse la tourelle, que la tourelle donne droit au titre et le titre à la considération. C’est pourquoi, tout près de M. Heaume, figuraient le bouc blanc du notaire, Me Besin, le nœud papillon du vétérinaire Rébèle et la barbe très noire du docteur Clobe : bloc apparemment uni et électoralement invincible puisqu’il monopolisait les quatre éléments indestructibles du prestige villageois dans l’ouest (qui, dans l’ordre d’importance et la cure mise à part, sont le château, l’étude, la médecine des bêtes, la médecine des gens). Auprès de ce quatuor, Ralingue, Caré et les autres « populaires » faisaient piètre figure, se rengorgeaient en vain.
— D’accord pour la sirène, dit lentement Papa. Quant à la pompe, si vous n’achetez pas aussi une rivière, je ne vois pas très bien à quoi elle pourrait servir. Ce sera une belle mécanique, peinte en rouge, pour défiler le 14 Juillet.
— Monsieur Colu a raison. La première chose à faire, c’est de construire un château d’eau.
Le bouc de Me Besin — grand argentier — s’agita. M. Heaume hocha la tête, indécis. Son œil vivant vira dans la direction de Marceau Calivelle, élu socialiste dont l’audience à ce titre était nulle, mais qui se trouvait malheureusement être aussi directeur de « l’autre école » (l’école, tout court, chez nous, c’est l’école libre), où il jouissait, du fait de sa voix pointue, du surnom de Perce-Oreille.
— Un château d’eau, bien sûr, fit-il, mais comment le payer ?
— M. Calivelle va profiter des circonstances, dit sévèrement le notaire, pour faire de la surenchère.
— Il ne s’agit pas de surenchère, maître, il s’agit de nécessité.
— Si la commune avait acheté la tour en temps utile, il n’y aurait pas de problème, murmura le docteur Clobe.
Le ton monta, la discussion devint désagréable et confuse. Papa, une fois de plus, en profita pour disparaître. On l’avait vu, cela suffisait. Les parlotes l’ennuyaient et, bien qu’il fût agent d’assurances, l’éloquence n’était pas son fort.
— Calivelle a raison, mais Besin n’a pas tort, dit-il en m’entraînant.
Ce qui n’était pas un jugement de Pilate, mais tenait compte de ces deux aspects que présentent beaucoup de problèmes pratiques et dont la politique ne voit jamais qu’un seul. À Saint-Leup, comme dans maints pays où l’eau affleure, elle était partout et elle n’était nulle part. Les gens n’éprouvaient pas le besoin de creuser des puits profonds, ni des mares importantes, puisque avec le minimum de capacité elles restaient toujours pleines. Innombrables, les ruisseaux drainaient mal une terre saturée, mais aucun ne parvenait sur le territoire communal à la dignité de rivière et n’offrait un débit intéressant. Aucune dénivellation, au surplus, pour assurer de la pression, sauf la Queue-du-Loup, trop éloignée, et la butte de la Haye, où Mme Heaume ne tolérerait pas qu’on installât un réservoir. Un château d’eau s’imposait. Et pourtant le notaire, adversaire acharné du projet, présentait des arguments valables : la perspective d’alimenter correctement la motopompe et d’offrir en même temps l’eau courante aux habitants du bourg, soit à peine le quart de la population, ne tenait pas contre l’obligation d’imposer des centimes additionnels au reste de la commune, composée de fermes que les canalisations n’atteindraient jamais. Problème insoluble. Évitant le reporter du Petit Courrier qui louchait encore de notre côté, nous montions l’escalier en compagnie de Lucien qui nous avait emboîté le pas. Comme nous allions arriver au palier, le juge déboucha de la salle des séances transformée en cabinet d’instruction. Long, mince, le nez impertinent, mais l’œil à terre, M. Giat-Chebé entraînait son greffier et le brigadier Lamorne. Tous trois semblaient de fort méchante humeur.
— Des pompiers, disait le juge, je n’entends que des pompiers ou des gendarmes ! Les uns ont vu du feu et jeté un peu d’eau dessus ; les autres ont vu des cendres et jeté un peu d’encre sur du papier réglementaire… Des rapports, des rapports… Pas un témoin ! Avec ça, brigadier, nous trouverons l’incendiaire ! Il peut dormir tranquille… Qu’est-ce encore ?
Papa, chapeau bas, lui barrait le passage.
— Le sergent Colu, fit le greffier. Vous savez, celui qui…
— Celui qui… celui qui… Ah ! oui.
Une certaine considération se peignit sur le visage du magistrat, dont le regard monta, d’une secousse, des pieds de « celui qui » jusqu’à son crâne de drap noir.
