VIII

Il y avait le dîner en silence, réduit à une mécanique de fourchettes et que je redoutais plus que tout. Il y avait le dîner en fanfare, un peu moins pénible, car la dispute tient moins bien que le silence et connaît des rémissions, ne serait-ce que pour reprendre souffle, pour retrouver des arguments. Il y avait le dîner avec un convive invisible, Papa ignorant Maman, Maman ignorant Papa, et chacun d’eux ne daignant s’apercevoir que de ma présence. Il y avait enfin le dîner de trêve, le plus fréquent tout de même, au cours duquel, pour ménager mes nerfs — et les siens, — ma mère consentait à prononcer quelques phrases banales, quelques phrases de service, telles que : « Du pain, s’il te plaît… Tu reprends du veau ?… Passe-moi le sel », ou même : « Es-tu passé chez un tel ?… », embryon de conversation qui se développait parfois jusqu’à l’échange d’une dizaine de répliques et amenait une certaine détente, sans quoi les habitants de la maison Colu eussent depuis longtemps été mûrs pour l’asile de Sainte-Gemmes.

Ce dîner avait été pire que tout autre, avait rassemblé une mère gelée, émiettant nerveusement son pain, ne servant même pas sa fille, un père lointain, si distrait qu’il avait salé machinalement sa compote de pommes et l’avait avalé sans sourciller, une Céline au bord des larmes, assise sur une fesse, appuyée sur un coude et chipotant vaguement dans son assiette. Les serins eux-mêmes n’avaient pas eu le droit de troubler cette méditation générale : comme ils s’agitaient, Maman était allée étendre une serviette sur la cage pour les empêcher de chanter. Quant au chat, qui comme tous les chats avait des antennes, il ne s’était même pas senti tranquille sous le buffet : il rasait les murs en guettant le premier bâillement de porte.

Aussi, le dessert expédié, je n’éprouvai aucune envie de m’attarder à table ni même dans la salle commune. Ces noirs silences crevaient trop souvent comme des orages après le dîner, et j’aimais mieux mettre entre eux et moi l’épaisseur d’une cloison. Je m’étirai du bout des bras au bout des jambes, je me décrochai deux ou trois fois la mâchoire et je pus décemment annoncer :

— Fatiguée !… Je me couche.

— Et la vaisselle ? Ta mère aussi est fatiguée, dit Papa, pour la forme.

— Tu ne vois donc pas qu’elle ne tient plus debout, répliqua vivement cette bonne Mme Colu, qui m’eût contrainte à demeurer si Papa avait été (ou avait fait semblant d’être) d’avis contraire.

*

Bonsoir l’un, bonsoir l’autre, un baiser à chacun, au vol, près du menton (signe de presse : le baiser ou plutôt les baisers ordinaires, picoti, picota, explorent toute la région centrale de la joue). Puis, sur une pirouette, qui transforme en tutu ma jupe plissée et découvre deux maigres cuisses culottées de rose, je ne fais qu’un bond vers mon lit. Quelle meilleure retraite et quel meilleur poste d’observation ? L’armoire à glace est juste en face de la porte qui reste toujours grande ouverte jusqu’à ce que ma mère vienne me rejoindre. Comme, une fois l’électricité éteinte, je suis dans l’ombre et eux dans la lumière, rien ne m’échappe. Il vaudrait mieux, bien sûr, il vaudrait mieux fermer la porte ou au moins fermer les yeux. Mais comment pourrais-je me défendre et surtout les défendre l’un de l’autre, si je ne les surveille pas ? De plus en plus les rôles sont renversés, c’est l’enfant ici qui surveille ses parents. De si loin que je me souvienne, ils se sont toujours déchirés, mais ils y mettaient des formes. Depuis trois mois, ils ne respectent plus rien. Regardez-les ! Écoutez-les !

Contrairement à son habitude, Maman, qui met son point d’honneur à ne jamais laisser traîner une vaisselle d’un jour sur l’autre, ne saisit pas la lavette, se contente d’empiler les assiettes sur l’évier, et Papa, lui, s’empare du journal, se dirige vers le couloir, tournant délibérément le dos à sa femme. C’est elle qui doit l’interpeller :

— Ne mets pas le verrou. Je sors.

Réponse négligente :

— Ah ! tu sors…

— Eh bien ! oui, quoi, je sors ! hurle Maman, feignant de répondre à la protestation qu’elle a espérée. Je sors, et, si tu n’es pas content, Colu, c’est la même chose.

Ponctuant la phrase, une assiette (une assiette dépareillée, il est vrai) embrasse bruyamment le dallage. Geste impensable chez cette ménagère ! Papa, une seconde, en suspend son pas. Mais il refuse de se retourner et, contraignant la jambe fautive à reprendre sa marche, dit de sa voix la plus calme, la plus horripilante :

— Tu sors… Bon. Il n’y a vraiment pas de quoi casser une assiette.

Une seconde assiette — une assiette du service, cette fois — vole dans sa direction, rase le passe-montagne et, franchissant la porte en même temps que lui, va s’écraser sur quelque chose qui, d’après le bruit, doit être un sous-verre du couloir.

— Coup double ! fait la terrible voix calme.

La main de ma mère reste suspendue. Jusqu’ici, les scènes se faisaient surtout à sens unique. Voilà que « Colu » ose répondre ! Pis : voilà qu’il la nargue ! Un flot de sang lui monte aux pommettes. Scandée par le pas de son mari qui s’éloigne vers son bureau, la chanson, la chanson qu’elle devait chanter à titre de provocation, jaillit du couloir : Bonsoir, chérie, dormez, soyez sage…

— Oh ! fait-elle, dans un effort rauque qui vide d’un coup toutes ses bronches. Il écoute aux portes, maintenant !

Il ne lui vient pas à l’idée que de toute façon Julienne la braillait bien haut, sa rengaine, que toute la rue pouvait en profiter. Secouant ses cheveux, crispant les doigts, elle cherche la parade. Je connais ce rictus. Il proclame : « Que pourrais-je faire qui lui soit vraiment très pénible ? » Son regard tombe sur le plat ancien accroché au mur, le plat de la grand-mère Colu, le plat-charade auquel Papa tient beaucoup à cause de ce texte idiot dont, à huit ans, j’interprétais correctement les images, y compris les deux lettres russes :

Soue — Veau — Trempe — Hie — Rat d’eau — Râble, — Inhume — Aine,

2 — Puits — I — Taon — Queue — Mont — Cœur — Rade — Œufs — Pène !

2 — Mat — Soufre — Anse — Haie — Ié — Kehl — Queue — Pythie — É :

Geai — Trot — Dame — Ours, — Preux — Nez — An — Lame — Ouate — Ié.

Mon Dieu ! elle sait pourtant que M. Heaume a dit un jour en l’examinant : « Belle pièce ! Ma femme le pousserait bien jusqu’à cinq mille francs dans une vente aux enchères sous le colonnoir. » Elle sait aussi que j’y tiens plus encore que Papa. Je crie : « Non ! » Trop tard. Le plat est arraché, avec son fixateur triangulaire et son clou. Il saute au plafond, respecte l’ampoule, mais pulvérise la rondelle de porcelaine blanche tuyautée qui sert d’abat-jour et se brise lui-même sur le plâtre. Le tout redescend, pour s’émietter en menus, menus morceaux, sur le carreau de la cuisine.

— Sous votre empire adorable ! fait la voix lointaine de Papa.

Déplorable défi ! La vaisselle se met à voler dans tous les sens, le buffet de cuisine, la table, tout ce qui est dedans, tout ce qui est dessus, sont renversés dans un fracas de catastrophe. Piétinant parmi les débris, achevant à coups de talon la soupière qui miraculeusement n’avait qu’une anse cassée, Maman s’acharne, donne encore un coup de poing dans la glace. Ce sera son dernier exploit. Un morceau de verre lui est rentré dans la paume, le sang jaillit, elle pousse un ridicule petit : « Ouille ! », secoue la main et, soudain, abandonne tout, se jette dans le couloir, dans la cour. Le portillon métallique tinte : elle s’est réfugiée chez Julienne.

Silence. Long silence. Je n’ai pas bougé. Je regrette même mon cri. Car je n’ai rien vu, rien entendu. Ceux qui dorment n’ont pas à choisir. Officiellement, je dors. Et c’est pourquoi dans la salle — comme si le fracas de la vaisselle ne m’avait pas réveillée — évolue avec précaution une paire de charentaises. Qu’est-ce qui t’a pris, ce soir, mon petit père ? Je n’aime pas ces gestes mécaniques, ce calme pire que la pire colère.

Ah ! le portillon bat. Maman revient. Je t’en prie, ne dis rien. La table est relevée, le buffet en place, les tessons dans la poubelle. Avec des gestes lents, tu ranges les cuillers, les couteaux, les casseroles et autres objets incassables qui ont échappé au massacre. Bien. Mais fais mieux. Maman rentre. Ne la vois pas.

Hélas ! Papa se retourne, esquisse un insupportable sourire.

— Tu sors, chérie ? demande-t-il.

Et Maman devient toute blanche, arrache son manteau de la patère, se jette de nouveau dans la cour où le vent brasse la nuit et fait claquer les draps.

*

Une demi-heure de plus. Mon père vient d’achever de tout remettre en ordre. Il s’approche, il entre dans cette chambre où il ne pénètre jamais, il allume la veilleuse. Je dors. Dans ce grand lit — qui a été le sien, — je dors sur le dos, la bouche entr’ouverte, le nez en l’air, bras et jambes jetés un peu partout. Mon soutien-gorge noir pend à la poignée de la fenêtre, ma combinaison est jetée en travers d’une chaise. Il se penche. Je dors, vous dis-je, parmi mes cheveux et les paupières bloquées sur la joue, la chemise ouverte sur une gorge où s’accélère le faible palpitement des carotides. À l’angle d’un œil perle cette stupide petite goutte qui n’a pas séché.