— Encore une fois mes compliments, monsieur, dit-il. Mais ce que vous m’avez dit ce matin, sur les lieux, me suffit. Vous pouvez disposer… Oh ! la jolie fillette !
Je le détestai pour ce « fillette » et m’aplatis contre le mur, lui laissant le côté de la rampe. Il descendit deux marches et soudain se ravisa :
— Un mot, tout de même.
Son nez, qui découpait l’air en tranches, s’immobilisa. Le bout d’un bel index rose vint se poser sur le gilet de Papa.
— Vous êtes agent d’assurances et, comme tel, obligé de faire toutes observations utiles à votre compagnie… Au cours des différents incendies ou seulement au cours de l’un d’entre eux, n’avez-vous vraiment rien noté qui vous ait paru insolite ?
— Mon Dieu… non ! répondit Papa d’une voix si traînante que le juge, intéressé, lui poussa l’index au creux de l’estomac.
— Cherchez bien.
— Non, je n’ai rien remarqué, répéta mon père… Rien, sauf une coïncidence qui ne signifie sans doute pas grand-chose.
— Mais dites donc ! glapit M. Giat-Chebé.
Impatient, il tapotait de la semelle l’arête de la troisième marche. Le dialogue du juge et de Papa, juste au sommet de l’escalier d’honneur, n’avait échappé à personne, si bien que dans la grande salle du rez-de-chaussée les conversations restaient suspendues, les bouches bées. De pilier en pilier, le journaliste s’était rapproché et commençait à crayonner. Un flash illumina le visage de Papa juste au moment où il se résignait à dire :
— Excusez-moi, monsieur le juge, j’ai seulement remarqué que tous les incendies avaient eu lieu le soir d’une noce.
Un ange passa. Le menton rentré dans le cou, les mains nouées, le juge expédiait de tous côtés ces petits coups d’œil de l’homme qui se consulte et se demande s’il ne risque pas le ridicule en prenant au sérieux un gros mystère enfantin. Il murmura :
— Hum ! On m’a dit aussi que toutes les fermes incendiées appartenaient au maire de ce pays. Vingt personnes sont venues me le répéter. Ce qui est inexact, d’ailleurs, car la ferme Daruelle n’appartient pas à M. Heaume.
L’assistance, elle, semblait beaucoup plus impressionnée. Certains, faisant de visibles efforts de mémoire, dépliaient les doigts, un à un, jusqu’à quatre. Puis, leur contrôle opéré, ils regardaient leurs voisins en haussant les sourcils, avec gravité, presque avec respect, tout prêts à franchir le pas qui sépare l’incompréhensible du fabuleux.
— Ça, alors, ça ! fit Ralingue, exprimant à peu de frais le sentiment de tous ceux qui ne prétendaient pas avoir de lumières.
— Curieux ! Vraiment curieux ! dit presque aussitôt le docteur Clobe, au nom des autres. Si vraiment il y a rapport quelconque entre ceci et cela, il faudra que je revoie la théorie des correspondances… Aurions-nous hérité, dans ce trou, d’un étonnant sadique ?
Il empoigna sa barbe et resta songeur, tandis que brusquement tout le monde se mettait à parler. Immobilisé sur la troisième marche, le juge prenait l’avis du brigadier. Nous n’attendîmes pas leur permission pour dégringoler l’escalier. Toujours flanqué de sa fille et de Lucien Troche, Papa franchit les grilles d’un bon pas et piqua droit sur les quatre fermiers qui, très entourés, discutaient sur la place. Il saisit Martial Oudare par la manche et lui souffla dans le nez :
— Attention ! N’oublie pas de me prévenir que tu as brûlé, par lettre recommandée, demain au plus tard. Toi aussi, Binet…
Puis il me lissa les cheveux : geste qu’il faisait toujours quand il allait me quitter.
— J’ai un client à voir avant de rentrer. Va aider ta mère.
Il sauta sur son vélo. En reprenant le mien, je m’aperçus que les deux pneus étaient crevés. Dans l’un d’eux, une aiguille était restée plantée. « Ça, c’est un coup d’Hippo ! dit Lucien en jetant la machine sur son dos. Tu n’as qu’à remonter à pied, je te la ramènerai ce soir. » Je l’accompagnai jusqu’au garage, où il me quitta pour se glisser sous une B-14 dont la tripe métallique était éparse sur le ciment huileux. Je rentrai seule, furieuse, et me retournai trois fois pour crier : « Salaud ! » à ce garnement d’Hippolyte qui me suivait de loin, s’esclaffant, soufflant entre ses pouces : « Houhouhou ! » selon la vieille méthode des bracos et des chouans dont le signe de ralliement était le cri de la chouette.