— Tu ne dors pas, tu fais semblant, Céline, dit mon père à voix basse.

Ne bougeons pas. Soyons bien détendue. Que notre haleine continue, sans changer de rythme, à faire voleter une mèche égarée sur notre nez !

— Ta mère et moi, nous nous sommes un peu accrochés. Ce n’est rien. Dors, mon poulet.

Papa ramène la couverture sur mes épaules. Il éteint la veilleuse et s’en va sur la pointe des pieds, après avoir jeté un coup d’œil circulaire qui ne peut rien lui apprendre qu’il ne sache déjà. Cette pièce est entièrement purgée de lui, tout objet susceptible de rappeler une certaine époque a été rigoureusement banni : la chambre de sa femme est devenue une chambre de fille mère. « Dors, mon poulet ! » répète-t-il avec une bouleversante douceur, tandis que se ferme la porte et que s’efface dans la glace son visage ravagé.

*

Sur mes pieds, vite ! Sautons à la fenêtre. Il est sorti par derrière, et sa lampe tempête se balance dans la nuit. Après sa fille, ses abeilles : ce grand vent peut avoir bousculé un chapeau. Par la petite allée de ciment, il gagne le fond du jardin où, dans un clos séparé bien pourvu de plantes mellifères, reposent les douze ruches Colu, six modernes à cadres mobiles, six anciennes de paille tressée, très pointues, qui prennent dans l’ombre l’aspect de grandes cagoules. Il se penche sur elles comme il se penchait sur moi tout à l’heure : son oreille avertie les ausculte, apprécie la qualité du bourdonnement intérieur, de la vibration continue qu’émettent les abeilles au repos, serrées autour de leur reine ou vaquant aux besognes sucrées qu’exige le couvain. Il se relève. Tout va bien. Par acquit de conscience, le rond blanc de sa lampe s’attarde sur les trous de vol. Un papillon nocturne qui traîne sur une planchette et doit ressembler à un sphinx est saisi et, dans le doute, exécuté.

Disparaissons sous les couvertures : il rentre ! Mais c’est pour ressortir aussitôt de l’autre côté, le gravier de la courette crisse, le portillon bat. Je retombe sur mes pieds et me voici dans la salle, postée à la fenêtre. Le vent enfile la rue avec plus de violence que partout ailleurs, secoue les persiennes, traîne des papiers gras d’un caniveau à l’autre. La tremblante lumière du lointain lampadaire vient mourir par ici. Cette masse, oui, c’est Papa qui piétine dans l’ombre, sous les fenêtres des Troche, dont tous les volets sont fermés, à l’exception de ceux de la cuisine. L’ombre de Julienne, par intervalles, passe devant le rideau. Celle de Lucien aussi. Pas celle de Maman. La voix de Julienne traverse les vitres, étouffée, mais bien reconnaissable. Celle de Lucien aussi. Pas celle de Maman. À quoi bon insister ? Cette nuque est la nuque rousse de Lucien, cette autre, la nuque noire le Julienne. Il n’y a pas de tierce personne. Papa le voit bien, mais, juste au moment où il s’en va, Julienne se retourne et surprend ce profil inquiet, qui glisse derrière ses carreaux. « Qu’est-ce que c’est ? » crie-t-elle, effrayée. Puis elle le reconnaît et vient ouvrir.

— Tu n’as pas vu Eva ? demanda Papa, gêné.

— Ah ! vous, avec vos sérénades ! s’exclame Julienne. Non, elle n’est pas là. Pourquoi serait-elle là ? Et même si elle était là, tu as besoin de t’embusquer sous mes fenêtres ?

Lucien élève la voix :

— Elle est peut-être chez sa tante.

— Oh ! sa tante…, balbutie Papa.

Je n’entends plus rien. Il a glissé le long du mur, d’un pas mou, tandis que Julienne ramenait ses volets. Il descend la rue, s’immobilisant devant certaines maisons pour tendre l’oreille. Il tourne et je ne le vois plus. Mais je devine le programme : il va atteindre la place, l’inspecter, s’engager dans la grand’rue, qu’il remontera lentement jusqu’à l’endroit où elle devient route et s’enfonce dans la campagne. Alors il fera demi-tour et se rabattra sur le quartier bas, par les venelles. Il fera des stages sous chaque lampadaire, dansant d’un pied sur l’autre et se frottant nerveusement les mains. Et de temps en temps, trompé par quelque pas de femme talonnant le pavé, il se précipitera, il rentrera en coup de vent, pour voir, laissant le portillon secouer sa ferraille.

Pas de manteau à la patère, non, pas de manteau. Rallume un instant la veilleuse, Papa, constate que je dors et va ! Sors, tourne en rond, rentre, ressors. Le portillon ne fait que tinter. À minuit, quand la lumière s’éteindra dans les rues, il tintera pour la dernière fois.

Загрузка...